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Full text of "Le travail des femmes au XIXe siècle"

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LE 

TRAVAIL DES FEMMES 

AU XIX 1 SIÈCLE 


OUVRAGES DU MEME AUTEUR 


La Question ouvrière au xixe siècle. 1 vol. Bibliothèque-Charpentier. 
Paris, 1872. 


De l'État moral et intellectuel des populations ouvrières et de 
son influence sur le taux des salaires (ouvrage couronne Par 1 Aca¬ 
démie des sciences morales et politiques). 1 vol. in-18, I8b8. uaris. 
Guillaumin et Ce, libraires-éditeurs. 


Recherches économiques, historiques et statistiques sur les guerres 
contemporaines (1853-1866). Paris, 1869. 


De l’administration, locale en France et 
ronné par l’Académie des sciences morales 
laumin et Ce, libraires-éditeurs. 


EN ANGLETERRE (ouvrage CGU- 

et politiques). Paris. 1872. Guil- 


SOUS PRE SSE 


Des systèmes coloniaux des peuples modernes (ouvrage couronné par 
l’Académie des sciences morales et politiques). Guillaumin et C e . 


Paris. •— lmp. Yiéville et CAnouoNT, 6, rue des Poitevins. 



LE 

TRAVAIL DES FEMMES 

AU XIX e SIÈCLE 


PAUL LEROY-BEAULIEU 


OUVRAGE COURONNÉ 

PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES 


PARIS 

CHARPENTIER ET G 1 », LIRRAIRES-ÉDITEURS 

28, QUAI DU LOUVRE 


1873 










1.873 F/ US b 





LE 


TRAVAIL DES FEMMES 

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 


PREMIÈRE PARTIE 


DU SALAIRE ET DE L'INSTRUCTION DES FEMMES 
EMPLOYÉES DANS L’INDUSTRIE. 


CHAPITRE I 

Esquisse du travail des femmes avant le dix-neuvième siècle. — 
Des progrès de la mécanique dans toutes les industries féminines. 

Parmi les nombreuses questions que soulève notre 
régime industriel il n’en est pas de plus importante que 
celle du travail des femmes. Cette question touche, 
en effet, non-seulement aux intérêts individuels de 
l’ouvrière, mais encore aux intérêts généraux de la 
nation. La constitution de la famille, l’éducation des 
générations nouvelles, la conservation, l’amélioration 
ou la dégénérescence de la race, en d’autres termes 
l’état moral, l’état économique et même l’état phy¬ 
sique d’un peuple dépendent en grande partie de 
l’organisation du travail des femmes dans le pays. 

\ 




3 LE TRAVAIL DES FEMMES. 

Malheureusement les difficultés de la question é & aient 
son importance; et quoique, à première vue, pour 
un esprit porté aux théories absolues, cette matière 
puisse paraître simple et aisée, une intelligence judi¬ 
cieuse et réfléchie découvre dans la complication de la 
vie et de l’industrie moderne mille raisons qui en 
. rendent la solution extrêmement délicate. 

Avant d’étudier le travail des femmes, tel qu’il se 
présente de nos jours, nous voudrions en esquisser 
brièvement l’histoire. La lumière du passé est néces¬ 
saire à l’intelligence du présent. La connaissance 
exacte des rapports sociaux qui ne sont plus est in¬ 
dispensable au moraliste qui discute et juge les rela¬ 
tions existantes. Pour ne pas s’aventurer en aveugle 
dans le champ du possible, qui n’est souvent que le 
champ des chimères, il importe de s’être muni de 
tous les renseignements que peut apporter l’expé¬ 


rience. 

A l’homme et à la femme la nature a départi d’iné¬ 
gales forces et des charges inégales : mais, chose re¬ 
marquable, elle a fait porter la supériorité des charges 
précisément du côté où elle avait mis l’infériorité des 
forces. Elle a rendu l’homme vigoureux, capable de 
longs efforts et d’âpres entreprises : elle a fait la 
femme faible, soumise par les nécessités de sa consti¬ 
tution à de nombreuses et périodiques épreuves ; elle 
a fait peser sur cette créature chétive le fardeau de la 
gestation et de l'enfantement ; elle a confié à ses bras 
débiles le soin des jeunes générations. Ainsi il s’est 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 3 

trouvé que l’être le plus incapable de fournir à sa 
propre existence a été chargé, en outre, de sustenter 
celle d’autrui. De cette inégalité des forces et de cette 
inégale répartition des charges découle, au point de 
vue économique, la nécessité de la famille. La famille 
stable, permanente, indissoluble — et non pas l’union 
libre, le contrat passager — est une nécessité écono¬ 
mique, parce que la femme est un être faible que des 
rapports momentanés avec l’autre sexe écraseraient 
sous le poids de charges accablantes. Il semble que 
ces deux créatures, l’homme et la femme, soient in¬ 
complètes et imparfaites dans leur isolement : la fa¬ 
mille seule, c’est-à-dire l’union durable de la femme 
et de l’homme, est un tout et un corps équilibré. 
Dans ce tout harmonique, dans ce corps en équilibre, 
chaque membre a sa fonction qui lui est spéciale et 
qui est proportionnée à ses forces. Chaque membre 
doit être actif, mais d’une activité différente et iné¬ 
gale : chaque membre doit travailler à la prospérité du 
corps entier, mais par des voies diverses. L’obli¬ 
gation du travail est donc la même pour les deux 
membres de la famille, mais la nature et l’intensité 
du travail peuvent être différentes pour l’un et pour 
l’autre. L’homme est robuste, entreprenant : sa force 
physique, son activité intellectuelle le poussent aux 
rudes labeurs du dehors. La femme est sédentaire 
par faiblesse constitutive, elle l’est encore par attache¬ 
ment à ces jeunes êtres sortis de son sein et qui ré¬ 
clament ses soins. Ainsi de l’organisation physique 


4 le travail des femmes 

de l’homme et de la femme découle une sorte de di¬ 
vision naturelle du travail. Tels sont « priori les 
caractères de l’organisation familiale. Mais il s’en 
faut que dans la pratique des siècles l’on retrouve 
partout cette constitution de la famille et cette division 
du travail qui semble la seule normale et la seule 
régulière. A l’origine, et aujourd’hui encore chez les 
sauvages, le toit domestique existe à peine : la tribu 
est errante ; l’activité de la femme comme celle de 
l’homme se porte au dehors. L’homme poursuit le 
gibier et le frappe de ses flèches; la femme, accom¬ 
pagnant le hardi chasseur, rapporte la proie sur ses 
épaules : à cet âge du monde, la femme, l’être faible, 
est le portefaix, la bête de somme. Dans une civilisa¬ 
tion plus avancée, le toit domestique existe, mais il 
est étroit, délabré, il ne suffit pas à occuper la jour¬ 
née de la femme ; l’homme se trouve, de son côté, 
impuissant à sustenter la famille entière : la femme 
doit se livrer à un travail plus actif, à un effort plus 
long et plus soutenu. D’autre part, ce tout harmo¬ 
nique, ce corps en équilibre, la famille, est souvent 
rompu et disjoint par la destinée. Le membre le plus 
vigoureux est parfois enlevé par le sort ; le membre 
le plus faible, la femme, reste seule, réduite à ses 
propres ressources pour alimenter elle-même et les 
siens. Il lui faut alors quitter le foyer et remplacer 
l’homme dans les travaux du dehors. Ainsi cette or¬ 
ganisation familiale, cette naturelle division du tra¬ 
vail, que nous avons proclamée normale et régulière 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 5 

dans l’ordre des idées, comporte dans l’ordre des 
faits de nombreuses et frappantes exceptions. La 
nécessité détruit brutalement l’équilibre qui semblait 
être dans le plan de la nature. 

Nous ne remonterons pas jusqu’à l’antiquité pour 
y esquisser le travail des femmes : on le connaît sous 
ses traits poétiques. La femme, enfermée dans le 
gynécée grec, est livrée aux gracieux travaux des 
doigts. C’est Hélène qui brode avec ses servantes les 
combats des Grecs et des Troyens : c’est Omphale qui 
tient la quenouille, Pénélope qui passe ses longues 
journées sur un métier à tisser ; ou bien encore c’est la 
reine de Macédoine qui jouit au loin de la renommée 
d’une cuisinière habile. Sous de poétiques figures, 
l’on découvre parfois de rudes et grossiers labeurs : 
c’est Nausicaa, qui lave le linge du palais paternel sur 
le bord de la mer; ce sont les jeunes filles grecques, 
qui portent des fardeaux sur leur tête, d’où sont nées 
les canéphores et les cariatides : ce sont les femmes 
esclaves qui tournent péniblement la meule dans la 
demeure d’Ulysse ; ou bien encore, dans l’antiquité 
juive, c’est Rébecca, qui va chercher l’eau à la fontaine 
éloignée; c’est Ruth, qui supporte la chaleur du jour 
pour glaner quelques gerbes dans les champs de blé. 
Si l’on pouvait ôter tous ces masques poétiques, si, 
dans les littératures anciennes, la vie publique ne 
tenait pas le premier rang et ne voilait pas la vie 
privée, si les classes infimes de la nation et les gros¬ 
siers labeurs avaient eu leur place dans ces poèmes 


6 LE TRAVAIL DES FEMMES 

et dans ces histoires classiques, l’on découvrirait, 
nous n’en doutons pas, mille travaux pénibles et vils 
.exécutés par des mains de femmes. On verrait les 
femmes grecques occupées aux travaux des champs 
et du jardinage, comme cette bergère Chloé, quand 
elle fit la rencontre du berger Daphnis, ou comme 
cette paysanne, vendeuse d’herbes, dont la chronique 
athénienne nous vante l’oreille et l’accent; on les 
verrait, comme toutes les populations des côtes de 
la mer, associées aux rudes occupations des pê¬ 
cheurs; on les verrait enfin, dans la vie du dehors, 
employées à une multitude de travaux pour lesquels 
il est aisé de dire que leur sexe n’a pas été fait. La 
civilisation romaine n’a pas dû s’éloigner beaucoup 
sous ce rapport de la civilisation grecque. L’on con¬ 
naît la belle et fière sentence de ce romain austère 
vantant la femme des anciens jours : domum sedebat , 
lanam filabat. C’était à la femme aisée et riche que 
s’appliquait cette maxime. Cette fileuse de haut rang, 
on l’opposait comme contraste et comme modèle 
aux oisives et luxueuses matrones des jours de cor¬ 
ruption : mais, aux meilleurs temps de la république 
romaine, alors que l’esclavage n’avait pas encore 
couvert l’Italie de bandes serviles, que les latifundia 
n existaient pas, que la petite propriété remplissait le 
Latium, croit-on que ce fut seulement aux travaux de 
la fileuse qu’étaient employées les femmes latines? 
Croit-on qu’elles ne prenaient pas leur part aux la¬ 
beurs des champs, et que, en l’absence de leurs maris 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


guerroyant contre Yéies, elles ne mettaient pas la 
main à l’ouvrage du dehors? Si notre éducation clas¬ 
sique nous avait appris à connaître des anciens autre 
chose que leur forum et leurs camps, nous verrions 
assurément que leur organisation du travail différait 
beaucoup moins qu’on ne croit de la nôtre avant 
l’invention des machines, et que la femme prenait à 
la production une part infiniment plus active et moins 
sédentaire que nos préjugés ne l’admettent. 

Si, pour l’antiquité, nous en sommes réduits à 
n’émettre que des présomptions, nous avons pour le 
moyen âge des données plus nombreuses et plus pré^ 
cises. Et cependant, si l’on n’avait pour guides que 
les travaux des historiens, on connaîtrait détail par 
détail toutes les actions militaires, mais on ignore¬ 
rait l’organisation intime du travail chez nos ancêtres. 
Il n’est pas jusqu’aux savantes et minutieuses recher¬ 
ches de Monteil qui ne soient presque muettes sur le 
travail des femmes au moyen âge : mais d’autres do¬ 
cuments viennent suppléer à ces lacunes. Notre civi¬ 
lisation moderne a été, dès l’origine, beaucoup 
plus préoccupée des nécessités économiques que les 
civilisations de l’antiquité. Tout ce qui touche le tra¬ 
vail, même le plus grossier, a attiré l’attention du 
législateur, du poète, du chroniqueur. La chaumière 
et l’atelier sont transparents et n’ont plus de mystères 
à partir des derniers temps de l’empire romain. Aussi 
nous est-il facile d’esquisser l’histoire du travail des 
femmes pendant les longs siècles du moyen âge. 


8 LE TRAVAIL DES FEMMES 

Après l’invasion des barbares c’est un monde 
nouveau qui naît : sur certains points il se rapproche 
de l’antiquité grecque ou romaine; sous d’autres 
rapports il en diffère complètement. Le travail des 
femmes apparaît comme une industrie spécialement 
domestique à laquelle n’échappe aucune classe de la 
nation. L’empereur Charlemagne, raconte Éginard, 
enseigne à ses fils à monter à cheval, à chasser, à 
manier les armes; il fait apprendre à ses filles l’art 
de filer, de tisser et d’apprêter les étoffes de laine. Les 
filles de l’empereur Othon le Grand étaient célèbres 
pour leur habileté à tisser les étoffes et à confection¬ 
ner les vêtements.Le fameux poëme des Niebelungen 
nous offre des récits qui se pourraient insérer dans 
l’Iliade ou dans l’Odyssée. Quand Siegfried prend la 
résolution de partir pour Worms, il prie sa mère de 
lui préparer des vêtements de voyage, et celle-ci se 
met aussitôt au travail avec ses servantes. Crimhild, 
aidée de trente femmes habiles de sa cour, coupe de 
riches étoffes pour faire les vêtements de noce de 
Gunther 1 . Changez ces noms d’hommes ou de villes, 
et rien n’empêchera que ce récit ne puisse appartenir 
aux poèmes d’Homère. 

Les barbares avaient supprimé l’esclavage, mais ils 
avaient établi la servitude. Il y avait des serfs attachés 
à la glèbe, il y en avait d’autres attachés à la maison 
du seigneur : c’était ce que l’on appelait les manses 

1. Das Recht der Frauen auf Arbeit und die Organisation der 
Frauen Arbeit von d r Karl Richter. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


tributaires et les marnes seigneuriales. Dans les 
manses tributaires le serf et la serve étaient sous leurs 
toits et libres de leurs actions, sauf l’obligation 
d’une redevance. Cette redevance, qui consistait pour 
les serfs en travaux de culture ou en fournitures de 
produits agricoles, consistait pour les serves en lin 
filé, pièces de toile, nappes, tuniques, chemises et 
autres vêtements, qu’elles devaient remettre à, l’in¬ 
tendant du seigneur. A côté de cet atelier domestique, 
et comme contraste, il y avait l’atelier seigneurial. 
Les manses seigneuriales se composaient, non-seule¬ 
ment de champs et de fermes, mais d’ateliers d’hom¬ 
mes et de femmes. Les travaux délicats, comme la 
filature et le tissage du lin ou de la laine, le blan¬ 
chissage, la teinture des étoffes, la confection des 
vêtements étaient réservés aux femmes et aux enfants. 
Ces enfants et ces femmes étaient réunis dans un 
lieu appelé le gynécée. Dans le gynécée de l’abbaye 
de Niederalteich l’on comptait 22 personnes, femmes 
et enfants; le gynécée de Stephanswert renfermait 
24 serves uniquement occupées aux travaux que 
nous venons de décrire 1 . Ainsi, dès l’origine du 
moyen âge, les femmes étaient employées, tantôt 
dans l’atelier domestique, tantôt dans l’atelier agglo¬ 
méré. On trouvait à les réunir des avantages sérieux 
pour la surveillance, pour le bon emploi des matières 
premières et pour la rapide confection. Il existe des 

1. Voir Levasseur, Histoire des classes ouvrières avant 1789, 
tome I er , pages 114 et suivantes. 


10 le travail des femmes 

documents de l’époque, où ces avantages sont mis 
au jour et où l’on fait ressortir la supériorité du tra¬ 
vail aggloméré sur le travail dispersé. 

Non-seulement l’atelier commun existait bien avant 
le dixième siècle, mais il présentait beaucoup de 
points de ressemblance avec l’atelier de manufacture 
que nous avons sous les yeux. Dans les manses sei¬ 
gneuriales peu importantes, le gynécee était sous 
la direction de la femme du seigneur, qui prenait 
part aux occupations des serves, leur distribuait les 
tâches et surveillait le travail : mais dans les manses 
plus considérables et dans celles qui dépendaient 
des abbayes, c’était l’intendant [villicus) qui prési¬ 
dait aux travaux des femmes ; c’était lui qui four¬ 
nissait la laine, la garance, le vermillon, les peignes, 
les cardes, le savon et qui veillait à ce que l’ouvrage 
fût achevé en temps utile. Ce villicus était une sorte 
de contre-maître, et on lui adressait les mêmes re¬ 
proches que Ton fait à beaucoup de nos contre-maîtres 
actuels, celui d’abuser de leur autorité pour séduire 
les femmes qui se trouvaient sous leur direction. Le 
gynécée eut bientôt une détestable réputation mo¬ 
rale. Les femmes qui le composaient étaient accusées 
de n’avoir aucun respect pour elles-mêmes, aucun 
sentiment de pudeur, aucun attachement à la vertu. 
Les règlements et les lois se préoccupèrent de cette 
démoralisation des femmes serves occupées dans 
l’atelier commun; mais leurs prescriptions ne sem¬ 
blent pas avoir produit grand effet : dès le neuvième 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 11 

siècle, le nom de femme de gynécée {genitiaria) était 
devenu synonyme de courtisane. 

A la même époque le travail aggloméré prenait une 
autre forme, qu’il n’a pas encore perdue, en s’intro¬ 
duisant dans les couvents. Les hommes éminents et 
pratiques qui fondèrent les grands ordres de l’Occi¬ 
dent recommandèrent le travail manuel. Saint Benoît, 
saint Colomban, saint Isidore de Séville, saint Maur, 
prescrivirent aux moines les occupations des artisans. 
Dans les couvents de femmes non-seulement les reli¬ 
gieuses faisaient de leurs mains tout ce qui était néces¬ 
saire à leur subsistance et à leur vêtement, depuis le 
pain jusqu’à la chaussure et aux étoffes de laine, mais 
elles fabriquaient encore pour le dehors. La filature, la 
teinture de la laine prenaient une notable part de leur 
vie. Une règle antérieure au neuvième siècle ordonne 
aux sœurs de rester à l’ouvrage de la deuxième à la 
neuvième heure et permet à l’abbesse, dans certains 
cas, de faire durer le travail jusqu’au soir. La règle de 
Saint-Césaire d’Arles, donnée par la reine Radegonde 
au monastère de Poitiers et publiée par M. Augustin 
Thierry dans ses Récits des temps mérovingiens , con¬ 
tient de semblables prescriptions. Ainsi la question, 
si débattue de nos jours, de la concurrence faite par 
les couvents au travail libre existait dès les premiers 
siècles du monde moderne. 

Tel était l’état des choses pendant la première 
moitié du moyen âge, alors que la servitude était fré¬ 
quente et que le travail n’était pas enfermé dans les 


1: 2 LE TRAVAIL DES FEMMES 

cadres immuables des corporations. Il importe de 
voir ce que le nouveau régime de réglementation du 
travail fit de la main-d’œuvre des femmes. C’est une 
opinion répandue et trop légèrement acceptée que 
l’institution des corps de métiers porta un coup mortel 
au travail des femmes et les exclut de l’industrie. Un 
écrivain allemand, qui a traité cette question avec 
érudition, a voulu établir cette proposition erronée : 
« Comme la corporation ( die zünft ) n’admettait que 
la main-d’œuvre masculine, le travail des femmes, 
dit ce publiciste étranger, fut exclu de l’industrie 
proprement dite. Il ne put se maintenir que dans 
l’agriculture et dans les occupations ayant pour but 
l’entretien du foyer domestique. La situation indus¬ 
trielle des femmes fut anéantie par les corporations 1 . » 
C’est là une opinion beaucoup trop absolue et qui est 
contredite par les faits. Il suffit de parcourir les 
Registres des métiers et marchandises de Depping, 
pour voir que le régime des corporations faisait, 
une part notable au travail des femmes. On y trouve 
mentionnées les ouvrières de draps de soie, les fi- 
leresses de soie à grands fuseaux et à petits fuseaux, 
les tisserandes de couvrechefs , les brouderesses, les 
crespinières, les barqueresses, les cérenceresses (pei- 
gneuses de laine), les chapelier es de soie , les fese* 
resscs de chapiaux d’orfrois, les lacières, les j oigne- 
resses (cardeuses de laine) et bien d’autres profes- 

[. D l Karl Richter, Das Redit der Frauen atif Arbeit, page 43. 




AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 13 

sions encore, où les femmes non-seulement étaient 
admises comme aides, mais pouvaient avoir la maî¬ 
trise. Bien plus encore, dans certains métiers, les 
femmes avaient accès aux dignités de la corporation. 
On sait que chaque corporation avait des chefs portant 
le nom tantôt de maîtres de métier, tantôt de prud'¬ 
hommes , tantôt d 'élus. Il y avait des professions où 
ces fonctions pouvaient être données à des femmes. 
Les artisans de tissus de soie, par exemple, avaient 
trois maîtres et trois maîtresses : les tisserandes de 
couvrechefs avaient trois preudefemmes'. 

Un illustre historien, dans d’ardentes invectives 
sur la condition actuelle des femmes, s’est écrié : 
« Vouvrière, mot impie, sordide, qu’aucune langue 
n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant 
cet âge de fer et qui balancerait à lui seul tous nos 
prétendus progrès. » Assurément, en écrivant ces 
lignes, M. Michelet suivait aveuglément l’impulsion 
irréfléchie de son cœur, plutôt qu’il ne consultait ses 
souvenirs d’érudit. L 'ouvrière, dirons-nous, mot glo¬ 
rieux, que tous les peuples connurent, dès qu’ils 
eurent supprimé l’esclavage et la servitude. Le mot 
d’ouvrière, en effet, revient souvent sous la plume 
des législateurs des corps de métiers : « Nulle mes-. 
resse ne ouvrière de cest mestier (tissus de soie), 
puis qu’elle aura fet son terme, ne se pueent ne se 
doivent alouer à persone nulle queleque ele soit, se 
ele n’est mestresse du mestier 1 . » Le mot aprentice 

1. Registres des métiers , XXXVIII, 88. 


2 


14 LE TRAVAIL DES FEMMES 

(apprentie) se rencontre encore plus souvent dans ce 
code de l’industrie au moyen âge. Il en est de même 
en Allemagne. On y trouve la même hiérarchie de 
maîtresse, d’ouvrière et d’apprentie dès les premiers 
temps du moyen âge 1 . 

Le travail de ces ouvrières se faisait, comme au¬ 
jourd’hui encore, tantôt à domicile, tantôt dans l’ate¬ 
lier du patron. Les mêmes désordres que l’on remar¬ 
que de nos jours existaient alors aussi. La corruption, 
dès ce temps-là, semble avoir été très-grande parmi 
les ouvrières des villes; elles avaient recours, comme 
il arrive sous nos yeux, à des moyens vicieux ou cri¬ 
minels pour augmenter leurs faibles salaires. Les ou¬ 
vrières en chambre, auxquelles les merciers confiaient 
de la soie à travailler, ne résistaient pas toujours à la 
tentation de s’en approprier une partie ; elles la ven¬ 
daient à des juifs et la remplaçaient par de la bourre 
filée. Il existe deux règlements du prévôt de Paris, 
en date de 1275 et de 1283, contre ces pratiques cou¬ 
pables. Ainsi, au treizième siècle, le 'piquage d’once 
était en vigueur à Paris et sur une grande échelle. Ce 
que 1 on appelle à proprement parler les mœurs ne 
valait guere mieux que la probité. Les dévideuses, 
spécialement, avaient une mauvaise réputation : « Les 
dévideuses, dit un bel esprit du onzième siècle, sont 

1. Das Alemannenrecht enthalt eine fôrmliche gesellenordnung 
ffir die Spinnerinnen und Weberinnen in dem Frauenhaüsern, und 
spricht von Obennagden , Mügden und anderen Arbeiterinnen, wie 
w heute von Altgesellen, Gesellen und Lehrlingen sprechen. 
(Richter, page 35.j 





AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 15 

celles qui dévident les fils ; elles vident de plus toute 
la substance de leurs corps par une débauche fré¬ 
quente et vident aussi parfois la bourse des écoliers 
parisiens h » Le respect de la famille ne semble pas 
non plus avoir été dans ce temps une vertu aussi gé¬ 
nérale qu’on le pense. On voyait fréquemment les 
filles de maître user du droit qu’elles avaient de s’éta¬ 
blir quand elles savaient le métier et quitter leurs pa¬ 
rents sous prétexte de prendre un apprenti, tandis 
qu’elles prenaient, en réalité, un amant avec lequel 
elles dépensaient leur argent. Le mal était si répandu 
que quelques corps de métiers, les corroyeurs, par 
exemple, cherchèrent à y mettre obstacle par leurs 
statuts 2 . Ce que l’on retrouve encore, même dans ce 
temps éloigné, ce sont les plaintes contre la concur¬ 
rence que les hommes faisaient aux femmes dans cer¬ 
tains métiers. Sous Édouard III on fit une loi, en An¬ 
gleterre, pour défendre aux hommes l’usage de la 
quenouille et du fuseau, afin que les femmes pussent 
avoir un moyen de vivre 3 . On le voit, la condition 
d ouvrière n’est donc pas nouvelle. A toutes les épo¬ 
ques de l’âge moderne on vit un nombre considéra - 


1. Levasseur, Histoire des classes ouvrières , I, 3 74. 

2. « Ce establirent II preudome anciènement par' ce que les 
garces lésoient leur pères et leur mères, et commençoient leur 
mestier et prendoient aprentis et ne fesoient se ribauderies non ; et 
quant eles avoient ribaudé et guillé ce poi que eles avoient enblé à 
leur pères et à leur mères, elles revenoient avec leur pères et leur 
mères, qui ne les poient faillir à moins d’avoir et à plus de péchie. » 
(Levasseur, tome I, page 375 ) 

3. Transactions of tbe national association forthe promotion of 
social science, 1863, 


lg le travail des femmes 

ble de femmes s’employer à d’autres travaux que les 
travaux domestiques, et beaucoup d’entre elles faire 
leur ouvrage au dehors dans les ateliers du patron. 
Tous le,s inconvénients que l’on constate de nos 
jours par suite de cette situation] étaient connus de 
nos ancêtres. Il est vrai que ce mal, dont les racines 
sont si éloignées dans la série des siècles, était à cette 
époque moins étendu, si ce n’est moins intense. Le 
nombre des ouvrières qui travaillaient au dehors se 
trouvait infiniment moins considérable qu’il ne l’est 
aujourd’hui. Les ateliers communs étaient beaucoup 
plus restreints et employaient un personnel plus ré¬ 
duit. Le foyer domestique retenait un plus grand 
nombre d’ouvrières des villes. Mais si l’on tient compte 
de l’indigence qui frappait alors cinq ou six fois plus 
de victimes que de nos jours, et qui comme aujour¬ 
d’hui s’appesantissait surtout sur les femmes, il n’est 
pas téméraire de dire que, atout considérer, la femme 
n’était alors ni plus heureuse, ni plus vertueuse, et que 
la famille, dans les basses classes, n’était guère 
mieux constituée qu’au dix-neuvième siècle. 

La population des villes était bien moins grande 
qu’elle ne Test à présent : mais dans la population des 
campagnes le sort des femmes, au point de vue ma¬ 
tériel, était Join d’être digne d’envie. Non-seulement 
elles se trouvaient associées à tous les travaux de la cul¬ 
ture, mais si Ton veut se rappeler que pour une même 
quantité de travail la terre rendait alors moins quelle 
ne rend de nos jours par suite des progrès de Tin- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


17 


dustrie agricole, et que, sur une même quantité de 
produite, le fisc, le seigneur, le pillage prélevaient 
une part supérieure à celle que perçoivent aujourd’hui 
les impôts et la rente du propriétaire, on concevra 
combien triste et vile était alors la condition des 
femmes de la campagne, obligées de se livrer, avec 
de grossiers instruments, à un incessant labeur pour 
une chétive et dérisoire rémunération. Cette dégrada¬ 
tion des ouvriers des campagnes, hommes et femmes, 
un moraliste ingénieux du dix-septième siècle, qui a 
su dans ce passage rencontrer l’éloquence, l’a décrite 
en termes que l’on ne peut oublier : « L’on voit cer¬ 
tains animaux farouches, des mâles et des femelles, 
répandus dans la campagne, dit La Bruyère, noirs, 
livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre 
qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté 
invincible; ils ont comme une voix articulée, et, 
quand ils se lèvent sur leurs deux pieds, ils montrent 
comme une face humaine : et, en effet, ils sont des 
hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où 
ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épar¬ 
gnent aux autres hommes la peine de semer, de la¬ 
bourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de 
ne, pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » Ce que 
pouvaient être dans'ces tanières la vie domestique, l’é¬ 
ducation des enfants, alors surtout que manquait l’é¬ 
cole, nous le laissons à deviner ; si ce genre de vie 
était conforme à la destination normale et aux devoirs 
naturels de la femme, nous n’entreprenons pas de le 


18 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


discuter. Ce qu’il nous suffit d’avoir établi, c’est que, 
dans tous les temps, les rudes nécessités de la vie ont 
empêché la femme de se consacrer tout entière aux 
gracieuses et nobles occupations du foyer domestique, 
et que, soit aux champs, soit à la ville, le besoin d’un 
morceau de pain l’a contrainte à un incessant labeur, 
et a forcé l’épouse et la mère à s’amoindrir et à dis¬ 
paraître quelquefois derrière l’ouvrière. 

L’histoire du travail des femmes dans les siècles 
plus rapprochés de nous serait l’histoire même de l’in¬ 
dustrie. On verrait que plus la civilisation se déve¬ 
loppe et se raffine, plus le bien-être s’étend, plus les 
femmes participent à la production ; et cette partici¬ 
pation, sans’ cesse plus grande et plus active, de la 
main-d œuvre féminine à l’industrie, est regardée par 
les femmes elles-mêmes comme un bienfait. Des dif¬ 
férentes branches de la production, ce sont les indus¬ 
tries textiles qui, chez tous les peuples et dans tous les 
temps, ont fait la plus large part aux femmes ; mais, 
à, 1 origine, ces industries sont réduites et ont peu 
d extension. A la chute de l’empire romain, une belle 
chemise de lin coûtait autant qu’un esclave*. En 830, 
trente belles chemises de lin valaient trois livres, alors 
qu’un cheval valait six sous, un bœuf deux sous et le 
modius (52 litres) de blé quatre deniers 2 : c’est dire 
qu on fabriquait bien peu d’étoffes de lin et que la fa¬ 
brication en était bien longue; c’est dire aussi que 

5: ut ses 9Uvrièr “' “i- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. .. 19 

l’industrie linière n’employait que bien peu de bras : 
jusqu’à une époque très-avancée de l’âge moderne, 
les plus grandes dames couchaient nues et sans linge. 
Ce sont les croisades d’abord, puis la renaissance, 
qui commencèrent à raffiner les mœurs, à multiplier 
les besoins, à éveiller le luxe et, avec le luxe, le soin 
de la personne, à élever en un mot, selon l’expression 
que la langue économique moderne a empruntée aux 
Anglais, le standard of life, l’étalon de la vie ou le 
niveau des habitudes. Alors l’on vit naître et se répan¬ 
dre une multitude d’industries secondaires jusque-là 
inconnues, qui firent une grande demande de main- 
d’œuvre féminine. L’on vit le travail se diviser à l’in¬ 
fini.'Les principales de ces industries modernes, qui 
donnèrent un si grand élan au travail des femmes, 
sont la dentelle, la broderie, la bonneterie, la fabrica¬ 
tion de ces étoffes légères, la batiste et la mousse¬ 
line, enfin les tissus de soie. De ces deux industries 
élégantes et aristocratiques, la broderie et la dentelle, 
la dentelle est celle qui prit le plus tôt un grand essor. 
Connue dès les temps anciens, florissante à Venise 
pendant le moyen âge, elle émigra au seizième siècle 
vers le Nord, se perfectionna en substituant le fuseau 
à l’aiguille et ne tarda pas à employer une main- 
d’œuvre considérable. Pour lutter avec le point de 
Venise on eut le point de France et le point de Flan¬ 
dre. Des édits somptuaires voulurent arrêter cette 
nouvelle et luxueuse marchandise. Après s’être efforcé 
de décourager cette fabrication délicate et toute fé- 



20 LE TRAVAIL DES FEMMES 

minine, on en vint à l’aider par de royales faveurs. 
Colbert donna un privilège à une madame Gilbert, 
d’Alençon, pour l’introduction en France du point de 
Venise; il mit à sa disposition le château de Lonray et 
150,000 livres pour frais de premier établissement: 
à cette tentative d’imitation est due cette fabrication 
originale, vivace et toute française qui s’appelle le 
point d’Alençon. Toute la Normandie prit part au tra¬ 
vail de la dentelle qui modifia selon les villes ses 
procédés et ses dessins. La Lorraine, les Vosges, les 
Flandres adoptèrent aussi ce précieux travail en le 
variant selon leur propre génie. Chose remarquable, 
c’est précisément dans les contrées où trône actuelle¬ 
ment la grande industrie que cette fabrication élé¬ 
gante prit racine et s’étendit. Elle exerça, dès 1 ori¬ 
gine, une influence considérable sur le sort des fem¬ 
mes ; elle éveilla même les scrupules de cette classe 
d’esprits absolus qui, séduits par un idéal trop élevé 
et peu pratique du rôle de la femme en ce monde, 
voudraient abolir non-seulement la fonction, mais 
jusqu’au nom d’ouvrière. Un arrêt du parlement de 
Toulouse, en 1640, sous prétexte que la dentelle enle¬ 
vait trop de femmes aux occupations domestiques, 
défendit le travail du carreau dans l’étendue de ce 
ressort. Les vrais intérêts de la femme, de l’industrie 
et de la civilisation eurent pour défenseur à cette 
époque un religieux, qui fut un saint. Le père Fran¬ 
çois Régis, dont le nom est encore bien connu par 
l’œuvre utile placée sous son patronage, non content 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 21 

de consoler les milliers d’ouvrières qui se voyaient 
privées de leur pain, plaida leur cause à Toulouse et 
]a gagna. La prospérité put revivre dans les monta¬ 
gnes duVelayet l’aisance revint aux chaumières par le 
travail méritoire et précieux des ouvrières en den¬ 
telle. Tels furent les commencements de cette indus¬ 
trie, qui occupait à la fin de la vieille monarchie, non 
^ pas seulement des milliers, mais plus de cent mille 
ouvrières. 

Legs de l’antiquité, la broderie s’était aussi conser¬ 
vée pendant le moyen âge, où elle ornait les nappes 
d’autel, les dalmatiques, les chasubles et les vête¬ 
ments des princes du sang. Au début du dix-septième 
siècle, ce ne sont-plus seulement les sanctuaires et 
les palais, ce sont les hôtels des riches personnages et 
les garde-robes des financiers qui sont ouverts aux 
produits de ce patient travail : mais c’est seulement 
vers le dix-huitième siècle que la fabrication s’étend, 
se raffine et devient une véritable industrie. Alors la 
broderie blanche, si ce n’est d’invention, du moins de 
propagation moderne, envahit à la fois tous les États 
de l’Europe. La Saxe, la Suisse, l’Écosse, les Vosges 
tirent de précieuses ressources de ce travail tout fé¬ 
minin. Le tambour à broder, que connaissaient la 
Chine et l’Inde, fait vers 1750 son apparition dans nos 
contrées. Les montagnes du Beaujolais et du Forez 
sont dotées du travail au crochet parles soins de trois 
sœurs industrieuses qui dérobent à la Suisse ses pro¬ 
cédés. Bientôt la broderie occupe des milliers de 


22 LE TRAVAIL DES FEMMES 

femmes et répand l’aisance dans autant de familles. 

Telles étaient les occupations des femmes sous 
l’ancien régime : les unes, asservies aux rudes labeurs 
des champs, comme La Bruyère nous les a décrites; 
d’autres, adonnées à ces industries luxueuses d’intro¬ 
duction nouvelle ; un grand nombre tirant un mince 
revenu delà quenouille et du rouet; aucune, sauf dans 
les classes les plus élevées, n’était oisive ou ne se livrait 
exclusivement aux soins du foyer et de la famille. On 
aurait fort étonné nos laborieuses mères si l’on eût 
voulu leur apprendre que de leur mari seul elles de¬ 
vaient attendre leur nourriture ou leur entretien, si 
l’on eût voulu leur représenter le nom d’ouvrière 
comme « un mot sordide et impie » (Michelet). Si 
elles avaient à se plaindre, ce n’était pas des labeurs 
auquel le besoin les contraignait, c’était de la trop 
grande rareté du travail industriel et des chômages 
auxquels leurs bras étaient trop souvent réduits. Quoi¬ 
que les occupations des femmes sous l’ancien régime 
aient été beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit 
d’ordinaire, elles l’étaient trop peu, cependant, pour 
les nécessités des femmes et ne se trouvaient propor¬ 
tionnées ni à leur nombre ni à leurs besoins. Aussi 
quand, en 1789, une révolution se préparait, qui al¬ 
lait rompre avec les règlements économiques comme 
avec les institutions politiques de l’ancien temps, 
avant même la réunion des états généraux, l’on voyait 
paraître la Pétition des femmes du tiers état au roi , 
dans laquelle elles réclamaient pour leur sexe le droit 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 23 

de travailler sans entrave et, dépassant la mesure, 
demandaient que tous les métiers qui consistent à 
coudre, filer, tricoter, leur fussent exclusivement ré¬ 
servés. Ainsi, devant le monde nouveau qui allait 
s’ouvrir, le premier cri des femmes était, non pas 
pour répudier, mais pour invoquer du travail, non 
pour décliner et repousser le nom d’ouvrière, mais 
pour le revendiquer et s’en faire un titre d’honneur. 

Nous nous sommes arrêtés trop longuement, peut- 
être, sur le travail des femmes avant le dix-neuvième 
siècle. Il nous semblait important d’exposer les ori¬ 
gines de la question et de prouver par les faits son 
ancienneté. Nous avions à cœur de démontrer que 
l’ouvrière a pris naissance le jour où l’esclave a dis¬ 
paru; que, dans aucun temps, dans aucun pays, les 
occupations du foyer n’ont absorbé l’existence de la 
femme du peuple ; que cette société idéale où l’homme 
pourrait suffire aux besoins de la famille et où la 
femme n’aurait qu’à vaquer aux soins de la maison et 
à l’éducation des enfants n’a nulle part existé dans 
le passé; que toutes les fois qu’une branche de travail 
rémunératrice a été ouverte aux femmes, elles s’y 
sont avidement précipitées, et qu’en l’absence de tra¬ 
vaux industriels efies se sont rejetées sur des labeurs 
plus rudes, plus grossiers et moins productifs, 

La fin du dernier siècle, qui inaugura une ère nou¬ 
velle dans le monde politique, produisit une révolu¬ 
tion non moins grande dans le monde industriel. La 
transformation de la production par les progrès des 


le travail des femmes 


U 

arts mécaniques accompagna la transformation de la 
société par le progrès des institutions. Il n’est pas 
sans intérêt pour l’étude que nous entreprenons d’ex¬ 
poser en quelques pages les développements de la fa¬ 
brication automatique et la constitution graduelle de 
la grande industrie. 

Le travail des femmes prenait, sous l’ancien ré¬ 
gime, une part active à la production des tissus. Les 
seules matières textiles qui fussent alors employées 
sur une grande échelle étaient le lin, la laine et la 
soie. La matière première qui joue le plus grand rôle 
dans la production moderne, le coton, ne servait qu’à 
des usages restreints et n’était fabriquée qu’en petite 
quantité. L’histoire de la fabrication du coton est l’his¬ 
toire même de la naissance et des progrès de la 
grande industrie. Des lettres patentes, que François I er 
délivra en 1324 aux passementiers de Rouen, par¬ 
lent du coton comme d’un lainage d’introduction ré¬ 
cente et qui entrait dans la confection des futaines 
frangées et velues 1 . Le coton, cependant, ne jouait à 
cette époque, et bien longtemps encore après, qu’un 
rôle fort médiocre dans l’industrie rouennaise qui 
se livrait de préférence au travail de la laine et du 
lin. Ce ne fut que dans les dernières années du dix- 
huitième siecle, sous l’impulsion des progrès de la 
mécanique que le coton prit une réelle importance. 
A Manchester, qui fut le berceau de l’industrie 
cotonnière, la fabrication de ce textile n’atteignait 

1. L. Reybaud, le Coton, page 245. 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


25 


pas, en 1760, plus de 5 millions de francs : mais, en 
1767, un charpentier de Blackburn, dans leLancas- 
hire, James Hargreaves, inventa la spinning jenny , 
mécanisme ingénieux qui filait huit fils. Les perfec¬ 
tionnements se succédèrent rapidement. En 1769, 
Arkwright, dont le nom est éternellement lié à l’his¬ 
toire de la grande industrie, imagina la mulljenny de 
vingt broches. Samuel Crompton et d’aulres vinrent 
ensuite, qui portèrent la machine à filer à cent, deux 
cents, puis mille broches. Dès lors naquit la manu¬ 
facture, dont on n’avait eu auparavant que de rares 
et imparfaits embryons. Ces mécanismes, que l’on 
faisait marcher par des manèges, furent bientôt aidés 
par la vapeur. Ces puissants engins nécessitèrent un 
puissant outillage et un personnel nombreux. Le tra¬ 
vail aggloméré commença à surgir, aux côtés et aux 
dépens du travail dispersé. La fileuse dut disparaître 
devant la mulljenny ; mais la femme, qui se voyait en¬ 
lever son modeste gagne-pain par ces ingénieux mé¬ 
canismes, trouva bientôt une compensation dans les 
emplois divers que lui fournit la manufacture. Les 
progrès ne s’arrêtèrent pas à l’invention du banc à 
broches ; on découvrit d’autres procédés aussi efficaces 
pour le battage, le cardage, l’étirage et le peignage. 
Un dernier pas fut fait par l’invention du métier au¬ 
tomate ou renvideur [selfacting) ; dès lors trois ou¬ 
vriers purent faire la besogne de plus de 500 fileu- 
ses à' la main. La production s’était tellement déve¬ 
loppée que, bien loin de diminuer, le nombre des 


26 LE TRAVAIL DES FEMMES 

ouvriers décupla en moins d’un demi-siècle, pour 
doubler encore quelques années ensuite. C étaient 
surtout des femmes et des enfants que la manufacture 
appelait dans son sein. La force matérielle de la va¬ 
peur et des machines n’avait besoin que d’intelligence 
pour la guider, et les femmes, dans beaucoup d opé¬ 
rations, étaient aussi aptes au travail que les hommes. 

Les progrès dans la filature furent suivis, à peu de 
distance, par des progrès analogues dans le tissage. 
Dès le dix-septième siècle, en 1678, un officier de la 
marine française, M. de Gennes, présentait à l’Acadé¬ 
mie des sciences une nouvelle machine 'pour faire de 
la toile sans laide d’aucun ouvrier. Trois quarts de 
siècle plus tard, l’illustre mécanicien Yaucanson 
imaginait, en 1745, un métier à tisser dont le modèle 
est conservé au Conservatoire et qui, destiné aux étoffes 
unies, pouvait cependant, avec quelques modifications 
légères, s’appliquer aux étoffes façonnées. Vingt ans 
après, en 1765, selon Baines, l’historien des manu¬ 
factures anglaises, on trouvait déjà à Manchester des 
métiers à tisser mécaniques. Mais ce fut seulement 
vers 1785 que le révérend Edmond Cartwright perfec¬ 
tionna le métier à tisser mécanique, au point de le 
rendre réellement indispensable à la grande indus¬ 
trie; il le fit marcher à raison de 100 à 150 coups 
par minute et obtint qu’il s’arrêtât d’une manière in¬ 
stantanée, au gré de l’ouvrier chargé de le conduire. 
Le tissage automatique était dès lors créé; d’autres 
perfectionnements le développèrent encore. Il devint 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 27 

une branche d’industrie presque complètement fémi¬ 
nine. Le blanchiment des tissus, l’impression sur 
étoffes furent aussi améliorés par des découvertes in¬ 
génieuses; et l’on vit la main-d’œuvre des femmes 
jouer aussi un rôle notable dans ces opérations se¬ 
condaires dont elles étaient auparavant éloignées. 

Ce ne fut pas seulement l’industrie du coton quuse 
trouva ainsi arrachée aux chaumières et transportée 
dans de vastes usines. A pas plus ou moins inégaux, 
toutes les industries textiles suivirent cet irrésistible 
mouvement : le lin d’abord, puis la laine, et enfin la 
soie. Les tisserands de soie de Spitalfieds durent, eux 
aussi, se soumettre aux métiers à la vapeur. Ainsi, en 
un demi-siècle, dans la Grande-Bretagne toutes les 
industries textiles se sont trouvées transformées. Le 
travail à la main y est devenu pour ainsi dire impos¬ 
sible. Ces vastes machines à vapeur ont fait le vide 
dans les chaumières, où se filaient et se tissaient mo¬ 
destement les étoffes, et ont aspiré dans le sein des 
manufactures toute cette population [de fileuses et de 
tisserands. Ce n’a pas été sans résistance que ce chan¬ 
gement s’est opéré ; on a vu de pauvres femmes per¬ 
sister à recourir à leur rouet ou à leur quenouille pour 
gagner un penny ou un demi penny par jour. L’An¬ 
gleterre a retenti des cris de détresse des handloom- 
weavers (tisserands à la main), et une enquête parle¬ 
mentaire mit au jour leurs souffrances. Mais l’industrie 
a passé par-dessus ces misères et ces rüines, conti¬ 
nuant à perfectionner ces mécanismes ingénieux et à 


3 g le travail des femmes 

Rendre de jour en jour plus inégale la lutte de la main 
de l’homme contre les métiers automatiques. Chaque 
perfectionnement a été un développement de la main- 
d’œuvre féminine. Cette production sur une grande 
échelle a amené l’établissement de vastes entrepôts 
ou magasins. Là aussi, il y a eu des tâches pour les 
femmes. Le finissage, le pliage des étoffes,, 1 empa¬ 
quetage en ont occupé des milliers. Il y a des ivare- 
houses où l’on trouve autant de femmes que dans les 
factories. 

D’après les documents officiels, communiqués en 
1861 au parlement, les industries textiles de la Grande- 
Bretagne et de l’Irlande occupaient, à cette époque, 
dans les manufactures, 775,334 ouvriers des deux 
sexes, dont 467,261 femmes et 308,273 hommes, 
soit un peu plus de trois femmes pour 2 hommes. 
D’après les mêmes documents, voici quelle aurait été, 
en dix ans, la progression du nombre des femmes 
employées dans les manufactures de l’Angleterre pro¬ 
prement dite et du pays de Galles. Les manufactures 
de coton, de lin, de soie, de laine, d’étoffes mélangées, 
de chanvre, de jute et de bonneterie, occupaient, eu 
1850, 18,865 filles au-dessous de treize ans et 
260,378 femmes et filles au-dessus de cet âge; eu 
1856, le nombre des ouvrières au-dessous de treize ans 
atteignait 25,068, et celui des ouvrières plus âgées 
montaità 305,700; en 1861, l’on comptait32,667 filles 
ayant moins de seize ans et 338,500 ouvrières ayant 
plus. Ainsi en dix ans le nombre des petites filles'occu- 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 29 

pées par les manufactures de tissus a presque doublé, 
s’élevant de 18,000 à 32,000; celui des ouvrières plus 
âgées a augmenté au moins d’un tiers. La proportion 
exacte de cette progression est de 80 p. 100 d’aug¬ 
mentation pour les jeunes filles de moins de treize ans 
et de 30 p. 100 pour les ouvrières plus âgées; cette 
progression, il a suffi de dix années pour l’opérer 1 . 

Le mouvement qui se fit avec tant de rapidité en 
Angleterre subit en France plus de lenteurs et de re¬ 
tards. La France était dans de mauvaises conditions au 
début du siècle pour se prêter à une transformation 
industrielle aussi radicale. Où Arkwright avait réussi, 
l’on vit échouer Richard Lenoir. Cependant, dès l’an IY 
de la République, l’on avait vu figurer à la première ex¬ 
position de l’industrie, ouverte au Champ de Mars, les 
produits d’une filature mécanique de coton, mue par 
un moteur hydraulique, établie à Lépine, près d’Ar- 
pajon, par M. de Laitre qui fut plus tard préfet d’Eure- 
et-Loir. Le rapport de l’Exposition de l’an IX con¬ 
state que, dans cette filature, qui produisait, dès cette 
époque, des cotons filés du n° 160, cent jeunes filles 


1. Nous renvoyons aux tableaux que contiennent les documents 
anglais, pour se rendre compte de la progression par indus¬ 
trie du nombre des femmes et des filles employées. L’on verra que, 
de 1850 à 1860, le nombre des filles au-dessous de treize ans 
a plus que triplé dans les manufactures de coton, qu’il a plus que 
doublé dans les manufactures de lin, qu’il est resté stationnaire dans 
les manufactures de soie, qu’il a légèrement diminué dans celles de 
laine. On verra que, pour les femmes au-dessus de treize ans, c’est 
encore dans les manufactures de coton que l’augmentation a été la 
plus grande, puis dans celles de soie ; qu’enfin la fabrication de la 
bonneterie dans les manufactures est de date récente. 


30 LE TRAVAIL DES FEMMES 

des hospices de Paris étaient élevées et formées au 
travail. C’est ce que l’on a appelé l’école de Lépine. 
La première grande filature, construite dans le Haut- 
Rhin, à Wesserling, date de 1803; l’année suivante 
l’on comptait dans le même département cinq fila¬ 
tures. C’est en 1812 que le premier moteur à vapeur 
pour la filature apparut à Mulhouse. C’est seulement 
en 1823 que fut ouvert en Alsace le premier tissage 
mécanique faisant marcher 240 métiers; ce n’est que 
dans les dernières années du gouvernement de juillet 
que le tissage mécanique prit racine et consistance à 
Sainte-Marie-aux-Mines. LaNormandie, qui avait de¬ 
vancé l’Est pour la création des ateliers communs, en 
établissant dès le dix-huitième siècle un tissage à 
Saint-Sever, fut plus lente et moins radicale dans la 
transformation de ses procédés. Elle conserva long¬ 
temps, elle conserve encore, à côté de la main-d’œuvre 
des manufactures, la main-d’œuvre à domicile. Mais 
la proportion de l’une à l’autre s’altère d’année en 
année, et 1 usine gagne autant que la chaumière perd. 
En quelques années, de 7,794 le nombre des métiers 
mécaniques de la Seine-Inférieure pour le tissage du 
coton s’est élevé à 9,188, à la date de 1861. Dans le 
Nord, à Saint-Quentin, Amiens, Lille, Roubaix, le tis¬ 
sage mécanique prend chaque jour de plus grandes 
proportions.Non-seulement les tissus communs, mais 
les façonnés commencent à y être travaillés dans les 
usines. Des calculs qui offrent toutes les garanties 
d exactitude prouvent que dans le tissage l’emploi des 


31 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

moteurs mécaniques assure de £0 à25 p. 100 de bé¬ 
néfice suri emploi direct desbras. C’est assez pour que 
le travail à la main succombe dans un délai difficile à 
préciser, mais qui ne saurait être fort long. L’emploi 
des cartons à la Jacquard avec les métiers mécaniques 
se perfectionne et s’étend. Ainsi les familles qui, par 
centaines de mille, vivent encore dans la Normandie, 
dans le Nord et dans l’Est, de la fabrication des tissus 
à domicile, seront inévitablement contraintes, pour la 
plupart, à se soumettre au travail aggloméré. Certaines 
opérations accessoires, qui fournissaient de la main- 
d’œuvre aux femmes, aux vieillards, aux enfants dans 
leurs chaumières, l’épluchage, par exemple, et le bo¬ 
binage, s’opèrent avec une si grande prestesse et à si 
peu de frais au moyen des machines, qu’elles ne four¬ 
nissent plus qu’un morceau de pain à ceux qui les 
veulent entreprendre à domicile. Telle est la marche 
irrésistible de l’industrie, qui se concentre pour pro¬ 
duire mieux et à meilleur compte. La distance déjà 
parcourue dans cette voie est bien inférieure à celle 
qui reste ■ encore à parcourir : mais il en est de 
ces transformations économiques comme de tous les 
grands changements individuels ou collectifs ; le pre¬ 
mier pas est plus lent que les mille pas qui suivent. 
Nous voudrions pouvoir préciser, comme pour l’An¬ 
gleterre, le nombre d’ouvrières employées en France 
pour cette grande industrie, dont la naissance est si 
près de nous ; mais les documents nous manquent. 
M. Louis Reybaud, dans son bel ouvrage sur le coton, 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


32 


cite, d’après des statistiques déjà anciennes,le nombre 
d’ouvriers occupés par les manufactures de la Seine- 
Inférieure. Ce nombre était de 40,134, dont 14,071 
femmes et 9,850 garçons outilles. Il n’est pas témé¬ 
raire de dire que ce nombre a dû notablement aug¬ 
menter. Quand on pense que l’Alsace avait, en 1862, 
1,250,000 broches de filature et 25,000 métiers mé¬ 
caniques 1 , que le Nord se mettait de plus en plus à la 
hauteur de l’Alsace et de la Normandie, on peut juger 
de l’extension qu’a prise partout la main-d’œuvre fé¬ 
minine. 

Ce n’est pas seulement l’industrie du coton, c’est 
celle de la laine et celle du lin, qui ont de plus en 
plus recours, en France comme en Angleterre, à la 
vapeur et aux machines. Pour la filature la partie est 
gagnée ; pour le tissage la lutte dure encore, mais avec 
un progrès constant du métier automatique. Les toiles 
cretonnes, que produit depuis des siècles la basse 
Normandie, se fabriquent actuellement, depuis le bat¬ 
tage du lin jusqu’au blanchiment, dans de vastes et 
puissantes usines de création récente, dont quelques- 
unes occupent un personnel permanent de plus de 
mille ouvriers, en majeure partie femmes. 11 en est de 
même des étoffes de laine de toutes les qualités, depuis 
les frocs les plus grossiers jusqu’aux nouveautés les 
plus fines. Tous les progrès, et ils sont nombreux, que 


V N ° U o r ne donnons P as ici les Chiffres présentés dans les rap- 
ports sur j Exposition de 1807, parce que ces chiffres ont été con- 

c.mtnpnfï U* ? briCa, ' tS dans la campagne qu’ils ont entreprise 
contre le traité de commerce. 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 33 

la fabrication de la laine a faits depuis vingt ans ont 
eu pour conséquences nécessaires le développement 
de la production manufacturière et l’affaiblissement 
de la production domestique. Tous les procédés se 
sont améliorés, depuis le traitement élémentaire des 
laines brutes jusqu’à la teinture. Le perfectionnement 
du dégraissage et du lavage, l'invention des nouvelles 
batteries et des égloutonneuses, ont singulièrement 
simplifié le triage des laines, qui se faisait pour la plus 
grande partie par des femmes à domicile. Les pei- 
gneuses mécaniques Heilmann et Hubneront tué le 
peignage à la main, qui employait à la fois des 
hommes, des femmes et des enfants, et se faisait princi¬ 
palement en chambre. Des dix mille peigneurs à la main 
que contenaient la ville de Reims et ses faubourgs 
il n’en reste plus un seul. La métamorphose s’accen¬ 
tue pour le tissage. A Reims, comme en Normandie, 
les métiers automatiques se multiplient. Ce sont sur¬ 
tout les femmes qui les conduisent, et l’on voit de très- 
jeunes filles surveiller deux métiers. Ainsi, dans foute 
la série des opérations industrielles qui concernent 
les matières textiles, la mécanique s’introduit et 
chasse le travail à la main. Si les femmes envahissent 
les manufactures, ce n’est pas seulement parce que la 
production à la vapeur exige moins de force que d’a¬ 
dresse et que, d’ailleurs, les femmes coûtent moins 
cher que les hommes : c’est surtout parce que les per¬ 
fectionnements mécaniques ont enlevé à la femme la 
possibilité de faire à domicile les opérations élémen- 


34 LE TRAVAIL DES FEMMES 

taires qui jusque-là avaient été son domaine exclusif. 
On ne peut plus vivre en épluchant le coton, en triant 
la laine, en bobinant au coin de son foyer. La machine 
a accaparé ces travaux faciles, ou, si elle ne les a pas 
complètement accaparés, elle les a avilis au point qu’il 
faut être bien destitué de toute ressource pour y con¬ 
sacrer encore ses bras et ses veilles. Les opérations du 
finissage n’ont pas entièrement disparu, bien que là 
encore la machine joue un rôle, mais il faut les faire 
sur les lieux, dans l’usine même ; quel moyen d’em¬ 
porter chez soi des pièces entières de drap ou de toile 
pour en rechercher et en effacer les défauts, pour en 
arracher les ordures, les fils peigneux restés dans l’é¬ 
toffe, pour en faire disparaître les saillies qui les dépa¬ 
rent? Les épinceteuses et les finisseuses doivent faire 
leur tâche dans l’atelier et non plus à domicile. 

Après la laine et le lin, la soie aussi, même en 
France, vient de se soumettre au régime manufactu¬ 
rier. Elle le fait avec hésitation et répugnance, mais 
on ne peut nier qu’elle ne le fasse. Il y a dix ans, 
M. Louis Reybaud, dans ses intéressantes études sur 
la fabrication de la soie, indiquait déjà la métamor¬ 
phose à ses débuts. Il montrait dans les pays voisins 
les tissages mécaniques de l’Angleterre et ceux d'El- 
berfeld en Prusse. En France, il nous faisait assister 
au premier essor des métiers mécaniques et des ma¬ 
nufactures de tissus de soie : à Avignon, dès 1834; 
quelque temps après dans la contrée de Lyon, Saint- 
Étienne et Tarare. Il nous décrivait ces vastes établis- 



AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 


35 


sements : Jujurieux, la Séauve, à la fois usines et 
pensionnats, où les jeunes filles tissaient la soie à la 
vapeur, fabriquaient le taffetas ou la peluche par des 
procédés automatiques et, en même temps, étaient 
soumises à un régime claustral, travaillant comme 
des ouvrières, logées et nourries comme des pension¬ 
naires, gagées comme des servantes, vivant d’ailleurs 
comme des religieuses. Depuis que le livre de M. Rey- 
baud a été écrit, ces sortes d’établissements se sont 
multipliés ; on ferait une longue liste de leurs noms. 
Un écrivain récent bien informé, qui a étudié cette 
matière en détail et avec un soin consciencieux, 
a pu affirmer, il y a trois ans, qu’environ 40,000 
jeunes filles grandissent dans les manufactures de soie 
du midi de la France, internes de ces établissements U 
Ainsi, les grandes industries textiles ont définitive¬ 
ment, et pour ne plus le quitter, adopté le régime 
manufacturier. Elles ont posé aux femmes cette alter¬ 
native de renoncer aux travaux qui faisaient vivre un 
grand nombre d'entre elles ou de s’acquitter de ces 
travaux dans l’atelier commun. Les femmes n’ont pas 
hésité : elles se sont précipitées dans la manufacture et 
leur nombre s’y accroît chaque.jour. En l’absence de 
toute statistique officielle, nous pouvons conjecturer 
qu’environ 400,000 ou 450,000 femmes sont em¬ 
ployées actuellement en France dans les manufac- 


1. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles. — Les 
internats industriels, par M. F. Monnier, maître des requêtes au 
conseil d’état, page 39. 


3 g le travail des femmes 

tares de coton, de laine, de lin et de soie. Si au¬ 
cun fait ne survient qui modifie puissamment le 
courant actuel, on peut prévoir que dans un temps 
rapproché ce nombre sera à peu près doublé par le 
développement de plus en plus grand du travail mé¬ 
canique. 

Ce serait se faire une idée inexacte du travail des 
femmes dans les manufactures que de croire qu’elles 
soient uniquement occupées dans les filatures ou les 
tissages. L’emploi de la main-d’œuvre féminine dans 
les ateliers industriels a pris de bien plus vastes propor¬ 
tions. La tendance de notre siècle est de concentrer 
toutes les opérations de la production dans des usines, 
qui permettent de mieux diviser le travail, d’y appliquer 
des mécanismes plus ingénieux et plus puissants, et 
de produire, à la fois, de plus grandes quantités, à 
meilleur marché et en moins de temps. Il n’est guère 
d’industrie domestique qui ne soit gravement com¬ 
promise par les progrès de la mécanique et de la va¬ 
peur. Il y a trente ans la grande industrie jouait déjà 
un rôle important dans la fabrication des étoffes, 
c’est-à-dire de la matière première des vêtements de 
l’homme ; mais on pouvait croire que son domaine 
s’arrêterait là ; aujourd’hui, la grande industrie pour¬ 
suit sa tâche beaucoup plus loin; elle ne se contente 
pas de filer, de tisser, d’apprêter les étoffes; elle les 
coupe, les coud, les confectionne, si bien qu’elles 
sortent de 1 usine toutes prêtes à servir aux besoins 
de la vie. Nous avons déjà signalé les progrès récents 



AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 37 

de la bonneterie en Angleterre. L’on a inventé à 
Nottingham des machines circulaires marchant à la 
vapeur et produisant le tricot par larges pièces, dans 
lesquelles on taille des morceaux pour les adapter à 
leur destination particulière. La bonneterie est ainsi 
passée sous le régime de la manufacture, et des mil¬ 
liers d'ouvriers y consacrent leur vie dans de vastes 
ateliers communs. Le même mouvement est com¬ 
mencé en France. Nos départements de l’Aube et du 
Calvados, dans lesquels la bonneterie est spécialement 
florissante, n’ont pas, il est vrai, installé cette fabri¬ 
cation sur le pied où on la voit à Nottingham : c’est 
encore, en grande partie, un travail de chaumière; 
mais déjà le métier mécanique a fait, sur quelques 
points, une apparition victorieuse. Dans le Calvados, 
qui occupe près de dix mille femmes et enfants a 
cette industrie, l’on a vu s’élever plusieurs usines 
mues par l’eau ou par la vapeur. Or, rien n’est conta¬ 
gieux comme le régime manufacturier. Jamais on ne 
l’a vu perdre du terrain : partout où il s’est établi, 
il a grandi au point de tout absorber. 

Nous avons vu la machine soumettre à son domaine 
jusqu’à ces opérations délicates et compliquées, qui 
semblaient réservées, pour l’éternité, à l’adroite main 
de la femme. C’est ainsi que les tulles et lesjimita- 
tions de dentelles ont constitué en Angleterre une 
importante fabrication manufacturière. Après beau¬ 
coup de tentatives et de tâtonnements, un simple ou¬ 
vrier anglais, Heathcoat, découvrit les engins et les 

4 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


procédés mécaniques pour faire le tulle Bobin, qui eut 
à partir de 1809, et surtout depuis 1823, une vogue 
si extraordinaire et compromit si gravement le tra¬ 
vail de la dentelle à la main : ainsi, l’on fabriqua à 
la vapeur, dans de vastes ateliers, ces tissus si légers 
qui réclamaient auparavant des soins si laborieux et 
si patients. La machine d’Heathcoat, subissant la loi 
de l’industrie, ne cessa de se perfectionner. Elle exi¬ 
geait 60 mouvements pour faire une maille, on réussit 
à faire la même maille avec 6 mouvements. Une 
bonne ouvrière ne fait, avec le fuseau, que 5 mailles 
à la minute : certains métiers circulaires font 30,000 
mailles dans le même temps. Cette fabrication de 
tulle sembla un njoment suspendre le travail de nos 
dentelières. Alençon qui, en 1788, comptait 9,000 ou¬ 
vrières et produisait pour 4 millions de francs de den¬ 
telles, n’avait plus que 200 ouvrières en 1840 et ne 
faisait plus que 30,000 francs d’affaires. Alençon s’est 
relevé depuis : l’extrême bon marché du tulle a rendu 
1 essor à la dentelle à la main ; mais les métiers et les 
procédés mécaniques ont fait de nouveaux progrès. 
On s’est efforcé d’appliquer au métier à tulle le jeu 
des cartons a la Jacquard et de couvrir le réseau uni 
de dessins variés : on a réussi dans cette tâche. Saint- 
Pierre-lès-Calais a développé l’œuvre de Nottingham. 
L’on est parvenu à imiter, avec une perfection rela¬ 
tive, les dentelles vulgaires. De grandes maisons de 
Paiis ont obtenu de la dentelle courante traitée mé¬ 
caniquement et qui ne diffère pas de la dentelle à la 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


main. A cette marche si rapide de la mécanique qui 
oserait fixer des bornes? Sans doute la dentelle riche, 
élégante, variée, appartiendra toujours aux doigts 
délicats et légers de l’ouvrière : mais les dentelles 
communes, les guipures surtout, tous ces articles 
qui emploient près de 100,000 femmes dans le centre 
de la France et en Belgique, qui peut dire que la ma¬ 
chine ne s’en emparerera pas? Il ne faut pas oublier 
que, dans notre temps, le luxe, si fastueux qu’il pa¬ 
raisse, vise beaucoup nqoins à l’art qu’à l’effet. Or, ce 
luxe bourgeois et banal, les machines sont parfaite¬ 
ment aptes à le satisfaire. 

Les plus récents et les plus importants progrès de 
la mécanique dans le domaine des industries fémi¬ 
nines, ce sont ceux qui s’appliquent à la couture. 
Nous consacrons- plus loin un chapitre spécial à la 
machine à coudre et à son influence probable sur le 
sort des femmes. Ici nous ne voulons qu’exposer 
brièvement la transformation déjà accomplie ; elle est 
considérable. La machine à coudre a été l’origine de 
la substitution, dans une assez large mesure, du tra¬ 
vail en atelier au travail à domicile pour la confection 
des vêtements, pour la passementerie, pour beau¬ 
coup d’autres industries encore. C’était peu de coudre 
à la mécanique : il fallut que la mécanique marchât 
à la vapeur. Il ne serait pas étonnant que la couture à 
la vapeur, dans de grands ateliers, dût faire son che¬ 
min comme le tissage mécanique. Les deux opéra¬ 
tions présentent de l’analogie et les perfectionnements 



40 LE TRAVAIL DES FEMMES 

obtenus dans l’une et dans l’autre sont du même 
ordre. Les transactions de la société anglaise pour 
l’avancement des sciences sociales nous apprennent 
qu’à Dublin il y avait, dès 1862, un assez grand 
nombre d’ateliers de couture mécanique, occupant 
de 200 à 300 femmes. A Paris, nous avons visité, 
il y a deux ans, la manufacture Godillot, où 1,200 
femmes environ sont occupées aux machines à coudre 
à la vapeur, soit qu’elles les dirigent, soit qu’elles 
préparent ou achèvent l’ouvrage. D’autres maisons 
parisiennes se servent aussi de la vapeur pour la 
couture. L’ouvroir Demidoff (rue aux Ours) a des 
machines marchant à l’électricité. Bien d’autres per¬ 
fectionnements mécaniques tendent à faire de la con¬ 
fection des vêtements une industrie manufacturière. 
Dans la maison Godillot, l’on voit une coupeuse 
métallique tailler automatiquement, en un clin d’œil, 
un énorme tas d’étoffes. La cordonnerie subit une 
révolution du même genre par l’invention des chaus¬ 
sures à vis. Il y a, à Dublin, 8 grands établissements 
de cordonnerie, qui emploient, dans les ateliers, près 
de 500 femmes, soit aux machines à vis, soit à la 
couture mécanique. Il en est de même de la sellerie, 
des équipements militaires, des fabriques de cas¬ 
quettes et de corsets. Il n’est pas jusqu’aux articles 
de Paris qui n’aient une tendance, par suite de l’ex¬ 
tension de la machine à coudre, à se soumettre au 
régime du travail à l’atelier. L’on a signalé, à Dijon, 
1 usine de M. Maître, qui occupe 200 hommes et 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 41 

100 femmes à fabriquer des albums photographiques, 
des portefeuilles, des porte-monnaie. 

Il ne faut pas croire que les industries textiles, les 
travaux légers de la niain soient les seules branches 
ouvertes à l’activité des femmes dans notre siècle. A 
la faveur des progrès mécaniques, les femmes ont 
envahi beaucoup d’autres industries. Une enquête 
anglaise de 1843 nous fournit de très-intéressants 
détails sur l’emploi des femmes dans les usines où 
l’on travaille le fer. Les femmes y sont occupées en 
très-grand nombre, parfois à des travaux qui de¬ 
mandent une certaine force. Dans les manufactures de 
vis et d’écrous les femmes sont en majorité. L’enquête 
cite une manufacture de vis qui occupait 300 fem¬ 
mes contre 60 hommes. Le rapporteur va jusqu’à af¬ 
firmer que les femmes figurent ordinairement dans 
ces usines pour 80 ou 90 pour 100 du personnel ou¬ 
vrier. Elles y entrent quelquefois à l’âge de treize ans, 
plus généralement à seize. Les manufactures de 
boutons métalliques ne font pas une moindre part 
aux femmes. A Wolverhampton les femmes et les 
filles sont très-employées dans les manufactures de 
clous. Un industriel, déposant dans l’enquête de 1843, 
disait que les femmes font les clous tout aussi bien 
. que les hommes et que quelques-unes sont merveil¬ 
leusement douées pour ce travail [some of them hâve 
a remarquable gift ihis way). A Warrington, dans la 
manufacture d’épingles, l’on trouve plus de jeunes 
filles que de jeunes hommes, soit 180 filles contre 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


141 garçons au-dessous de treize ans et 130 jeunes 
femmes contre 50 jeunes garçons de treize à dix- 
huit ans. En général, la fabrication des épingles dans 
l’ouest de l’Angleterre se fait principalement par des 
jeunes femmes de quatorze à dix-huit ans. Ces ren¬ 
seignements de l’enquête de 1843 sont confirmés par 
de récentes communications faites à l’Association pour 
l’avancement des sciences sociales. L’état des choses 
n’a pas changé : les ateliers de Birmingham occupent 
toujours la même proportion de femmes pour les ou¬ 
vrages métalliques. L’on nous représente les ouvrières 
du Staffordshire, adonnées à la fabrication des clous, 
noires de suie, musculeuses, charnues, repoussantes 
(extraordinary figures, black with soot , muscular , 
brawny , undelightful to the last degree). Dans beau¬ 
coup de poteries et de manufactures de porcelaine, 
dans les briqueteries, l’on compte parfois plus de 
femmes que d’hommes et l’on nous fait une saisis¬ 
sante peinture de leur aspect physique. Dans les pa¬ 
peteries, le nombre de femmes est souvent égal, 
quelquefois supérieur à celui des hommes. Il ne faut 
pas oublier non plus que les femmes étaient occupées 
naguère dans les travaux souterrains des mines, 
qu elles sont encore employées aux travaux de sur¬ 
face, qu en Belgique on les rencontre au fond des 
houillères, qu il en était de même en Silésie avant un 
récent arreté. En France, les femmes prêtent aussi 
leurs bras à beaucoup d’industries diverses, en dehors 
de celles sur lesquelles nous nous sommes spéciale- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 43 

ment arrêtés, et, parmi ces industries, il en est qui 
semblent peu faites pour elles, celle des produits 
chimiques, par exemple, où nous les trouverons en 
grand nombre. Il est curieux de remarquer que nos 
manufactures de tabac occupent des milliers de 
femmes pour la préparation des cigares et des ciga¬ 
rettes, tandis que, d’après l'enquête de 1843, les ma¬ 
nufactures de tabac, dans tous les districts, n’em¬ 
ployaient en Angleterre que des hommes. 

Nous avons esquissé à grands traits le champ de 
la main-d’œuvre féminine dans les manufactures. 
Yeut-on se rendre compte, par des chiffres, du 
nombre de vies de femmes employées à ces travaux 
d’ateliers? Nous ne pourrons, sans doute, être aussi 
catégoriques et précis que pour les seules industries 
textiles; cependant, nous avons sur ce point des ren¬ 
seignements qui, moins minutieux, il est vrai, sont 
encore dignes de foi. Un inspecteur des manufactures 
anglaises, M. Baker, a déterminé, pour la Grande- 
Bretagne et l’Irlande, le nombre d’ouvrières em¬ 
ployées dans les usines et dans les ateliers communs : 

Aux termes du recensement 
quinquennal de 1861, il y avait 
dans les manufactures de coton, 
bn, laine, mélanges, chanvre, 
jute, bonneterie. 467,261 femmes. 

En 1864, l’on comptait, dans 
les poteries et les établissements 
analogues. 20,000 » 




44 


le travail des' femmes 


Dans les industries soumises 
plus récemment au régime de 
l’acte sur les manufactures {fac- 


tor y act ). 130,000 femmes. 

Dans tous les autres ateliers. . 130,000 » 

C’est un total de. 747,261 femmes. 


Lord Brougham, dans un discours qu’il prononça 
à la session de 1862 de l’Association pour le dévelop¬ 
pement des sciences sociales, affirmait que « les trois 
quarts des femmes adultes non mariées, les deux tiers 
des veuves et un septième des femmes mariées sont 
Occupées, dans la Grande-Bretagne, à des travaux 
indépendants ou isolés (independent or insulated la¬ 
bours ), sans compter la multitude des épouses, des 
filles et des sœurs, qui participent soit au comptoir, 
soit dans les fermes, soit dans les ateliers domestiques, 
aux industries de la famille » [beside the multitude 
of wives, daughters and sisters who share in the 
works of their relatives ai the counter , in the 
dairy or by the needlé). De cette organisation du 
travail des femmes en Angleterre résultent des faits 
sociaux qui se traduisent par des chiffres et qui méri¬ 
tent d’être signalés. L’on sait que dans tous les pays 
d’Europe le nombre des femmes est très-légèrement 
supérieur au nombre des hommes, quoiqu’il naisse 
plus de garçons que de filles, la mortalité étant 
plus grande pour le sexe masculin : mais cette 
différence entre les deux sexes, quoique constante, 
est excessivement minime, puisque la France comp- 






AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 45 

tait, en 1866, une population masculine de 
19,014,079 individus contre une population fémi¬ 
nine de 19,052,983 Elle devient, au contraire, 
très-considérable dans certaines localités de la Grande- 
Bretagne. Il y a des villes, en Angleterre, où l’iné¬ 
galité dans le nombre d'habitants des deux sexes 
saute aux yeux. Les villes manufacturières où se fa¬ 
briquent la bonneterie et la dentelle comptent no¬ 
tablement plus de femmes que d’hommes. Au con¬ 
traire, les villes adonnées aux travaux métallurgiques 
ont une population masculine qui dépasse de beau¬ 
coup la population féminine. Nottingham, par exem¬ 
ple, qui compte 100,000 habitants, a 10,000 femmes 
de plus que d’hommes, soit 55,000 habitants du sexe 
féminin contre 43,000 du sexe masculin. La propor¬ 
tion est renversée à Dudley, où l’on travaille le fer et 
où les hommes dépassent de beaucoup les femmes. 
L’inégalité est moins grande à Birmingham qui se 
livre principalement à la fabrication des métaux, et 
cependant l’on y compte encore 105 hommes contre 
100 femmes 1 2 . Il y a des districts agricoles où l’on a 
pris l’habitude d’employer, en grandes masses, les 
femmes et les enfants aux travaux des champs, dans 
le système connu sous le nom d 'açjricultural gangs: 
la population féminine de ces districts l’emporte no¬ 
tablement sur la population masculine 3 . Telle est 

1. Annuaire de la statistique pour 1869, page 29. 

2. Transactions of the association for the promotion of social 
science, année 1868. 

3. Voir l’enquête sur l’organisation du travail agricole, connue 


46 LE TRAVAIL DES FEMMES 

l’une des importantes conséquences de cette organisa¬ 
tion du travail des femmes. 

Dans le petit royaume de Belgique le nombre des 
femmes travaillant aux usines et aux mines est aussi 
fort considérable. Le recensement de 1846 constatait 
qu’il y avait 7,066 femmes, filles adultes et enfants 
du sexe féminin occupées aux travaux des houillères, 
et 63,636 employées dans les manufactures, soit en 
tout 71,000 ouvrières de la grande industrie. Depuis 
lors ce nombre s’est considérablement accru par suite 
du développement de l’industrie et de l’emploi de 
plus en plus ordinaire des femmes dans les filatures. 
En 1868, d’après les renseignements communiqués 
au parlement belge, l’on comptait 13,524 femmes et 
filles occupées à l’exploitation des houillères, tant 
aux travaux de surface qu’aux travaux d’intérieur; 
c’est à peu près le double du nombre des femmes 
employées en 1846. Il n’est pas téméraire de dire 
que le nombre des femmes et des filles travaillant 
dans les manufactures a dû suivre la même progres¬ 
sion : et alors le nombre des ouvrières occupées, en 
Belgique, dans les manufactures et les mines serait 
porté à 140,000 environ. Encore n’avons-nous pas 
tenu compte des industries diverses qui se sont sou¬ 
mises depuis peu au*régime du travail aggloméré. 

Nous n’essayerons pas de faire de semblables calculs 
pour la France, où l’absence de toute enquête géné- 


' rifr* d ’ a r™ ltural 9angs ‘ Nous av °™ consacré à ce régime 
une étude dans la Revue des Deux Mondes du 1 er septembre 1869. 


Aü DIX-NEUVIEME SIECLE. 


47 


raie sur l’industrie manufacturière laisse trop de 
place aux conjectures, ni pour l’Allemagne où les ren¬ 
seignements précis font également défaut. Nous avons 
voulu nous rendre compte de l’état des choses aux 
États-Unis. Ne pouvant nous transporter nous-même 
dans cette contrée, nous avons prié un juriste distin¬ 
gué, qui y faisait un voyage pour recueillir des do¬ 
cuments législatifs et se mettre en rapport avec la 
Société américaine des sciences sociales, de vouloir 
bien prendre et nous transmettre quelques informa¬ 
tions au sujet du travail des femmes. Nous copions ici 
textuellement un passage de sa réponse qui ne 
manque pas d’intérêt : « J’ai parlé aux différentes 
personnes que j’ai vues du travail des femmes dans la 
classe ouvrière. Tout le monde m’a répondu que les 
femmes ne travaillent pas. Madame X.... (la femme 
d’un des principaux membres de la Société améri¬ 
caine pour le progrès des sciences sociales), à qui je 
me suis adressé aussi, a beaucoup ri quand je lui ai 
posé cette question. Elle m’a dit que, heureusement, 
jusqu’ici les femmes de l’Etat de New-York ne tra¬ 
vaillent que dans leur ménage; qu’il y en a bien 
quelques-unes qui, à New-York, sont employées 
comme ouvrières hors de chez elles, mais que c’est 
tout à fait exceptionnel et qu’on ne peut dire quelle 
est leur condition, parce qu’il n’y a pas de classe ou¬ 
vrière féminine ayant des habitudes régulières. Elle 
m’a dit que dans le Massachussets, il y a des manufac¬ 
tures où l’on emploie des femmes, mais que généra- 


48 LE travail des femmes 

lemenfc ce sont, des jeunes filles qui viennent amasser 
une dot. Elle a ajouté qu’elle ne connaît aucun ou¬ 
vrage ayant rapport à cette question, qui ne fait que 
naître dans deux ou trois États du nord-est et qui est 
inconnue dans les autres. » Cette réponse, émanant 
d’un homme aussi consciencieux que distingué, nous 
surprit légèrement et nous déconcerta. Le tableau 
nous paraissait trop riant pour être d’une parfaite 
vérité. Nous savions, du reste, à combien d’illusions 
sont sujettes les personnes, même les plus éminentes, 
quand il s’agit du sort et de la condition de ces vies 
obscures sur lesquelles rien n’attire les yeux. D’autres 
informations ont légitimé nos doutes. 

La question du travail des femmes existe en Amé¬ 
rique tout aussi bien qu’ailleurs. Ce n’est pas seule¬ 
ment dans la Nouvelle-Angleterre que les manufac¬ 
tures sont très-nombreuses, c’est aussi dans certains 
États du centre, comme l’Ohio et la Pensylvanie. 
Quant à l’État de New-York, s’il ne s’y trouve guère 
de filatures, il y a beaucoup de grands ateliers pour la 
confection, la fabrication des corsets, etc., qui y oc¬ 
cupent en dehors de leur domicile des milliers d’ou¬ 
vrières. Il existe aussi une littérature sur le travail des 
femmes en Amérique. En 1863 parut, à Boston, un 
livre intitulé : The employment of loornen , par Vir- 
giny Penny. Ce livre, comme tous ceux qui ont été 
publiés en Europe sur la même matière, est plein de lu¬ 
gubres peintures et de tristes révélations. Un ouvrage 
allemand plus récent, die Frauen A rbeit , parM. Daul, 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. <49 

nous donne aussi les plus grands details sur les occu¬ 
pations des femmes en Amérique. Enfin, dans son 
rapport de 1869, M. Welles, ministre des finances des 
États-Unis, constatait que l’emploi des femmes dans 
les manufactures avait notablement augmenté depuis 
quelques années. Nous verrons plus loin, d’après des 
statistiques dignes de foi, qu’il doit y avoir actuelle¬ 
ment plus de 100,000 femmes occupées aux États- 
Unis dans les manufactures de matières textiles. 

On voit combien est universelle la question qui nous 
occupe : partout elle s’est posée ; en Australie même, 
paraît-il, d’après des communications faites à l’Asso¬ 
ciation anglaise pour l’avancement des sciences so¬ 
ciales, cette question existe. Il est donc d’un grand 
et général intérêt d’étudier avec impartialité la situa¬ 
tion des femmes occupées par l’industrie et les moyens 
d’améliorer cette situation. 


5 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


50 

CHAPITRE II 


Des salaires des femmes employées par la grande industrie. 


Nous venons d’exposer d’une façon sommaire la 
transformation fyui s’accomplit depuis le commence¬ 
ment du siècle dans l’industrie et qui, incomplète en¬ 
core, continue à s’achever sous nos yeux : c’était une 
entrée en matière indispensable pour la connaissance 
du sujet que nous traitons dans cet ouvrage. Après 
avoir ainsi circonscrit à grands traits le domaine in¬ 
dustriel des femmes au dix-neuvième siècle, nous 
avons à étudier le sort que leur fait la nouvelle orga¬ 
nisation du travail. Quelle est, au point de vue matériel 
et intellectuel, la condition de l’ouvrière de nos jours? 
En quoi les changements opérés dans les moyens de 
fabrication ont-ils affecté la nature et la destinée des 
femmes laborieuses? Tels sont les graves problèmes 
que nous devons soumettre à une impartiale investi¬ 
gation. 

Le premier élément et le principal même de la des¬ 
tinée de l’ouvrière, c’est le salaire. C’est lui qui influe 
sur toute l’existence de la femme comme de l’homme 
du peuple, qui, lui mesurant lesmoyens de subsistance, 
lui mesure aussi l’indépendance,'les loisirs, les jouis¬ 
sances intellectuelles, et affecte sa nature morale 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


51 


presque autant que sa nature physique. La connais¬ 
sance précise du salaire des ouvrières à notre époque, 
c’est donc à la fois le point de départ et le point d’ap¬ 
pui de toute considération et de toute théorie sérieuses 
sur le rôle etle sort des femmes au dix-neuvième siècle : 
mais il n’est rien de si multiple, de si varié et de si 
complexe que les questions de salaire. Rien n’est si 
local et si relatif que la rétribution de la main-d’œuvre. 
Entreprendre de fixer, ne serait-ce que d’une manière 
approximative, les taux des salaires à une époque 
donnée, dans un pays de quelque étendue, c’est vou¬ 
loir saisir et graver un tableau, non-seulement d’une 
complication extrême et qui touche à la confusion, 
mais encore dont les nuances sont mouvantes, chan¬ 
geantes et qui, au second coup d’œil, n’est déjà plus 
ce qu’il était au premier regard. 

Dans notre temps, que dominent l’esprit scienti¬ 
fique et les préoccupations positives, l’on croit avoir 
tout dit quand, sur des informations généralement 
bornées, l’on a dressé une statistique et enfermé dans 
la rigueur de quelques chiffres des phénomènes élas¬ 
tiques et variables : l’on croit avoir recueilli tous les 
éléments nécessaires à la solution d’une question so¬ 
ciale, quand, par des combinaisons plus élémentaires 
qu’ingénieuses, on a obtenu des moyennes , c’est-à- 
dire des entités qui n’ont qu’une existence idéale et 
auxquelles rien ne répond dans la vie réelle. C’est 
une des grandes difficultés des sciences morales que 
cette complexité et surtout cette variabilité despbé- 


LE TRAVAIL LES FEMMES 


52 

nomènes sociaux. Tandis que dans le monde physique, 
c’est-à-dire dans la nature inerte et passive, toutestré- 
gulier, universel et permanent, il semble que dans le 
monde moral, c’est-à-dire dans la nature vivante, 
spontanée et jouissant du libre arbitre, tout soit indi¬ 
viduel et transitoire. Le salaire varie selon les lieux, 
les professions, les individus. Le temps et l’espace le 
modifient. Comment pouvoir saisir d’une main sûre 
des faits aussi dépourvus du caractère de généralité 
et de permanence ? 

Une autre' difficulté inhérente à ces questions, 
c’est que le salaire nominal fixé en argent, le seul 
qui figure dans les statistiques, n’est que le premier 
terme d’un rapport qui ne peut être bien compris que 
par la connaissance du second terme. Ce second terme, 
c’est le prix des subsistances qui le constitue principa¬ 
lement. Ce mot de subsistances, nous le prenons ici 
dans le sens le plus large, où il signifie tout ce qui 
est nécessaire, utile ou agréable à la vie matérielle de 
l’homme. Ainsi, pour connaître les salaires réels dans 
les différentes provinces, il faudrait avoir, non-seule¬ 
ment le prix de la main-d’œuvre fixé en argent, mais, 
à côté, le prix des denrées et des marchandises à l’u¬ 
sage des classes ouvrières. Or il ne fautpas oublier que 
les différences dans les prix des denrées, si amoindries 
qu’elles soient par le développement de la viabilité et 
1 abaissement des prix de transport, sont encore con¬ 
sidérables. Il y a en France des contrées où la vie 
est chère et d’autres où elle est à bon marché, et par- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 53 

fois il n’y a pas beaucoup de distance entre les unes 
et les autres. Quoique le prix du blé soit à peu près 
nivelé dans nos différentes provinces, le prix du pain 
ne laisse pas que de subir d’assez notables écarts. La 
viande, les légumes, le vin, le combustible, le loge¬ 
ment varient encore davantage suivant les localités. 

Ce ne sont pas seulement les prix des subsistan¬ 
ces, qui constituent le second terme de ce rapport, dont 
le taux nominal du salaire est le premier terme, ce 
sont encore les besoins, les habitudes, le niveau de la 
vie dans les différents milieux. L’aisance et l’indigence 
ne sont pas des quantités constantes : ce sont, au con¬ 
traire, des quantités excessivement variables. Tel 
homme ou telle femme passe pour indigent et est se¬ 
couru par la charité publique, qui à une autre époque 
ou dans un autre pays aurait été regardé comme aisé 
et recevrait peut-être des demandes de secours. Il y 
a des provinces de France où l’ouvrier mange de la 
viande deux fois par jour ; il en est d’autres où il n’en 
mange que les jours fériés, et se contente de pain le 
reste du temps; il en est enfin, dont le nombre dimi¬ 
nue, grâce au ciel, où la population vit principalement 
de galettes de sarrasin, de pommes de terre, de ch⬠
taignes et de substances analogues. N’est-il pas évi¬ 
dent que le salaire qui sera regardé comme considé¬ 
rable dans ces derniers pays sera jugé insuffisant dans 
les premiers? Ainsi la mesure de l'aisance est variable, 
comme la mesure de l’indigence. De même qu’un 
poids fixe de mercure ou d’alcool se dilate ou se res- 


54 LE TRAVAIL DES FEMMES 

serre sous l’influence de la température extérieure et, 
s’abaissant ou s’élevant, marque dans les diverses lo¬ 
calités et aux diverses époques différents degrés sur 
l’échelle thermométrique, ainsi une rétribution fixe 
semble susceptible de se dilater et de se rétrécir dans 
les différents milieux, de manière à marquer, en s’éle¬ 
vant ou en s’abaissant sous ces influences extérieures, 
différents degrés dans les divers pays sur l’échelle de 
la fortune et de la misère. 

Une organisation propre à notre temps complique 
encore les questions de salaire. Autrefois, le salaire 
était presque partout à la journée; aujourd’hui, 
presque partout il est aux pièces. C’est qu’autrefois 
l’ouvrier ne fournissait que ses bras et qu’il les em¬ 
ployait avec apathie. Aujourd’hui, c’est son intelli¬ 
gence, c’est sa volonté qu’il loue. La substitution du 
salaire à la tâche au salaire à la journée, c’est un 
hommage rendu à la nature humaine, c’est un témoi¬ 
gnage de l’importance de ce principe intérieur qui 
dirige les organes de l’homme et qui peut, en dou¬ 
blant ses efforts ou en les appliquant mieux, aug¬ 
menter dans une proportion considérable la quantité 
des produits : mais le système du travail aux pièces, 
si salutaire à 1 industrie, est pour les statisticiens une 
cause de grandes incertitudes ; il ôte au salaire toute 
espèce de fixité; dans une même industrie le gain 
de la journée diffère pour les divers ouvriers ; il est 
souvent pour l’un le double de ce qu’il est pour 
1 autre : les écarts deviennent énormes. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


55 


Telles sont les difficultés qui sont inhérentes à l’es- 
'sence même de la question des salaires; il en est 
d’autres plus contingentes et propres au pays dans 
lequel nous écrivons. La France n’offre que très-peu 
de documents précis et officiels sur la situation de 
l’industrie et des ouvriers quelle emploie. Il s’en faut 
qu’elle soit aussi riche que l’Angleterre en statistiques 
et en enquêtes. Les renseignements où peut puiser le 
publiciste sont dans notre pays incomplets et insuf¬ 
fisants. Il est obligé de recourir aux informations 
particulières, c’est-à-dire à des données morcelées, 
approximatives, qui manquent à la fois de généralité 
et de précision. Grâce à l’initiative de l’Academie des 
sciences morales et politiques, trois enquêtes succes¬ 
sives à différentes époques ont jeté du jour sur les 
questions de salaires ; mais, de ces trois enquêtes, la 
plus récente, celle de M. Louis Reybaud, a déjà près 
de dix ans de date. Il s’est fondé à Paris, il y a quelques 
années, une société ayant pour but d’étudier par la 
méthode de l’observation analytique la situation des 
classes laborieuses et de rassembler dans des mono¬ 
graphies d’une scrupuleuse exactitude l’ensemble des 
faits qui affectent Ja condition matérielle, intellec¬ 
tuelle et morale des ouvriers. Un grand nombre de ces 
monographies ont jeté une vive clarté sur quelques 
détails de la vie et du sort des travailleurs de certains 
métiers et de certaines localités : mais il faudrait que le 
nombre de ces opuscules fût multiplié à l’infini et que, 
au lieu de les compter par dizaines, on les comptât par 


56 


LE TRAVAIL LES FEMMES 


milliers pour être autorisé à fonder des raisonnements 
généraux sur des faits aussi individuels. Quelques 
chambres de commerce, au premier rang celle de 
Paris, ont pris l’initiative de recherches plus générales 
et plus approfondies. Il serait à désirer que cet exemple 
fût universellement suivi, de manière à composer un 
tableau d’ensemble de l’état des salaires en France. 

L’on voit combien l’évaluation du taux des salaires 
dans nos différentes industries et nos diflérentes pro¬ 
vinces est sujette à incertitude. Aussi, quoiqu’ayant 
consulté, croyons-nous, tous les documents que la 
science ou l’administration ont rassemblés sur cette 
intéressante question, nous ferons provision de ré¬ 
serve et de prudence et ne nous aventurerons qu’avec 
précaution sur ce terrain qu’il est difficile de sonder. 
Les chiffres, en pareille matière, contiennent toujours 
une part irréductible d’erreur. Nous allons d’abord 
porter notre attention sur les salaires des femmes em¬ 
ployées dans la grande industrie et, spécialement 
dans les industries textiles, la soie, le coton, la laine, 
le lin. 

M. Jules Simon rapporte qu’une de ces ouvrières 
lyonnaises, que l’on appelle canuses, disait, il y a 
quelques années, devant une commission d’enquête, 
que la soie est le domaine des femmes et qu’elles y 
trouvent du travail depuis la feuille du mûrier, sur 
laquelle on élève le ver, j usqu’à l’atelier où 1 ’on façonne 
la robe et le chapeau. Rien n’est plus juste que cette 
observation et elle l’est encore plus aujourd’hui qu’au 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 57 

jour où elle fut faite pour la première fois, et qu’à l’é¬ 
poque ou M. Jules Simon la recueillit. Depuis ce temps, 
en effet, la main-d’œuvre des femmes s’est montrée 
envahissante dans la préparation de la soie. L’inter¬ 
vention plus fréquente et plus perfectionnée des ma¬ 
chines dans diverses opérations de la fabrication a 
tendu à remplacer les bras des hommes par les bras 
des femmes, et même les bras des femmes par ceux 
de toutes jeunes filles. Il y a plusieurs opérations in¬ 
dustrielles dans le travail de la soie, qui n’emploient 
guère que des adolescentes depuis l’âge de dix ans 
jusqu’à celui de vingt, et où l’on ne rencontre qu’ex- 
ceptionnellement des femmes ayant passé vingt- 
cinq ans. 

Dans son bel ouvrage sur la condition des ouvrières 
en soie, M. Louis Reybaud déclare ne s’être occupé 
que du tissage; la production de la matière, c’est-à- 
dire l’élevage des vers, le dé vidage des cocons, le mou¬ 
linage et la filature appartenant plutôt à l’agriculture 
qu’à l’industrie proprement dite, et relevant des cam¬ 
pagnes plus que des villes. 11 ne faudrait pas prendre 
trop à la lettre cette distinction, qui avait autrefois 
plus de raison d’être qu’aujourd’hui. Plus nous mar¬ 
chons, plus ces diverses opérations se disposent sur 
un même plan et tendent à présenter une physionomie 
analogue. M. Louis Reybaud reconnaissait déjà, il y a 
dix ans, l’existence de ce mouvement et de cette ten¬ 
dance, quand il constatait pour les vers à soie « la 
transformation des éducations domestiques en cham- 


58 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


brées industrielles 1 . » Quelle que soit la production 
que l’on considère et à quelque échelon qu’on l’étudie, 
on est toujours sûr de voir à notre époque le travail 
manufacturier empiéter sur le travail domestique. 

La fabrication de la soie est une de celles qui se sont 
le plus modifiées depuis dix ans, spécialement parle 
développement qu’a pris le régime des manufac¬ 
tures internats , à l’image des établissements de Ju- 
jurieux, de la Séauve et de Tarare, sur lesquels 
MM. Reybaud et Jules Simon ont déjà attiré l’atten¬ 
tion. Ce système a reçu une extension inattendue. 
M. F. Monnier, maître des requêtes au conseil d’État, 
ancien secrétaire de la commission de l’Exposition 
universelle de 1867, nous donne dans un très-atta¬ 
chant travail les documents les plus précis sur la 
situation de ces établissements et des ouvrières qu’ils 
emploient 2 . Il paraîtrait que près de 40,000 jeunes 
filles sont occupées par nos départements du Midi 
dans cette nouvelle sorte de manufactures. Nous 
réservons pour une autre partie de cet ouvrage l’exa¬ 
men de ce système au point de vue économique, 
moral et social. Nous nous contentons ici de recueillir 
les chiffres relatifs aux salaires. 

D après M. Monnier les salaires des ouvrières en 
soie auraient éprouvé depuis dix ans une hausse con¬ 
sidérable, qu on ne pourrait pas évaluer à moins 

1. Reybaud, La Soie, page 8. 

2. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles , par 
F. Monnier, 1869. 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 59 

de 25 p. 0/0. A comparer, en effet, les chiffres donnés 
par MM. L. Reybaud et Jules Simon et ceux que nous 
fournit la brochure de M. Monnier, il est indubitable 
qu’une amélioration s’est effectuée dans la rétribution, 
jusqu’alors si chétive, des femmes employées dans le 
dé vidage et le moulinage. M. Jules Simon fixait de la 
manière suivante les salaires des ouvrières en soie : 
pour lesovalistes oumoulinières un maximum de 8 fr. 
par semaine, qui tombait parfois au-dessous de 5 fr., 
c’est-à-dire 80 centimes' par jour; pour les dévi- 
deuses 1 fr. 25 cent. ; le même salaire à peu près pour 
les ourdisseuses ; 2 fr. par jour, au moins, pour les 
metteuses en main; 1 fr. 75 pour les liseuses; 3 fr. 
pour les bonnes tordeuses; 4 fr. pour les remetteuses 
habiles 1 . Le même auteur déclarait que «les sup¬ 
putations les plus favorables ne permettent pas d’éva¬ 
luer la journée d’une tisseuse à plus de 1 fr. 50 2 . » 
Il ajoutait que plusieurs de ces corps d’état, spéciale¬ 
ment les liseuses, les tordeuses, les remetteuses, 
étaient sujets à de fréquents chômages et que ces der¬ 
nières n’ont de l’ouvrage, en général, que trois ou 
quatre jours par semaine. L’introduction de plus en 
plus active de la mécanique dans l’industrie de la soie 
a modifié, pour beaucoup d’ateliers, cette division du 
travail et cette répartition des tâches. M. Louis Reybaud 
fixait entre 80 et 150 fr. par an, suivant la nature du 
travail et les degrés de l’apprentissage, les gages an- 

1. L’ouvrière, pages 42 et 44. 

2. ld., page 40. 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


60 

nuels accordés aux ouvrières de Jujurieux, qui en 
outre étaient logées, nourries et entretenues par l’éta¬ 
blissement. Dans le moulinage internat de Tarare, les 
gages, d'après le même auteur, variaient de 40 à 
100 fr. A la Séauve la moyenne des gages était de 140 
à 150 fr.; ils pouvaient s’élever jusqu’à 220, outre 
la nourriture et l’entretien. Faisant des calculs 
plus détaillés sur l’un de ces internats, M. Reybaud 
estimait à 40 centimes par jour les frais de la nourri¬ 
ture que supportait l’établissement, à 10 centimes l’en¬ 
tretien et les frais généraux, à 16 centimes les gages, 
ce qui donnait un total de 66 centimes pour chacun 
des 365 jours de l’année, soit 230 fr. 90 centimes par 
an, c’est-à-dire un salaire quotidien de 75 ou 80 cen¬ 
times par journée de travail effectif. En dehors de 
ces internats, M. Reybaud fixait à 1 fr. 50 ou 2 fr. la 
rémunération de l’ouvrière employée à la manufacture 
de peluche de Tarare, qu’il ne faut pas confondre avec 
le moulinage de la même ville. 

Ces chiffres sont maintenant dépassés, mais d’une 
manière inégale pour les divers corps d’état. Ce sont 
surtout les ouvrières et les apprenties soumises au 
régime des internats et du travail mécanique qui ont 
le plus gagné en rémunération ; les autres, bien que 
leur salaire ne soit pas resté stationnaire, ont fait de 
moindres progrès. La grève des ouvrières ovalistes 
il V a trois ans nous a appris que le salaire de ces 
ouvrières était, depuis quelque temps, de 1 fr. 50 à 
1 fr, 60 par jour en moyenne, soit de 9 fr. à 9 fr. 60 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 61 

par semaine : c’est une amélioration sur l’état des 
choses que décrivait M. Jules Simon, puisque 
la rétribution de l’ovaliste était alors au maximum 
de 8 fr. par semaine et qu’elle s’abaissait parfois à 
80 cent, par jour. Ce n’est pas encore cependant un 
salaire bien élevé, et l’on conçoit que les ouvrières qui 
le reçoivent ne soient pas dans une condition fort heu¬ 
reuse, surtout habitant, pour la plupart, une grande 
ville comme Lyon où les loyers et la vie sont assez 
chers. Les ovalistes réclamaient 2 fr. par jour et une 
diminution des heures de travail; c’était peut-être 
beaucoup d’exigences à la fois. Les fabricants objec¬ 
taient la concurrence de l’Italie et de la Suisse ; ils fini¬ 
rent par consentir à une diminution de deux heures 
dans la journée de travail, mais non à une augmenta¬ 
tion de salaire : ces conditions ont été acceptées. Les 
patrons qui voudront désormais faire travailler comme 
autrefois devront payer des heures supplémentaires. 

L’établissement de la Séauve, étudié déjà par 
M.L. Reybaud, est le meilleur exemple de l’élévation 
des salaires depuis dix ans dans l’industrie mécanique 
delà soie. Quand M. Reybaud visita cet établissement, 
les ouvrières y étaient non-seulement logées, mais 
nourries et entretenues, et elles touchaient des gages 
annuels qui étaient, en moyenne, de 140 à ISO fr., 
et atteignaient très-exceptionnellement 2S0 fr. Par 
une réforme utile, que nous voudrions voir s’accom¬ 
plir dans tous ces internats, on a supprimé à la Séauve 
les gages annuels et l’on a mis les jeunes filles au 

6 


62 LE TRAVAIL DES FEMMES 

travail aux pièces. D’un autre côté, par une inspiration 
non moins heureuse, on s’est contenté de loger les 
ouvrières en leur laissant le soin de se nourrir et de 
s’entretenir à leurs frais. Dans ces conditions nou¬ 
velles les ouvrières gagnent, en moyenne, 15 à 18 fr. 
par semaine, sans compter le logement et le chauf¬ 
fage. Ce sont là de fort beaux salaires pour des jeunes 
filles généralement mineures ; il y a place à des éco¬ 
nomies notables; aussi a-t-on vu trois sœurs amasser 
entre elles, en trois ans, 4,767 fr. 85 centimes 1 . 
Dans la manufacture de rubans de velours fondée par 
M. Sarda aux Mazeaux, le travail est également à la 
tâche ; l’ouvrière reçoit, en moyenne, 12 fr. par se¬ 
maine pendant les six premiers mois et 14 fr., outre le 
logement, pendant les mois qui suivent : la journée de 
travail-n’est que de dix heures. Il est, sans doute, des 
établissements moins bien partagés; mais ils ont, eux 
aussi, éprouvé dans une mesure incontestable une 
hausse des salaires. Telle est la rubanerie de Bourg- 
Argentai, où les bonnes ouvrières gagnent des sa¬ 
laires de 2 fr. par jour et les débutantes 1 fr., avec 
possibilité d’être nourries et logées dans l’établisse¬ 
ment moyennant une retenue de 50 centimes par 
jour 2 . Le même progrès dans le taux des salaires 
semble s’être effectué en Allemagne. Dans la fabrique 
de soie à coudre de M. Metz, à Fribourg en Brisgau, 

1. Monnier, Les Internats industriels, page 48. 

2 ', En U uêle du groupe X. Recueil analytique de Mémoires, etc., 
sur I amélioration de la condition physique et morale de la popula¬ 
tion, page 122. 




AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 63 

l’ouvrière est logée, chauffée, nourrie moyennant une 
retenue de 9 kreutzers par jour sur un salaire qui, à 
l’entrée et sans, apprentissage, se trouve être de 
26 kreutzers pour de toutes jeunes filles ou plutôt des 
enfants et s’élève au bout de trois mois à 28 kr. (1 fr.), 
à 29 kr. au bout d’un an, continuant à augmenter 
d’un kreutzer par année 1 . Si l’on tient compte du 
bon marché des vivres dans le pays, de l’absence de 
tout apprentissage, de l’extrême jeunesse de ces 
ouvrières, ce sont aussi là des salaires élevés et qui 
laissent à l’épargne une assez forte marge, d’autant 
plus que cette rémunération quotidienne n’exclut pas 
des primes annuelles. 

Ainsi dans l’industrie de la soie les salaires des 
femmes ont notablement haussé depuis le temps où 
écrivaient MM. Reybaud et Jules Simon; l’on peut, 
sans crainte d’erreurj augmenter de lo à 25 p. 0/0 
les chiffres donnés par ces deux économistes. Le pro¬ 
grès a été surtout sensible pour les jeunes filles sou¬ 
mises au régime des internats industriels; pour ces 
dernières il esthors de doute que la vie purement ma¬ 
térielle est satisfaisante, et que presque toutes ont la 
faculté de faire quelques épargnes. 

Il est vrai de dire que l’élévation des salaires a été 
accompagnée par la hausse des subsistances; mais 
nous ne croyons pas que l’une et l’autre se corres¬ 
pondent exactement au point de se compenser et de 
se détruire. D’ailleurs il est une observation qu’il ne 

1. Monnier, page GO. 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


U 

faut pas perdre de vue : c’est qu'il est plus avan¬ 
tageux pour l’ouvrier de payer cher ses subsistances 
en ayant des salaires élevés que d’avoir des salaires 
médiocres avec une vie à bon marché. Dans le pre¬ 
mier cas, en effet, l’ouvrier, qui a le goût de l’éco¬ 
nomie et qui sait s’imposer des privations, arrive 
beaucoup plus facilement à se constituer une épargne 
et à améliorer sa position; le célibataire, jeune homme 
ou jeune fille, est alors bien plus à même de s'a¬ 
masser une dot, moyennant quelques légers et pas¬ 
sagers sacrifices sur son bien-être. 

Le coton joue dans le Nord le rôle qui appartient à 
la soie dans le Midi : il a même une importance plus 
grande encore par le nombre de bras qu’il occupe et 
la valeur des produits que l’on en tire. D’après les do¬ 
cuments officiels les plus récents, ceux de l’Exposition 
de 1867, les manufactures de coton occupent en France 
environ 600,000 personnes, dont 200,000 seulement 
travaillent à domicile. L’on peut conjecturer que, sur 
ce nombre, les femmes forment plus de la moitié : 
elles entrent pour les trois cinquièmes ou les deux 
tiers dans le tissage mécanique, pour un quart dans 
les indiennages, pour près de la moitié dans la fila¬ 
ture et le tissage à bras. Il est à présumer que la pro¬ 
portion des ouvrières continuera à s’accroître par les 
perfectionnements qui réduisent chaque jour les ou¬ 
vrages de force, et qui ont permis, dans ces dernières 
années, d’augmenter notablement le nombre des 
femmes occupées dans les filatures. 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 65 

Vers le milieu du règne de Louis-Philippe, M. Vil- 
lermé fixait, par les chiffres suivants, la rétribution 
moyenne des ouvrières occupées dans l’industrie du 
coton : pour les ouvrières des filatures, 0 fr. 75 à 
1 fr. 75 à Lille ; f fr. 20 à 1 fr. 50 à Rouen; un peu 
moins à Mulhouse, où les dévideuses, par exemple, 
n’obtenaient que 0 fr. 75 à 1 fr. 10; pour le tissage, 
les tisseuses de calicot ne gagnaient que 0 fr. 40 à 
0 fr. 60 à Lille; dans les indiennages, les rentreuses 
obtenaient à Lille jusqu’à 2 fr. M. Villermé émettait 
l’opinion que le salaire des femmes, dans l’industrie 
du coton, variait ordinairement de 12 à 20 sous, 
exceptionnellement de 20 à 40 sous. 

En 1861 et 1862 M. Louis Reybaud constatait une 
amélioration notable. A Saint-Quentin et à Lille, par 
exemple, les femmes des filatures gagnaient 1 fr. 25 
ou 1 fr. 50 ; dans le tissage, elles obtenaient aussi 
1 fr. 50 en moyenne. C'était encore 1 fr. 50 qui re¬ 
présentait la rétribution ordinaire des ouvrières de 
Mulhouse : et cependant, à examiner en détail le ta¬ 
bleau des salaires par branches d’industrie et catégo¬ 
ries de travail de la maison Dollfus-Mieg, à Dornach, 
l’on voit qu’une grande partie des ouvrières de cette 
importante maison gagnaient alors moins de 1 fr. 2ô. 
L’on trouve bien, en effet, dans ce tableau, des soi¬ 
gneuses de bancs à broches gagnant 1 fr. 55, des 
soigneuses de peigneuses gagnant 1 fr. 50, des our- 
disseuses à '1 fr. 60, des tisseuses à 1 fr. 65, quel¬ 
ques-unes même, en petit nombre, à 2 fr., des au- 


66 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


neuses à 1 fr. 55, des imprimeuses à la planche 
gagnant 1 fr. 75; mais c’étaient là les hauts salaires, 
et les ouvrières qui les obtenaient formaient l’aristo¬ 
cratie de la fabrique. Au-dessous de cette élite, l’on 
découvre des batteuses à 1 fr. 16, des soigneuses de 
Garderie à 1 fr. 16 et 1 fr. 20, et même, de 1 fr. 05 à 
1 fr. 10 ; des bobineuses à 0 fr. 60, des dévideuses à 
1 fr. 25, des canettières à 1 fr., des éplucheuses à 
1 fr. 25, des imprimeuses au rouleau à 1 fr. 05, des 
apprêteuses et des blanchisseuses à 1 fr., des plieuses 
à 1 fr. 06 1 ; encore n’avons-nous tenu compte que 
des femmes et des filles au-dessus de seize ans. L'on 
voit qu’un très-grand nombre de ces ouvrières avaient 
une rétribution de 1 fr. à 1 fr. 25, quelquefois même 
un peu moindre. Il en est toujours ainsi avec les 
moyennes : il faut en rabattre quand on descend au 
détail. La rétribution était encore inférieure dans les 
Yosges, où la vie, il est vrai, est à la fois plus simple 
et moins chère. Les salaires étaient plus élevés en 
Normandie, notamment dans le tissage automatique, 
où les ouvrières de la Seine-Inférieure gagnaient des 
journées qui s’élevaient à 2 fr. 50 et 2 fr. 75, et tom¬ 
baient rarement à 1 fr. 50 ou 1 fr. 25. Et cependant, 
1 on voyait encore, dans les fabriques d’indiennes 
et les filatures de la Seine-Inférieure, beaucoup de 
salaires de femmes adultes gagnantmoins de 1 fr. 50 
et même de 1 fr. 25. Si l’on eût voulu résumer le 

1. Voir Louis Reybaud, Le Colon , pièces justificatives; tableau 
des salaires dans la maison Dolfus-Mieg. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. - 67 

taux des salaires des femmes dans l’industrie du co¬ 
ton, à l’époque où M. Louis Reybaud fit son enquête, 
c’est-à-dire vers 1860, l’on eût pu dire qu’il variait 
ordinairement de 20 à 35 sous, et exceptionnellement 
de 35 à 55 sous : cette dernière rémunération n’était 
guère obtenue que dans le tissage mécanique. 

Nous sommes heureux de pouvoir affirmer qu’un 
progrès sensible s’est accompli et que l’on ne peut 
guère l’évaluer à moins de 15 ou 20 p. 100. D’après 
des renseignements dus à M. Dollfus, par exemple, le 
tissage mécanique, qui ne donnait à l’ouvrière que 
1 fr. 65, en général, vers 1860, donne aujourd’hui 
de 2 fr. à 2 fr. 25 aux tisseuses ordinaires et plus 
encore aux tisseuses habiles. Les salaires inférieurs 
qui variaient de 0 fr. 80 à 1 fr. 10 restent aujourd’hui 
toujours au-dessus de 1 fr. 25. Une amélioration sem¬ 
blable s’est effectuée dans le Nord, et l’on peut dire 
qu’actuellement, dans les manufactures de coton du 
Nord et de l’Ouest, le salaire des femmes varie, pour 
les ouvrières médiocres, de 1 fr. 25 à 2 fr., et pour 
les ouvrières habiles, de 2 à 3 fr., limite qu’il ne 
dépasse que dans des cas exceptionnels h 

Dans les manufactures de laine, les salaires des 

1. L’augmentation des salaires s’étend à toutes les branches de 
la fabrication du coton. Il y a trois ans les apprèteurs de Tarare se 
mirent en grève ; le comité des patrons, parmi lesquels M. Macculoch, 
a proposé, en date du 15 août, de donner aux ouvrières 50 centimes 
de plus et de réduire la journée de douze heures à onze. Les 
propositions furent longtemps sans être acceptées, les ouvriers récla¬ 
mant la réduction de la journée à dix heures ; mais on finit par se 
mettre d’accord. 


LE TRAVAIL LES FEMMES 


68 

femmes ont, depuis trente ans et depuis dix ans sur¬ 
tout, éprouvé un mouvement de hausse analogue, 
mais encore plus caractérisé. C’est que la laine admet 
chaque jour davantage la main-d’œuvre féminine, et 
qu’à tous les degrés du travail elle relève de plus 
en plus de la fabrication mécanique. Le peignage, le 
tissage, le bobinage, se font presque partout aujour¬ 
d’hui par des procédés automatiques. Ces perfection¬ 
nements dans la production ont été, au point de vue 
matériel, un incontestable bienfait pour les ouvrières: 
ils ont permis d’en augmenter le nombre et la rému¬ 
nération. Quand M. Villermé fit, il y a trente ans, 
son enquête sur le sort des ouvriers, les manufactures 
de laine n’employaient qu’un nombre restreint de 
femmes, toutes les opérations que nous avons indi¬ 
quées plus haut se faisant à la main et à domicile. 
M. Villermé fixait les salaires suivants pour les femmes 
employées au travail de fabrique : à Lodève, les 
trieuses et les épinceteuses, 0 fr. 75 àl fr. ; les fîleuses 
en fin, 1 fr. à 1 fr. 50; à Reims, les ourdisseuses, 
1 fr. 50 à 1 fr. 75. Il n’y a que quelques années, 
M. L. Reybaud, dans son ouvrage sur l’industrie de 
la laine, constatait que les fabricants de Lodève dé¬ 
claraient un salaire moyen de 2 fr. pour la femme; 
mais le même auleur, avec une prudence bien justi¬ 
fiée, faisait des réserves sur ce chiffre, qu’il considé¬ 
rait comme exceptionnel, et admettait le taux de 
1 fr. 25 pour le salaire habituel des ouvrières de cette 
ville. A Reims, d’après M. Reybaud, le salaire des 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 69 

femmes, dans le tissage mécanique, s’élevait à 
2 fr. 25 et 2 fr. 51); dans les autres emplois, la ré¬ 
munération des femmes n’était plus que de 1 fr. 25 à 
I fr. 70. A Sedan, la moyenne du salaire n’était, 
pour les femmes, que de 1 fr. 20. A Roubaix, les 
femmes obtenaient, dans le peignage de la laine, 

1 fr. 80, dans la filature, 1 fr. 60, et dans le tissage, 

2 fr. A Elbeuf, le salaire des femmes ne descendait 
qu’exceptionnellement au-dessous de 1 fr. 75; dans 
le tissage mécanique, alors d’installation récente, il 
s’élevait jusqu’à 2 fr. ; il variait de 1 fr. 75 à 2 fr. 25 
pour les épinceteuses de tissus en soie. Nos informa¬ 
tions nous permettent d’établir que les salaires ont 
haussé depuis lors. Yoici des chiffres relevés sur les 
livres d’une importante maison de Normandie, qui 
contient à la fois une filature, un tissage et des ate¬ 
liers d’apprêts : le salaire moyen des cardières y est 
de 2 fr. 50 ; celui des bobineuses à la mécanique, de 

2 fr. 50 à 2 fr. 75 ; celui des ourdisseuses, de 3 fr. à 

3 fr. 25; celui des noueuses, les aristocrates de la 
manufacture, de 4 fr.; celui des tisseuses au métier 
automatique, de 2 fr. 25 à 2 fr. 50 pour les ouvrières 
ordinaires; la rémunération peut s’élever beaucoup 
plus pour les ouvrières d’élite, surtout pour celles qui 
surveillent plusieurs métiers. Ces salaires constituent 
un progrès considérable sur les chiffres donnés par 
M. Reybaud pour la fabrique d’Elbeuf. ïl faut ajouter, 
il est vrai, que les livres de la maison dont nous ve¬ 
nons de parler nous apprennent qu’un certain nombre 


70 LE TRAVAIL DES FEMMES 

d’ouvrières payées à la journée, occupées au triage 
des laines, ne gagnent que 1 fr. 25 : mais ce sont 
toutes de vieilles femmes, en petit nombre, qui ont 
un régime beaucoup moins strict et disciplinaire que 
les autres ouvrières employées à des occupations su¬ 
périeures et payées à la tâche ; ces femmes âgées et 
médiocrement rémunérées sont aussi l’objet de tolé¬ 
rances sous le rapport de la présence aux ateliers. 

L’industrie du lin nous offre des résultats ana¬ 
logues à ceux de l’industrie de la laine : c’est aussi le 
tissage mécanique, dont le développement est de date 
récente, qui y a le plus favorisé la main-d’œuvre des 
femmes. De toute la série des opérations manufactu¬ 
rières, le tissage est celle où la volonté de l’ouvrier a 
le plus d’influence sur la quantité et la qualité des 
produits. Une ouvrière habile et surtout zélée peut 
faire, dans le même temps, deux ou trois fois plus 
d’ouvrage qu’une ouvrière indolente. Yoici le chiffre 
des salaires dans une grande manufacture de Nor¬ 
mandie, l’une des plus importantes de l’industrie 
linière en France. Ce tableau a été fait expressément 
pour nous au mois d’octobre 1869. Les ouvrières y 
sont divisées en trois catégories : dans la première 
sont les mauvaises ouvrières peu habiles et faisant 
souvent des absences ; dans la seconde, les bonnes 
ouvrières, veillant sur leur travail, mais faisant quel¬ 
ques absences; dans la troisième, les très-bonnes 
ouvrières, veillant sur leurs métiers et ne faisant 
jamais d absences, quelques-unes au tissage méca- 



AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 71 

nique conduisant deux métiers. La première caté¬ 
gorie, c’est-à-dire les mauvaises ouvrières, ga¬ 
gnent au dévidage mécanique, 1 fr. 72 ; au bobi¬ 
nage, 1 fr. 75 ; au tissage, 1 fr. 94; à l’épluchage, 

1 fr. 10. La seconde catégorie, c’est-à-dire les bonnes 
ouvrières, gagnent 2 fr. 15 comme étaleuses ou comme 
bancbrocheuses, 2 fr. 50 comme fileuses, 2 fr. à la fila¬ 
ture sèche, 2 fr. 05 au dévidage mécanique, 2 fr. 36 
au bobinage, 2 fr. 50 au cannetage, 2 fr. 50 au 
nouage ; au tissage, 2 fr. 87, et à l’épluchage, 1 fr. 30. 
Les ouvrières de la troisième catégorie, c’est-à-dire 
l’élite de la manufacture, obtiennent 2 fr. 40 comme 
étaleuses et 2 fr. 50 comme bancbrocheuses ; 3 fr. 07 
à la filature mouillée, 2 fr. 86 à la filature sèche, 

2 fr. 30 au dévidage mécanique, 2 fr. 69 au bobinage, 

3 fr. 25 à l’ourdissage, 3 fr. 75 au tissage et .l fr. 87 
à l’épluchagë. Si l’on veut se rendre compte de la ré¬ 
partition du nombre des ouvrières dans les trois caté¬ 
gories, on nous apprend que dans la filature mouillée 
la moitié des ouvrières appartient à la deuxième ca¬ 
tégorie (bonnes), et la moitié à la troisième (très- 
bonnes ouvrières); à la filature sèche, un sixième 
seulement des femmes compte dans la catégorie des 
bonnes ouvrières, les cinq sixièmes sont réputées 
très-bonnes et gagnent en conséquence ; au tissage, 
un dixième des femmes appartient à la catégorie des 
mauvaises ouvrières, cinq dixièmes à la catégorie des 
bonnes et trois dixièmes à celle des excellentes. En 
tenant compte de ces informations, l’on voit que, dé- 


72 LE TRAVAIL DES FEMMES 

dtiction faite de l’épluchage, tâche très-facile, aban¬ 
donnée à de vieilles femmes ou à des infirmes, toute 
ouvrière assidue gagne de 2 fr. 50 à 3 fr. 75. Quant 
aux filles de douze à quinze ans, dans la même ma¬ 
nufacture, elles gagnent : au cannetage, 1 fr. 25 ; au 
nouage, 1 fr. 40 ; comme leveuses, 1 fr. 40 égale¬ 
ment; comme pucelières, 1 fr. 85; elles gagnent 2 fr. 
à l’ourdissage, et, quand elles sont assez bonnes ou¬ 
vrières, 2 fr. 10 au tissage : elles forment d’ailleurs 
le dixième du nombre des femmes employées au tis¬ 
sage mécanique. 

Le grand industriel qui a bien voulu nous commu¬ 
niquer ces données nous affirme que les salaires de 
son établissement sont supérieurs d’un cinquième 
environ à ceux des manufactures linières du Nord. La 
cause de cette différence serait l’installation toute 
nouvelle de la manufacture dont nous venons d’indi¬ 
quer les salaires. L'usine que nous avons examinée 
présente aussi certaines institutions heureuses. C’est, 
par exemple, un système de primes fixes qui, se 
combinant avec le travail à la tâche, a les meilleurs 
effets. L’ouvrière qui, en un temps donné, a tissé une 
pièce de toile en plus d’une quantité déterminée, a 
droit, outre le salaire ordinaire pour chaque pièce de 
toile, à une prime de 2 fr. ; si, au lieu d’une pièce de 
toile, elle en fait deux, elle a droit alors, non-seule¬ 
ment à deux primes de 2 fr., mais à une prime sup¬ 
plémentaire de 1 fr. Ce système accroît le salaire des 
bonnes ouvrières et stimule leur zèle. Aussi voit-on 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 73 

des femmes gagner au tissage mécanique jusqu’à 
6 fr. par jour. 

En résumé, l’on peut considérer qu’actuellement les 
salaires des femmes employées dans les manufactures 
de matières textiles ne descendent que très exception¬ 
nellement au-dessous de 1 fr. 50 pour la soie et de 
2 fr. pour le coton, la laine et le lin, et que les bonnes 
ouvrières gagnent aisément 2 fr. 50 et 3 fr., et même 
dans le tissage mécanique 3 fr. 50 ou 4 fr., quel¬ 
quefois plus. Or, 2 fr. par jour, c’est la moyenne des 
gains des ouvrières parisiennes d’après la dernière en¬ 
quête de la chambre de commerce de Paris. Si l’on 
pense que les grandes manufactures ne chôment 
pas, tandis que les chômages sont très-fréquents et 
très-longs dans la plupart des industries de Paris, l’on 
verra que l’ouvrière de province, employée dans les 
manufactures, gagne un salaire annuel qui est, en 
moyenne, supérieur d’un quart ou d’un tiers à celui 
de l’ouvrière parisienne ; et si l’on tient compte de la 
différence dans le prix de la vie, dans les loyers, dans 
la nourriture, dans les servitudes de tenue pour cer¬ 
tains métiers, l’on verra que l’écart, déjà si notable, 
s’élargit encore d’une manière incommensurable. 

Plus triste est la destinée des ouvrières à domicile. 
Leur situation, qui fut toujours médiocre, tend à de¬ 
venir déplorable. La manufacture ne tolère pas la 
concurrence de la chaumière. La lutte du travail à la 
main avec le travail automatique devient chaque jour 
plus inégale par les progrès constants de la méca- 

7 


74 


LE TRAVAIL LES FEMMES 


nique. Hier encore cette lutte était possible; aujour¬ 
d’hui elle l’est à grand’peine ; demain elle ne le sera 
certainement plus. La manufacture perfectionne sans 
cesse son outillage et ses procédés, tandis que la 
main de l’homme est stationnaire. La manufacture 
est une accapareuse ; toutes les façons industrielles 
qu’elle touche, elle les prend pour elle seule, à l’ex¬ 
clusion des chaumières. Elle est en outre envahis¬ 
sante et tend à absorber dans son sein toute la série 
des opérations industrielles, depuis le moment où la 
matière première est sortie de la ferme jusqu’à celui 
où, transformée par des élaborations successives, elle 
apparaît à l’étalage du marchand. Tous les travaux 
de préparation, comme tous les travaux de finissage, 
échappent peu à peu à l’atelier domestique. Le bat¬ 
tage des matières textiles, le peignage, le bobinage 
se font maintenant avec un grand succès et une 
grande économie à la mécanique. Il en est de même 
du dévidage. Les opérations élémentaires se con¬ 
centrent ainsi dans 1 usine ou, comme en Angleterre, 
dans ces vastes magasins ( workhouses ), qui sont, 
eux aussi, des fabriques. Sous le régime du travail 
des matières textiles a domicile, tel qu’il s’est main¬ 
tenu jusqu’à ces dernières années, les femmes ne se 
livraient guère qu à 1 épluchage des matières, au bo¬ 
binage et à l’ourdissage des chaînes. Le tissage, sauf 
celui de la soie, réclamait trop de force pour que la 
généralité des femmes pût y réussir. Or, que ga¬ 
gnaient les ouvrières à domicile dans ces modestes 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 75 

et uniformes travaux? M. Louis Reybaud estimait 
qu’à Eibeuf les bobineuses hors de l’atelier commun 
atteignaient des salaires de 1 fr. par jour. Des calculs 
faits par la municipalité de Reims établissent que les 
ouvrières en chambre ne gagnaient jamais dans cette 
ville, il y a peu d’années, plus de 1 fr. Les salaires de 
cette catégorie de femmes étaient un peu plus élevés 
à Amiens et flottaient entre 1 fr. 25 et 1 fr. 50. En 
Allemagne on était arrivé à un rabais bien plus consi¬ 
dérable. Dans ce pays la chaumière est une obstinée, 
elle ne veut pas lâcher ses travaux traditionnels;*elle 
fait à la manufacture une résistance désespérée : elle 
a réussi à conserver, jusqu’à ces dernières années, la 
fabrication de la laine dans toute la série de ses opé¬ 
rations. Elle a repoussé, non-seulement le tissage au¬ 
tomatique, mais même le 'peignage mécanique. Pour 
prix de cette opiniâtreté et de ce courage, la chau¬ 
mière allemande reçoit des salaires de 0 fr. 75 par 
journée d’homme et de 0 fr. 30 par journée de femme. 
Dans le coton, le travail des ouvrières à domicile est 
encore moins rétribué. Les cinquante mille bobineuses 
et trameuses ne gagnaient que 0 fr. 25 par jour il y 
a quelques années. Leur sort ne s’est pas relevé 
depuis. Nous voyons poindre le jour où il sera aussi 
insensé de faire avec la main concurrence au bobi¬ 
nage mécanique qu’il l’est, aujourd’hui, de lutter 
avec le rouet contre la mulljenny. 

On se ferait une idée fort inexacte du taux des sa¬ 
laires, si l’on n’y joignait la connaissance du nombre 


76 LE TRAVAIL DES_ FEMMES 

d’heures que comprend la journée de travail. Dans 
les grandes manufactures l’on va, d’ordinaire, jus¬ 
qu’à la limite légale : un travail effectif de douze 
heures, entrecoupé par deux heures de repos, est la 
règle qui ne subit que de rares exceptions. Dans l’in¬ 
dustrie de la soie, il y a eu de grands progrès, sous 
ce rapport, depuis le temps où écrivaient M. Reybaud 
et M. Jules Simon. Alors la journée était presque 
partout de treize heures au moins. C’est à un incon¬ 
testable progrès des mœurs êt du bon sens public 
qu’est due la réduction de ces journées excessives. 
Souvent l’initiative des patrons a réformé de pareils 
abus ; d’autres ois il a allu des coalitions d’ouvriers 
et d’ouvrières pour ramener à une durée plus nor¬ 
male le temps de travail. Les ovalistes ou moulinières, 
qui travaillaient treize heures, quand M. Jules Simon 
écrivit son livre, ne travaillaient déjà plus que douze 
heures au moment où elles se sont mises en grève 
(été 1869). Le résultat de la grève a été de diminuer 
encore de deux heures la journée, ce qui la réduit à 
dix. 11 semble que, dans toute l’industrie de la soie,il 
y ait une tendance à s’acheminer vers la journée de 
dix heures. M. Monnier, dans l’intéressant opuscule, 
auquel nous avons déjà fait des emprunts, sur les in¬ 
ternats industriels, cite un certain nombre d’établis¬ 
sements où le travail de dix heures est la règle et où 
les ouvrières gagnent cependant des salaires élevés, 
comme la manufacture des rubans de velours des 
Mazeaux dans la Haute-Loire. 


AU DIX-NEUVIEME SIÈCLE. 77 

Le travail de l’atelier domestique, au contraire, a 
des exigences qui ne se peuvent réduire ; l’exiguïté 
de la rétribution pousse aux journées excessives ; une 
tâche, naturellement ingrate, demande des efforts qui 
épuisent. Au point de vue de la durée du travail, 
comme au point de vue du salaire, l’atelier domes¬ 
tique ne peut espérer aucun progrès, aucun adoucis¬ 
sement. La meilleure fortune que lui puisse réserver 
l’avenir, à moins qu’il ne parvienne à employer à son 
usage les métiers automatiques, c’est le maintien du 
statu quo. Encore voyons-nous chaque jour le statu 
quo s’altérer, non en faveur, mais au détriment de 
l’atelier domestique. Telle est la force des choses, la 
nécessité industrielle et scientifique. 

Ainsi, dans les grandes industries textiles, le tra¬ 
vail de l’ouvrière des manufactures a depuis dix ans 
acquis une plus grande yaleur et une rémunération 
plus élevée : c’est au progrès de la mécanique et spé¬ 
cialement au tissage automatique qu’il en faut attri¬ 
buer le mérite. En outre, dans celles de nos industries 
textiles où la durée de travail était particulièrement 
excessive, il y a eu, sur presque tous les points, une 
réduction de la journée. Quelles que soient les misères 
que puisse encore présenter la vie de l’ouvrière, on ne 
doit pas oublier que depuis le temps où M. Jules Simon 
écrivit son éloquent ouvrage, il s’est opéré une amé¬ 
lioration, que les salaires ont haussé dans une pro¬ 
portion moyenne de 15 ou 20 p. 100, et que l’on ne 
rencontre plus qu’à l’état de rare exception, même 


78 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


dans le Midi et dans le domaine de la soie, ces ef¬ 
frayantes journées de treize heures et plus, qui indi¬ 
gnaient à juste titre le moraliste et l’économiste. Une 
large part de ce progrès revient sans doute à l’écri¬ 
vain qui dénonça avec une éloquence pénétrante les 
douleurs d’un pareil état de choses. Mais c’est justice 
de constater ces améliorations récentes, et d’éclairer le 
sombre tableau de la vie de la femme du peuple par ce 
rayon de lumière qui semble indiquer l’avénement de 
meilleurs jours et d’une destinée plus heureuse. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


70 


CHAPITRE III 


Des salaires des femmes. — Suite. — La broderie et la dentelle. 


Quelle est la démarcation de la grande et de la pe¬ 
tite industrie? Il devient chaque jour plus difficile de 
le dire. Autrefois, l’on pouvait affirmer que la grande 
industrie était celle qui avait recours à la vapeur ou 
aux moteurs hydrauliques. Mais quelle industrie 
aujourd’hui n’est pas dans ce cas? L’enquête de la 
chambre de commerce sur l’industrie de Paris, en 
1860, nous apprend qu’un très-grand nombre de mé¬ 
tiers, considérés jusqu’ici comme secondaires, em¬ 
ploient les machines à vapeur. La législation anglaise, 
qui voulut régler le travail des femmes dans la 
grande industrie, se vit peu à peu contrainte de multi¬ 
plier ses factor y extension acts, tellement il lui parut 
que dans la pratique les frontières de la grande in¬ 
dustrie reculaient chaque jour et le domaine des vastes 
ateliers se dilatait. Les papeteries, les verreries, les 
manufactures de tabac, celles d’horlogerie, parfois 
les fabriques de cordonnerie et de vêtements confec¬ 
tionnés sont de vastes et puissants établissements. Il 
serait donc téméraire de vouloir déterminer un point 



80 LE TRAVAIL DES FEMMES 

fixe où la grande industrie finit et où la petite com¬ 
mence. Il y a peu de branches de travail qui n’ad¬ 
mettent l’un et l’autre régime. Il est cependant d’un 
certain intérêt de savoir sous lequel des deux régimes 
les ouvrières se trouvent placées ; car la grande in¬ 
dustrie, au point de vue purement matériel, a ce 
double mérite d’assurer à l’ouvrière médiocre un sa¬ 
laire plus élevé et plus régulier. Nous avons vu que 
dans les grandes industries textiles la plupart des, 
femmes travaillant à l’atelier commun gagnent un 
salaire quotidien de 2 fr. L’on pourrait, croyons-nous, 
considérer ce chiffre comme la moyenne des salaires 
des ouvrières occupées par les manufactures en 
France. Les tabacs, par exemple, fournissent aux ci- 
garières un salaire qui n’est que par exception infé¬ 
rieur à 2 fr. 25 et qui, pour les bonnes ouvrières, 
monte à 3 fr. Tels sont les faits qui ressortent des 
renseignements recueillis lors de la grève de la manu¬ 
facture des tabacs de Marseille en janvier 1869 : cette 
seule manufacture occupe mille ouvrières. L’enquête 
delà cfiambre de commerce de Paris, en 1860, fixait, 
il est vrai, à un chiffre moins élevé la rémunération 
des ouvrières employées dans les manufactures de 
Reuilly et du Gros-Caillou : cette rémunération n’était 
alors que de 1 fr. 86 ; mais elle a dû s’élever depuis.^ 
Dans les fabriques d’horlogerie de l’est de la France, 
c est aussi aux environs de 2 fr. que se tient le sa¬ 
laire moyen des femmes travaillant dans l’usine. 

Daqs le travail à domicile la rétribution est tou- 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 81 

jours inférieure d’un tiers au moins, souvent de moi¬ 
tié, et parfois des trois quarts pour les ouvrières mé¬ 
diocres. Dans la bonneterie, par exemple, le métier 
circulaire à platine, très-facile à conduire, ne rend 
guère plus de 1 fr. §0 entre les mains des femmes. 
La rétribution tend même à devenir inférieure encore 
par l'introduction en France des métiers automa¬ 
tiques. Les Anglais se servent en effet, depuis près de 
vingt ans, de grands métiers mécaniques, circulaires 
et rectilignes, qui ont l’avantage de produire beau¬ 
coup plus et à meilleur marché que les métiers em¬ 
ployés en France. Un métier rectiligne rotatif fait 
l’ouvrage de cinq métiers à la main ; douze métiers, 
mis en mouvement par la même machine, n'exigent 
la surveillance que d’une seule femme, tandis qu’un 
métier circulaire, en France, occupe actuellement 
cinq hommes 1 . Il suffit de cette observation pour 
faire comprendre que la bonneterie à la main est des¬ 
tinée, si ce n’est à disparaître, du moins à s’amoin¬ 
drir, et que les salaires dans cette branche de pro¬ 
duction ont plus de chances de baisse que de hausse. 

Ne pouvant nous arrêter sur toutes les industries, 
qui animent telle ou telle localité de la France, 
nous étudierons principalement les deux principales 
branches de travail qui portent des ressources dans 
nos chaumières : la broderie et la dentelle. D’après 
M. Jules Simon, les très-habiles brodeuses gagne¬ 
raient 3 ou 4 fr. par jour; mais c’est là un salaire si 

1. Voir enquête de 1861, 3 me groupe, Industrie, 67. 



82 LE TRAVAIL DES FEMMES 

exceptionnel, qu’il n’y a pas une ouvrière sqr mille 
qui l’atteigne : les ouvrières les plus habiles de la cam¬ 
pagne n’ont que 1 fr. 75 ou 2 fr.-, la plupart n’obtien¬ 
nent que 75 centimes; dans la broderie commune le 
salaire descend même à 5 centimes par heure. D’après 
d’autres informations, la rétribution habituelle serait 
de 1 fr. 25 pour treize heures de travail ; mais il arri¬ 
verait souvent aux intermédiaires ou facteurs d’en 
prélever abusivement à leur profit, sous divers pré¬ 
textes, le tiers ou le quart : ce qui réduirait le gain 
de l’ouvrière à 80 centimes pour une journée de tra¬ 
vail plein. M. Augustin Cochin, dans sa Monographie 
de l'ouvrière des Vosges , fixe à 1 fr. 10 cent, le salaire 
d’une brodeuse ordinaire, et à 50 cent, celui d’une 
brodeuse de quatorze ans faisant au plumetis des ou¬ 
vrages communs et faciles. Ces derniers chiffres sont 
ceux qui se rapprochent le plus de l’état actuel des 
choses. Une bonne ouvrière de la campagne, travail¬ 
lant toute la journée, gagne V fr. ou 1 fr. 25; une 
ouvrière inhabile n’atteint guère, dans les ouvrages 
grossiers, que 60 centimes environ; la moyenne 
des gains, pour une journée de travail plein, est de 
85 ou 90 centimes. Telle est l’exiguïté des salaires 
dans une industrie qui emploie plus de 150,000 
ouvrières. 

Plus importante encore que la broderie est la den¬ 
telle, et plus mal rémunérée. C’est par centaines de 
mille que se comptent, dans le Nord, en Normandie, 
en Auvergne, les femmes qui vivent modestement et 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 83 

laborieusement de cette somptueuse industrie h Dans 
la plupart des cas treize heures d’un travail épuisant 
donnent seulement un morceau de pain. Les dentelles 
riches d’Alençon qui, soumises à la division du tra¬ 
vail le plus extrême, passent dans les mains de neuf 
ouvrières différentes avant d’offrir ce point résistant 
et délicat à la fois qui atteint un si haut prix ; les pro¬ 
duits plus grossiers et les guipures communes de 
l’Auvergne, les articles intermédiaires de Chantilly et 
de Bayeux ne valent presque jamais à l’ouvrière la 
: plus habile un salaire supérieur à 1 fr. ou 1 fr. 25 ; 
dans l’immense majorité des cas, la rémunération 
est beaucoup moindre. Il faut lire le savant et remar¬ 
quable rapport de M. Félix Aubry à l’Exposition de 
Londres de 1851, pour sentir les poignantes angoisses 
de ces élégantes et habiles ouvrières, qui ornent avec 
tant de délicatesse ces précieux et élégants tissus. 
Avant 1849, une femme travaillant à la dentelle du 
i; matin au soir ne gagnait, en Auvergne, que 30, 35, 
r 40, 45, rarement 50 centimes par jour 2 . Larétribu- 
, tion sé releva vers 1852, grâce à la transformation 
qui s’opéra dans l’industrie du Puy par la création 
; d’écoles professionnelles et à la substitution de gui- 
I pures fleuries de laine et de soie aux dentelles de fil à 
bon marché. Cette réforme, habilement et prompte¬ 
ment exécutée, porta momentanément à des taux 

5- 1. D’après M. Reybaud l’on évaluerait à 220,000 les dentellières 

de France, dont 120,000 dans la seule Auvergne, le reste de l’Eu- 
$ rope n’en compterait que 295,000. 
jri 2. Ouvriers des deux mondes, III, page 60. 



84 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


élevés le salaire des bonnes ouvrières. Il atteignit 
quelque temps 3 fr. et même 4 fr. par jour. Il faut 
assurément rabattre de ces chiffres exceptionnels 
pour arriver à l’exacte et commune vérité. Quoi qü’il 
en soit, l’amélioration fut éphémère : les salaires 
tombèrent bientôt lourdement à 1 fr. et 1 fr. 50 pour 
les ouvrières habiles ; pour les dentellières ordinaires, 
ils étaient encore, d’après M. Reybaud, de 40 cent, 
par jour vers 1862. Tout prouve qu’ils n’ont pas 
haussé depuis. Ainsi, dans le centre de la France, 
120,000 ouvrières environ gagnent par un travail 
acharné une rétribution qui est souvent inférieure à 
un demi-franc. Telle est aussi, d’après M. Jules Si¬ 
mon, la situation des ouvrières belges, qui sont au 
nombre de 125,000. La destinée de nos dentellières 
normandes, sans'être digne d’envie, est cependant 
légèrement supérieur. C’est à 10 centimes par heure 
que M. Jules Simon, il y a dix ans, fixait le salaire 
des dentellières de Normandie. Nos renseignements, 
aussi récents que sûrs, nous permettent d’affirmer 
que, loin d’avoir haussé, ces salaires ont plutôt une 
tendance à décroître. 11 nous suffit, pour le prouver) 
de citer ici quelques passages d’une lettre datée du 
mois de novembre 1868 et provenant d’un des fabri¬ 
cants de dentelle les plus importants de Normandie. 
« A la suite des brillants succès obtenus dans les di¬ 
verses expositions par les belles dentelles de nos fa¬ 
briques du Calvados, on doit naturellement supposer, 
dit-il, un état de prospérité dont le premier résultat 



AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 85 

aurait dû amener une augmentation notable sur le 
prix de la main-d’œuvre. D’ailleurs, depuis quelque 
temps déjà, la dentelle est favorisée par le goût du 
jour, et cependant c’est à peine si la journée de l’ou¬ 
vrière est payée par jour 1 fr. à 1 fr. 25. Je ne parle 
pas de quelques mains d’élite qui obtiennent une ré¬ 
munération plus élevée pour des travaux d’une beauté 
exceptionnelle; mais la masse des ouvrières, toutes 
celles qui font un travail ordinaire, c’est-à-dire les sept 
huitièmes assurément gagnent rarement au-dessus 
de 1 fr., et souvent moins. Aussi, les voyons-nous 
déserter les métiers, braver les intempéries et les ri¬ 
gueurs de la saison pour courir aux rudes travaux de 
la campagne chaque fois qu’une occasion se présente. 
Là, au moins, les ouvrières sont nourries par ceux 
qui les emploient, et si elles ne gagnent que 75 cent, 
par jour, elles n’ont pas à se préoccuper du plus im¬ 
périeux des besoins, de l’existence. Cette tendance à 
délaisser une occupation facile et agréable accuse un 
malaise dont il faut se préoccuper. Si cette antipathie 
de l’ouvrière pour le métier devait augmenter et se 
propager, il faudrait redouter pour l’avenir un amoin- 
dissement considérable dans la production. Déjà, 
j’entends dire de divers côtés que l’on renonce à for¬ 
mer les jeunes filles; les mères cherchent pour les 
enfants un travail plus lucratif : on essaye, dans cer¬ 
tains endroits, à implanter une industrie nouvelle ; 
en un mot, le travail à la dentelle répugne parce qu’il 
est souvent insuffisant à faire vivre. C’est que, en 


gg LE TRAVAIL DES FEMMES 

effet, partout le prix des denrées s’est sensiblement 
accru, les exigences de la vie actuelle se sont élevées 
et les salaires n’ont pas augmenté. A l’heure qu’il 
est, l’équilibre est rompu : il n’y a plus pour l’ou¬ 
vrière de proportion raisonnable entre les bénéfices 
possibles et les dépenses indispensables *. » Telle est 
la rétribution dans la province de France ou, de 
l’aveu de tous, le sort des dentellières est le moins 
misérable. Et ce n’est pas dans un moment de crise 
que ces renseignements nous arrivent. L’auteur de 
ces informations reconnaît lui-même que, « depuis 
quelque temps la dentelle es*t favorisée par le goût 
du jour. » Nous trouvons là une démonstration pra¬ 
tique d’une vérité scientifique que nous développe¬ 
rons plus loin, à savoir que les industries de luxe, qui 
se font à domicile et n’admettent ni la division du 
travail ni l’intervention de la mécanique, sont diffici¬ 
lement progressives et ne se prêtent qu’à grand- 
peine à une augmentation des salaires. Quant aux 
causes de ce bas prix de la main-d’œuvre dans le 
travail de la dentelle, elles sont variées ; mais voici la 
principale : « Nous avons vu, dit l’industriel dont 
nous invoquons le témoignage, les dentelles produites 
par les machines faire de tels progrès, sous tous les 
rapports, que bien des' gens se sont demandé si la 
vraie dentelle ne finirait pas par être anéantie. Tel 
objet, qui vaut 2,000 fr. en vraie dentelle, est repro- 

1. Voir dans le Moniteur du Calvados du 5 janvier 1869 la lettre 
de M. Arthur Lecornu, fabricant de dentelles. 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 87. 

duit en imitation presque textuellement et peut se 
livrer à 200 ou 250 fr. » Il importe de prendre acte de 
cette importante constatation. La mécanique, comme 
nous l’annoncions, réussit à rivaliser avec la dentelle 
elle-même et, remplaçant la perfection et la solidité 
par le bon marché, elle empiète sur le domaine du 
travail à la main et menace les carreaux de nos den¬ 
tellières. La situation est des plus graves pour les ou¬ 
vrières à la main. « Tous ceux qui désirent l’exten¬ 
sion des fabriques de dentelles, continue le fabricant 
cité plus haut, doivent désirer que les circonstances 
permettent promptement d’augmenter le salaire des 
ouvrières dans une proportion assez satisfaisante pour 
les rattacher, sans exception, à une industrie aussi 
importante et qu’il ne faut pas laisser faiblir, soiis 
peine d’un grand danger pour l’avenir. » Tel est 
l’état de cette élégante industrie qui occupe en 
France 220,000 femmes. Aussi n’est-il pas étonnant 
qu’elle décroisse chaque jour. Au moment où nous 
écrivons, il vient de se former dans le Calvados, sous 
la présidence du préfet, un comité pour rechercher 
les moyens de remettre en honneur le travail de la 
dentelle qui tend à disparaître. Les salaires sont sta¬ 
tionnaires depuis de très-longues années, au point de 
n’avoir plus la force d’attraction' nécessaire pour re¬ 
cruter le personnel ouvrier. Cette tâche gracieuse, 
mais ingrate, qui s’ofîre sous un jour si séduisant à 
l’observateur superficiel, suffit à peine à nourrir la 
jeune fille qui s’y livre. Et ce n’est pas là un état 


3g le travail des femmes 

transitoire : il a tous les caractères de la permanence 
et il serait difficile de voir comment il pourrait s’amé¬ 
liorer. La rémunération de la dentellière, en effet, ne 
se pourrait accroître que par une hausse du prix des 
produits ou par une réduction des profits du patron ; 
or, ces derniers étant modérés et les premiers étant 
déjà presque excessifs, il est difficile de découvrir 
d’où pourrait venir pour les dentellières une situation 
meilleure. Telle est la force des choses contre laquelle 
protester est insensé et gémir inutile. Tout ce que l’on 
peut souhaiter, c’est que les rangs des dentellières, 
comme les rangs des brodeuses, s’éclaircissent; 
qu’un certain nombre d’entre elles trouvent des pro¬ 
fessions plus lucratives, et que celles qui restent atta¬ 
chées à leur ancien métier puissent, en restreignant 
la production, atteindre des prix un peu plus élevés. 
Il est possible, en effet, de considérer autrement 
que comme un malheur public la réduction d’une in¬ 
dustrie dont les produits obèrent ceux qui les achè¬ 
tent et ne nourrissent pas ceux qui les font. 

Nous avons parcouru toutes les industries de la 
France qui emploient en grand nombre les bras ou 
les doigts des femmes. D’un côté nous avons villes 
grandes industries textiles : le coton, la laine, le 
lin, la soie; de l’autre côté, les deux grandes indus¬ 
tries de luxe : la broderie et la dentelle. Ces deux 
groupes se peuvent opposer l’un à l’autre, et, de leur 
comparaison, il ressort plus d’un enseignement. 
Chacun de ces deux groupes emploie à peu près le 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 89 

même nombre d’ouvrières, puisque nous avons évalué 
à 350 ou 400,000 le nombre des femmes occupées 
dans les usines qui préparent, filent, tissent et 
apprêtent les matières textiles, et que, d’une autre 
part, les statistiques les plus véridiques portent à 
370,000 le nombre des dentellières et des brodeuses. 
Ainsi, il y a presque égalité dans le nombre des ou¬ 
vrières qui composent l’un et l’autre groupe. Dans le 
premier groupe d’industries, le travail est aggloméré ; 
dans le second, le travail se fait à domicile : dans 
l’un, la mécanique joue un grand rôle ; dans l’autre, 
les doigts seuls, avec quelques auxiliaires très-simples 
et élémentaires, font toute la besogne. Mais la situa¬ 
tion matérielle des ouvrières de l’un et de, l’autre 
groupe ne diffère pas moins que les conditions de 
travail où elles se trouvent placées. Dans le groupe 
des industries textiles la rémunération de l’ouvrière 
est relativement élevée : elle est en moyenne de 2 fr. 
par jour; dans le groupe des industries de la 
broderie et de la dentelle la rémunération est ché¬ 
tive, ne dépasse 1 fr. que par exception et se tient 
presque toujours bien au-dessous. Dans le premier 
groupe, non-seulement les salaires sont élevés, mais 
ils ont une tendance continue à la hausse : les perfec¬ 
tionnements dans les machines et les procédés de fa¬ 
brication viennent, en effet, faciliter chaque jour le 
travail de l’ouvrier et lui permettre de produire mieux, 
plus ét en moins de temps. Dans le second groupe, 
non-seulement les salaires sont bas, mais ils sont sta- 


00 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tionnaires, ou plutôt ils ont une tendance à la baisse, 
menacés qu’ils sont par les inventions mécaniques; 
en outre, dans le premier groupe, la journée de tra¬ 
vail est fixée uniformément à douze heures au plus, 
dans certains lieux et pour quelques usines à onze 
ou dix heures; dans le second groupe, la journée de 
travail est excessive et s’étend parfois à quatorze, 
quinze, seize et dix-sept heures : et cependant, si la 
philanthropie a des plaintes et des soupirs, ce n’est 
pas pour les dentellières et les brodeuses, qui gagnent 
1 fr. à grand’peine par un travail excessif et dont 
le sort misérable ne semble admettre aucun espoir 
de progrès et d’amélioration, c’est, au contraire, 
pour les fileuses, les tisseuses, les apprêteuses qui, 
dans les industries du coton, de la laine, du lin et 
de la soie, gagnent en moyenne 2 fr. par jour, qui 
travaillent douze heures au plus et qui ont une des¬ 
tinée que les progrès de la science rendent de moins 
en moins misérable. 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


CHAPITRE IV 


Salaires des femmes. — Suite. — Petite industrie. — Métiers 
divers. 


Nous arrivons à l’infinie variété des métiers divers 
dont le nombre semble défier toute nomenclature, et 
dont les conditions changeantes paraissent repousser 
toute statistique des salaires. Pour parcourir en entier 
ce labyrinthe et en dresser un plan où l’on pût se re¬ 
connaître, il faudrait une bien rare précision d’esprit 
et une méthode singulièrement exacte. Encore risque¬ 
rait-on, par la .sécheresse du tableau et l’innombrable 
quantité des traits, de rebuter plutôt que d’instruire, 
de porter dans l’esprit plus de confusion que de lu¬ 
mière. Le moraliste éminent, qui nous a précédé avec 
tant d’éclat dans l’étude de la condition de l’ouvrière, 
a fait preuve, dans la peinture animée des mille pro¬ 
fessions féminines, d’une merveilleuse richesse d’ob¬ 
servation et de style. Nous avons de moindres res¬ 
sources et une plus humble tâche. Nous nous conten¬ 
terons de tracer quelques grandes lignes, auxquelles 
nous nous efforcerons de donner toute la netteté et 
toute l’exactitude qui se peuvent atteindre. 

Nous ne promènerons pas nos regards sur toute la 


92 LE TRAVAIL DES FEMMES 

France, interrogeant toutes les localités et toutes les 
industries pour leur demander compte du sort qu’elles 
font à leurs ouvrières. Outre l’inconvénient de dis¬ 
perser à l’excès notre attention, nous rencontrerions 
cet autre désavantage plus grand encore de manquer 
des données statistiques précises et récentes, qui 
seules pouvent avoir quelque poids. Nous nous renfer¬ 
merons dans l’enceinte de la ville de Paris, prenant 
pour guide l’enquête de la chambre de commerce 
de 1860, publiée en 1864, et la corrigeant ou la rec¬ 
tifiant par les informations postérieures qui méritent 
créance. Par l’état des métiers dans la ville de Paris et 
la connaissance du sort qui y est fait aux ouvrières, 
tout esprit, ayant le sens de la proportion et l’habitude 
de l’induction, pourra se tracer un tableau approxi¬ 
matif de la destinée des femmes dans les métiers simi¬ 
laires des autres villes de France. 

L’enquête de 1860 répartit toutes les industries de 
Paris en dix groupes dont le dernier se subdivise en 
six branches. Sans doute, il se glisse quelque arbi¬ 
traire dans ces répartitions : mais c’est une justice à 
rendre à la dernière enquête, qu’il paraît difficile d’ap¬ 
porter plus de méthode à un aussi laborieux et délicat 
travail. La constitution des dix groupes présente tous 
les caractères d’une classification, si ce n’est rigoureu- 
sementexacte, du moins approximativementjuste.Les 
erreurs d assimilation sont rares ; tout au plus pour¬ 
rait-on reprendre une trop grande inégalité d’impor¬ 
tance dans la formation des groupes et un excès de 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 93 

subdivisions dans le dernier d’entre eux. Voici d’ail¬ 
leurs quels ils sont : 


1 er groupe. 

2 me 

3 me 

4 ™ 

5 me 
6 me 
7 me 
8 me 
gme 


Alimentation. 

Bâtiment. 

Ameublement. 

Vêtement. 

Fils et tissus. 

Acier, fer, cuivre, zinc, plomb. 

Or, argent, platine. 

Industries chimiques et céramiques. 
Imprimerie, gravure, papeterie. 

1 1 re partie. — Instruments de précision, de 
musique et horlogerie. 

2 me partie. — Peaux et cuirs, 

3 me partie. — Carrosserie, sellerie, équipe¬ 
ments militaires. 

4 me partie. — Boissellerie, vannerie, bros¬ 
serie. 

5 me partie. — Articles de Paris. 

V 6 me partie. — Industries non groupées. 


Il n’est pas un seul de ces groupes où les femmes 
ne se glissent et ne revendiquent une part plus ou 
moins grande de travail. L’industrie du bâtiment elle- 
même, qui semblait devoir être fermée à la femme, 
compte quelques ouvrières, exceptions rares, il est 
vrai, déviations à l’ordre naturel des choses, protesta¬ 
tions anormales contre l’impuissance physique du sexe 
faible. De même que l’on rencontre parfois en Suisse 
des hommes qui font de la broderie ou de grands 
garçons qui travaillent à la dentelle, l’on trouve à 
Paris quelques femmes qui remplissent l’état de cou¬ 
vreurs ou qui posent et font des tuiles et des tuyaux 
de cheminée. A part ces vocations irrégulières qui 
n’ont d’importance qu’au point de vue psychologique, 


94 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


voici les groupes où la main-d’œuvre féminine joue le 
plus grand rôle : c’est d’abord celui du vêtement qui 
emploie près de la moitié des ouvrières recensées dans 
l’industrie parisienne, soit 47,000 sur 103,000, et où 
le nombre des femmes est près du double du nombre 
des hommes ; c’est ensuite le groupe des fils et tissus 
qui compte 13,000 femmes contre 9,300 hommes; 
c’est enfin la cinquième partie du dernier groupe, les 
articles de Paris, où les femmes, au nombre de 12,600, 
dépassent les hommes qui ne sont que 10,700. Yoici, 
d’un autre côté, les groupes où la main-d’œuvre fémi¬ 
nine est le plus effacée : c’est d’abord le bâtiment qui 
ne compte que 35 femmes contre 70,000 hommes; le 
sixième groupe (acier, fer et cuivre) qui n’emploie 
que 1,000 femmes contre 26,000 hommes; la pre¬ 
mière partie du dixième groupe (instruments de pré¬ 
cision et de musique, horlogerie), où l’on a recensé 
10,000 ouvriers et seulement 783 ouvrières; enfin le 
premier groupe lui-même, celui de l’alimentation, où 
les femmes, bien que nombreuses, ne tiennent pas la 
place qui semble leur avoir été destinée par la nature, 
puisqu’elles ne s’y rencontrent qu’au nombre de 7,600, 
pendant que les hommes y sont près de 30,000. 

Tels sont les traits caractéristiques qui font saillie 
sur le tableau si rempli des industries parisiennes. Si, 
nous détachant de cette contemplation isolée, nous 
portons nos regards, pour les comparer entre elles, 
sur l’enquête de 1847 et l’enquête de 1860, d’autres 
faits importants se révèlent et suggèrent de graves 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 95 

réflexions. L’enquête de 1847 ne portait que sur le vieux 
Paris resserré dans l’enceinte étroite des anciennes 
barrières ; l’enquête de 1860 s’étend au Paris nouveau 
dilaté jusqu’aux fortifications ; c’est-à-dire que le 
nombre des ouvriers a dû s’accroître dans une propor¬ 
tion considérable. C’est ce qui est arrivé, en effet. 
L’enquête de 1847 comptait à Paris pour toutes les 
professions réunies 204,925 ouvriers et 112,891 ou¬ 
vrières, soit un nombre total d’environ 318,000 in¬ 
dividus. L’enquête de 1860arecencé 416,811 ouvriers 
(hommes, femmes et enfants) ; c’est une augmentation 
notable et parfaitement normale, si l’on tient compte 
de l’extension des limites et de l’accroissement de la 
population de Paris. Mais si l’on examine les éléments 
de ce chiffre total fourni par l’enquête de 1860, l’on 
ne peut échapper à un douloureux étonnement. Le 
nombre des ouvriers (hommes) qui n’était que de 
204,925 dansl’enquête de 1847,s’est élevéà285,861 ; 
mais, chose étrange, le nombre des ouvrières qui était, 
en 1847, dans le vieux Paris de 112,891, se trouve 
être descendu, dans le Paris agrandi, au. chiffre de 
105,410. 

Ainsi le territoire de la ville s’est doublé, la popu¬ 
lation a augmenté d’un tiers, le nombre des ouvriers 
a haussé d’un quart, et le nombre des ouvrières non- 
seulement ne s’est pas élevé, mais il a baissé de 7,000, 
c’est-à-dire de 6-5 p. 0/0. Quelle est la cause de ce 
phénomène étrange et quelles explications en peut-on 
donner? Il y a des explications qui satisfont et sem- 


96 Le TRAVAIL dés FEMMES 

blent indiquer un état meilleur de la famille; on peut 
supposer, en effet, que cette diminution du nombre 
des ouvrières recensées vient d’un progrès de l’aisance 
dans les classes populaires, qu’il est une naturelle con¬ 
séquence de l’accroissement des salaires des hommes 
lequel permettrait au mari d’élever et de nourrir sa 
famille, sans contraindre sa femme à un travail salarié; 
dans une certaine mesure cette raison consolante peut 
être vraie. Il y a une autre interprétation favorable, 
c’est que le nombre des ouvrières, travaillant chez 
elles, sans intermédiaire, pour des personnes du 
monde, aurait augmenté ; existences ignorées, qui ue 
sont comprises dans aucun cadre officiel et qui s’é¬ 
coulent silencieusement à l’ombre du foyer domes¬ 
tique sans offrir leurs actes à l’enregistrement des 
statistiques; nous admettons aussi cette explication 
dans une mesure restreinte. Enfin, il est une autre 
raison, profondément douloureuse, mais qui se trouve 
établie par les faits les plus incontestés ; non-seule¬ 
ment les industries qui emploient les femmes ont 
moins d’élasticité et se prêtent moins au dévelop¬ 
pement que les industries qui emploient les hommes, 
mais encore il est un grand nombre de ces corps de 
métiers, spécialement féminins, où des procédés nou¬ 
veaux venant à s’introduire, sans que l’éducation des 
femmes se soit suffisamment perfectionnée, le nombre 
des ouvrières se réduitet quelquefois dans de considé¬ 
rables proportions. 

M. Augustin Cochin, dans son étude sur « Paris, sa 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 97 

population , son industrie , » a fait remarquer que les 
décorateurs de porcelaine, par exemple, n’emploieDt, 
d’après l’enquête de 1860, que 458 femmes au lieu 
de 1,010 qu’ils occupaient d’après l’enquête précé¬ 
dente, et que les polisseurs et les brunisseurs pour 
orfèvrerie n’ont que 279 ouvrières au lieu de 284 ; et 
cependant, dit M. Cochin, dans ces deux métiers les 
affaires ont doublé, mais un procédé Dutertre a dimi¬ 
nué l’emploi des femmes. D’un autre côté, beaucoup 
des industries féminines qui occupaient à Paris un 
nombreux personnel ont dû reculer devant la concur¬ 
rence de la province. C’est ce qui est arrivé pour les 
corsets, lesquels n’employaient en 1860 que 2,254 
ouvriers des deux sexes, au lieu de 2,968 qu’ils occu¬ 
paient en 1847. 11 y aurait à examiner, d’autre part, 
l’influence de la machine à coudre, à laquelle nous 
consacrerons, dans une autre partie de cet ouvrage, un 
chapitre spécial. Enfin, les industries féminines qui 
ont pris le plus grand développement n’ont pas aug¬ 
menté leur personnel dans la proportion où elles ac¬ 
croissaient leurs chiffres d’affaires. Telle est, par 
exemple, l’industrie des fleurs artificielles, qui dans 
l’intervalle des deux enquêtes a triplé sa production 
estimée en valeur, quoique le nombre des ouvrières 
quelle emploie n’ait pas augmenté de 23 p. 0/0, soit 
de 5,720à7011. Par ces diverses raisons, le chiffre 
des ouvrières recensées dans l’enquête de 1860 est 
loin de représenter le nombre total des femmes qui 
ont besoin à Paris du travail de leurs mains pour sou- 


98 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tenir leur vie et celle de leur famille. Aussi parmi les 
personnes assistées dans la capitale, rencontre-t-on 
infiniment plus de femmes que d’hommes. D’après 
un mémoire sur l'état 'présent de la population indi¬ 
gente lu en 1864 à l’Académie des sciences morales et 
politiques par M. Husson, le nombre total des indi¬ 
gents, qui était à cette époque de 101,570 dans la ville 
de Paris, se décomposait comme il suit : 


Adultes 

Enfants 


hommes 21,865 
femmes 35,432 
garçons 21,996 
filles 22,277 


Ainsi la part des deux sexes dans l’indigence se 
balance presque exactement pendant la période de 
l’enfance, tandis que pour les adultes l’équilibre se dé¬ 
place, au point que le nombre des femmes secourues 
est de 68 p. 100 supérieur au nombre des hommes 
assistés. 

Si le personnel féminin de l’industrie de Paris a 
décru dans une mesure considérable, nous avons, du 
moins, la consolation de savoir que la rétribution de 
l’ouvrière s’est sensiblement élevée. «Nous avons 
dressé, disent les commissaires de l’enquête de 1860, 
un tableau des salaires en fractionnant en 18 sections 
ou classes pour les femmes les prix des journées 
payables à Paris. Pour faire le compte des salaires, 
on a compris comme ouvrières les filles au-dessous 
de 16 ans recevant le prix de leur travail, ce qui a 


A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 99 

grossi cle 900 le chiffre des ouvrières 1 . Les femmes, 
au nombre de 106,310, reçoivent des salaires qui va¬ 
rient de 60 cent, à 10 fr. par jour. Nous résumons ces 
divers salaires en trois sections : la première compre¬ 
nant les salaires jusqu’à 1 fr. 25 ; la deuxième de 
1 fr. 50 à 4 fr. ; la troisième de 4 à 10 fr. 


l re section 


2 me section 


a" 16 section 


1.176 femmes gagnent 

0,50 

1 2,429 

0,75 

6,605 

1,00 

7,013 

1,25 

17,203 


il6,722 femmes gagnent 

1,50 

7,644 

1,75 

24,810 

2,00 

7,723 

2,25 

17,273 

2,50 

2,055 

2,75 

7,588 

3,00 

411 

3,25 

2,250 

3,50 

1,264 

4 00 

88,340 


| 278 femmes gagnent 

4,50 

) 270 

5,00 

) 146 

6,00 

( 73 

7 à 1 


767 


« La première de ces sections comprend principa¬ 
lement les jeunes filles au-dessous de seize ans et les 
femmes qui cherchent dans le travail de l’aiguille une 
ressource complémentaire au salaire de leur mari ou 

1. Le chiffre des ouvrières que donne l’enquête est, en effet, 
de 106,410, les ûiles au-dessous de seize ans, au nombre de G048, 
étant comprises parmi les enfants. 




100 LE TRAVAIL DES FEMMES 

un accroissement de bien-être. Parmi les ouvrières de 
cette section, un grand nombre est nourri, blanchi et 
couché. Ce nombre est accusé par les constatations de 
l’enquête n’être pas moindre de 11,340. Nous avons 
cru, pour plus d’exactitude, devoir retrancher les 
chiffres composant ce premier groupe, des éléments 
devant servir à l’établissement de la moyenne de la 
journée gagnée par les femmes; c’est comme faussant 
également cette moyenne au point de vue opposé, que 
nous avons éliminé les 767 ouvrières, rémunérées 
comme directrices d’ateliers ou comme employées à 
un travail exceptionnellement avantageux; la deuxième 
section nous servira donc exclusivement de base pour 
l’appréciation du salaire des femmes occupées dans 
l’industrie de Paris. Cette section se compose de 
88,340 ouvrières, payées 1,50 à 4 fr. C’est dans le 
groupe du vêtement et des fils et tissus que se trouve 
la plus grande quantité des ouvrières recensées : le sa¬ 
laire moyen des femmes est de 2 fr. 14 par jour K » 
Ainsi parlent les rédacteurs de l’enquête. Nous 
avons tenu à citer leurs propres termes, parce que 
nous avons à critiquer cette manière de présenter les 
faits. Avant d’aborder les critiques, nous devons con¬ 
stater plusieurs points dignes d’être notés. C’est d’a¬ 
bord que, dans l’enquête de 1860, le maximum des 
salaires est inférieur et le minimum, au contraire, est 
supérieur aux chiffres correspondants de l’enquête 


1. Enquête de 18G0. Introduction, page 32. 



101 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

précédente. D’après l’enquête de 1847, le maximum 
touché par une seule ouvrière, il est vrai, était de 
20 fr. ; le minimum, pour les ouvrières en lingerie, 
était de 15 cent. D’après l’enquête de 1860, le maxi¬ 
mum n’est plus que de 10 fr. et le minimum est de 
50 cent. Sans doute l’on pourrait reprocher aux com¬ 
missaires de 1847 d’avoir compris dans leurs re¬ 
cherches des faits tellement exceptionnels qu’ils de¬ 
vaient être laissés de côté, et d’avoir rangé parmi les 
ouvrières une véritable artiste, peintre sur porcelaine, 
et, d’autre part, quelques vieillards infirmes, inca¬ 
pables d’un travail rémunérateur. Mais un examen 
attentif des faits montre cette double vérité : les 
salaires extraordinairement bas ont une tendance à 
disparaître, sauf pour les malades ou les ouvrières à 
la pièce, qui ne peuvent consacrer que fort peu de 
temps par jour à leur métier; et d’un autre côté, 
les salaires extraordinairement élevés ont également 
une tendance à diminuer par le nombre de plus en 
plus grand des ouvrières habiles qui augmentent la 
concurrence et, en rendant le talent moins rare, le 
mettent ainsi à moindre prix. Un autre point que 
l’enquête de 1860 a signalé et qui mérite d’être mis 
en lumière, c’est que ces salaires de 50 et de 75 cent, 
sont le plus souvent des gages et ne constituent pas, 
dans la généralité des cas, la rémunération totale de 
Fouvrière, puisque celle-ci se trouve en outre logée, 
nourrie, blanchie. Quand donc l’on vient dire, en pré¬ 
tendant s’appuyer sur des chiffres officiels, que plus 


le travail des femmes 


102 

de 14,000 femmes à Paris gagnent moins de 1 fr. 
par jour, on dénature les faits et l’on émet une pro¬ 
position dont tout démontre la fausseté. En réduisant 
ainsi à un salaire journalier des gages mensuels ou 
annuels, sans tenir compte de la nourriture, du loge¬ 
ment et de l’entretien, l’enquête a fourni à ceux qui 
ont intérêt à exagérer le mal social et les souffrances 
des classes laborieuses des arguments captieux. Nous 
avons vérifié nous-même l’assertion des commissaires 
de l’enquête, et nous avons trouvé que la majeure 
partie des ouvrières, qui composent la première de 
ces trois sections du tableau cité plus haut, reçoivent, 
en effet, outre la rémunération indiquée, la nourri¬ 
ture, le logement et l’entretien. 

Cependant le salaire moyen fixé par l’enquête de 
1860 nous paraît trop élevé. D’abord l’on a eu tort, 
selon nous, de ne considérer que la seconde section, 
c’est-à-dire celle des ouvrières qui gagnent de 1 fr. 25 
à 4 fr., pour établir cette moyenne des salaires. Puis¬ 
qu’il est constaté, en effet, que sur les 17,203 femmes 
qui constituent la première section, où le salaire est 
inférieur à 1 fr. 50, il s’en trouve seulement 11,340 
qui reçoivent en outre la nourriture, le logement et 
l’entretien; il fallait comprendre les 5,863 autres 
parmi les éléments qui devaient servir à l’établisse¬ 
ment du salaire moyen, dût-on aussi y faire entrer 
les ouvrières composant la quatrième section où les 
salaires sont supérieurs à 4 fr. C’est une fort mau¬ 
vaise raison pour négliger ces 5,863 femmes, que 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 108 

de prétendre qu elles « cherchent dans le travail de 
l’aiguille une ressource supplémentaire au salaire de 
leur mari ou un accroissement de bien-être. » L’im¬ 
mense majorité des ouvrières parisiennes n’est-elle 
pas dans ces conditions? Mais le reproche à faire à 
l’enquête est encore infiniment plus grave. Quand on 
parle d’une moyenne des salaires, l’idée que cette lo¬ 
cution éveille, c’est celle d’un salaire qui est touché 
par la majorité des ouvrières. Or, la méthode suivie 
par les commissaires de l’enquête conduit à la fixa¬ 
tion d’un prétendu salaire moyen qui est supé¬ 
rieur à la rétribution du plus grand nombre des 
ouvrières. D’après les commissaires de l’enquête, 
le salaire moyen serait de 2 fr. 14 par jour. Or, il 
suffit de jeter les yeux sur la deuxième section du ta¬ 
bleau des salaires, laquelle a servi de base exclusive 
à cette fixation de la moyenne, pour voir que la majo¬ 
rité des ouvrières touche un salaire inférieur à 
2 fr. 14. En effet, 16,722 femmes gagnent 1 fr. 50 ; 
7,644 gagnent 1 fr. 75; 24,810 obtiennent 2 fr. ; 
soit, en tout, 49,176 femmes qui gagnent moins de 
2 fr. ou 2 fr. au plus : la deuxième section tout en¬ 
tière, comprenant 88,340 ouvrières, il en résulte que 
39,164 seulement gagnent le prétendu salaire moyen 
ou davantage. Ainsi, les 5 neuvièmes des ouvrières 
n’atteignentpas cette prétendue moyenne des salaires. 
L’erreur commise par l’enquête est encore plus frap¬ 
pante si l’on tient compte, comme nous avons établi 
qu’on doit le faire, des 5,863 femmes de la première 


104 LE TRAVAIL DES FEMMES 

section, qui ne sont ni nourries, ni logées, ni entre¬ 
tenues : l’on a alors 53,039 femmes qui gagnent 
moins de 2 fr. par jour ou 2 fr. au maximum, tandis 
que le nombre des ouvrières qui gagnent plus de 
2 fr., même en y comprenant les directrices d’ateliers 
et les ouvrières exceptionnelles de la troisième sec¬ 
tion, ne monte qu’à 39,931. Ainsi, 58 p. 100 des ou¬ 
vrières parisiennes, en mettant de côté celles qui sont 
nourries, logées, entretenues, gagnent moins de 
2 fr. ou 2 fr. au maximum; 42 p. 100 seulement 
gagnent plus de 2 fr., et cependant l’enquête fixe au- 
dessus de 2 fr. le salaire moyen. Il est facile de se 
rendre compte par le raisonnement de la cause de 
cette étrange erreur : en matière de salaires, sur¬ 
tout pour les industries de luxe où l’on trouve quel¬ 
ques salaires très-élevés, les prétendues moyennes 
sont toujours supérieures au chiffre touché par la 
majeure partie des ouvrières. En effet, les écarts au- 
dessus du taux habituel sont beaucoup plus considé¬ 
rables que les écarts au-dessous ; tandis que les ou¬ 
vrières les moins payées à Paris gagnent 50 cent., 
les ouvrières les plus payées gagnent 10 fr. : or, il y a 
un bien plus grand écart de 2 à 10 fr. que de 2 fr. à 
50 cent. ; et, si l’on fait entrer en ligne de compte 
4 ouvrières gagnant 50 cent/et une ouvrière gagnant 
10 fr., l’on arrivera, par la méthode de l’enquête, à 
trouver que le salaire moyen de ces 5 ouvrières est de 
2 fr. 40 par jour et à faire croire que la majeure 
partie de ces 5 ouvrières gagne cette somme, tandis 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 105 

que 4 sur 5 gagnent infiniment moins. Il suffit de 
jeter les yeux sur le tableau de la deuxième section, 
qui a servi de base exclusive à l’établissement de la 
prétendue moyenne des salaires, pour voir que le mi¬ 
nimum des salaires de cette section n’étant que de 
1 fr. 50 et le maximum de 4 fr., l’écart de 4 fr. à 2 
se trouvant beaucoup plus considérable que l’écart de, 

1 fr. 50 à 2 fr., il devait en résulter que la prétendue 
moyenne obtenue serait supérieure au taux touché 
par la majorité des ouvrières. Yoici un exemple, pris 
au hasard dans l’enquête, qui vient encore à l’appui 
de notre démonstration ; nous le tirons de l’industrie 
des mégissiers, soit la 225 e industrie recensée : la 
mégisserie occupe à Paris 16 femmes, dont 6 ga¬ 
gnent 1 fr. 50 ; 3 gagnent 1 fr. 75 ; 5 gagnent 2 fr. ; 

2 femmes y obtiennent 4 fr. Le salaire touché par la 
majorité des ouvrières de ce corps d’état est évidem¬ 
ment moindre de 2 fr., puisque 9 femmes gagnent 
1 fr. 50 ou 1 fr. 75 et que 7 femmes seulement ga¬ 
gnent 2 fr. ou plus ; mais la méthode suivie par l’en¬ 
quête nous ferait trouver que le salaire moyen de ces 
ouvrières est supérieur à 2 fr ; : en effet, la somme 
des salaires des 16 ouvrières se trouve être de 
32 fr. 25, ce qui donne un peu plus de 2 fr. par tête, 
si l’on divise cette somme en parts égales. Telles sont 
les erreurs auxquelles on arrive par ce procédé des 
moyennes. Elles nous rappellent ce calcul, fait par 
un statisticien plaisant, sur la prétendue fortune 
moyenne des habitants d’un village où le plus riche 


106 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


financier de l’Europe et du monde avait sa maison de 
plaisance. Ce statisticien trouvait que les habitants de 
ce village avaient, en moyenne, plus de 100,000 fr. 
de rente chacun. Il n’y a de véritable moyenne des 
salaires ou des revenus que le revenu ou le salaire qui 
est touché par la majorité des individus. Au surplus, 
cette erreur de l’enquête n’est méconnue par aucun 
des hommes compétents qui ont examiné la question 
de près, quoique personne n’ait cherché à fournir la 
démonstration raisonnée des causes de cette erreur. 
M. Augustin Cochin, par exemple, dans son Étude sur 
Paris , sa population , son industrie , sans critiquer 
la méthode suivie par l’enquête pour la fixation delà 
moyenne des salaires, ne laisse pas d’établir que l’im¬ 
mense majorité des ouvrières parisiennes était, en 
1860, loin de la gagner. Depuis 1860, une légère 
amélioration a eu lieu, et M. Cochin, dès 1864, consta¬ 
tait que les chiffres établis par l’enquête se trouvaient 
dépassés, et il estimait que le salaire moyen des 
ouvrières parisiennes flottait alors aux environs de 
2 fr. 50. En l’absence de données précises et d’élé¬ 
ments solidement établis, nous craindrions de céder, 
quant à nous, à un optimisme trompeur, si nous avan¬ 
cions que la majorité des ouvrières parisiennes gagne 
actuellement 2 fr. 50 par jour. C'est encore là, croyons- 
nous, le salaire des privilégiées du talent et de la des¬ 
tinée : le plus grand nombre des existences obscures, 
moins favorisées par la nature ou les circonstances, 
n atteint qu’à grand’peine une rémunération de 2 fr. 




AU DIX-REUVIEME SIECLE. 107 

Ainsi, tout concourt à établir que dans cette grande 
ville si luxueuse, où la concurrence des fortunes bril¬ 
lantes et les exigences d’une fastueuse administration 
portent si haut le prix des subsistances et des loyers, 
c’est à peine si l’ouvrière assidue, dont les doigts ha¬ 
biles produisent tant de délicats et artistiques ou¬ 
vrages, obtient une rémunération égale à celle de 
l’ouvrière de fabrique qui, dans nos villes ou nos 
bourgs de province, trouve une existence moins coû¬ 
teuse et moins surexcitée par le spectacle du luxe 
d’alentour. 

Il serait intéressant d’entrer dans le secret de ces 
mille métiers divers qu’offre à nos yeux l’industrie de 
Paris et de noter dans chacun d’eux la rétribution qui 
est accordée à la femme. Sans nous perdre dans le 
détail infini d’une aussi minutieuse investigation, il 
est possible de diviser en quelques groupes cette im¬ 
mense armée des ouvrières parisiennes et de résumer 
en quelques traits la destinée de chacun d’eux. 

Il faut laisser de côté les classifications tracées par 
les différentes enquêtes; car ces divisions et ces sub¬ 
divisions nombreuses ont été faites en considération 
moins de l’ouvrier que des industries et des affaires. 
Les ouvriers ne sont pas irrévocablement parqués 
dans les différentes sections qui leur sont assignées 
par les commissaires de la Chambre de commerce ; 
ils passent facilement de l’une àl’autre, et telle femme, 
qui fut recensée jadis dans le groupe du vêtement, se 
trouve aujourd’hui peut-être dans celui de l’ameuble- 


108 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


ment, ayant changé de patron, mais non pas vérita¬ 
blement de métier; de même encore qu’une femme 
qui fut classée dans le groupe de l’alimentation peut 
avoir émigré depuis dans celui des industries chi¬ 
miques, sans que sa tâche soit sensiblement mo¬ 
difiée. Ainsi, ces auxiliaires modestes de l’industrie 
ne participent pas toujours à la spécialisation rigou¬ 
reuse qui semble être imposée, de notre temps, aux 
différents corps de métiers. Il faut donc constituer 
des groupes plus simples et plus élémentaires, qui 
répondent mieux aux conditions réelles des exis¬ 
tences ouvrières. 

Le premier groupe qui s’offre à nos yeux, c’est 
celui de ces femmes dont on ne saurait dire au juste 
si elles sont ouvrières, servantes ou employées. Moins 
occupées à la fabrication qu’à la vente et au débit, 
elles donnent aux marchandises la dernière façon qui 
les doit faire valoir; elles les présentent au chaland, 
elles les ornent, les habillent, les enveloppent, quel¬ 
quefois les portent à domicile ; ou bien encore elles 
tiennent les livres et font les comptes : classe immense, 
où se rencontrent, en apparence plus encore qu’en 
réalité, les extrémités de la destinée de l’ouvrière; où 
la simple robe d’indienne et le tablier blanc côtoient 
1 élégante robe de soie à longue traîne et la lingerie 
fine, où la vie se passe, tantôt dans des réduits en- 
umés, au milieu de marchandises grossières, tantôt 
dans de fastueux salons décorés avec toutes les res¬ 
sources du luxe parisien ; où l’on est en relations quo- 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 109 

tidiennes, ici avec le public affairé et besoigneux des 
quartiers commerçants et des classes laborieuses, là, 
au contraire, avec la foule oisive et opulente du high 
life. Demoiselles de boutique, dames de comptoir, 
simples servantes, quelle que soit la diversité de leur 
costume et de la figure qu’elles font dans le monde, 
elles se ressemblent toutes par certaines aptitudes et 
certaines fonctions communes; elles diffèrent plus par 
l’apparence de leur rôle que par la réalité de leur 
condition. Sous toute cette variété des dehors, on dé¬ 
couvre parmi elles une uniformité de vie, comme 
parmi les comédiennes où l’esclave se trouve quelque¬ 
fois mieux rétribuée que la reine, et où la soubrette 
est souvent l’égale, parfois même la supérieure, de la 
grande dame qu’elle paraît servir sur la scène. Ainsi, 
dans cette catégorie d’ouvrières, c’est souvent la plus 
modestement vêtue, celle que l’on rencontre dans les 
boutiques les plus simples et qui fraye avec le public 
le plus humble, c’est souvent celle-là qui a la rému¬ 
nération la plus élevée, l’aisance la plus large et la 
destinée la plus assurée. C’est un fait incontestable¬ 
ment démontré par les chiffres de l’enquête, que les 
femmes employées par les charcutiers ont des salaires 
et des gages plus élevés que les jolies et élégantes 
demoiselles qui présentent et habillent avec tant de 
grâce les bonbons chez les confiseurs ; l’on trouve aussi 
de plus hauts salaires pour les femmes occupées chez 
les vinaigriers et les moutardiers que pour celles qui 
offrent avec tant de distinction. les gâteaux et les 




no 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


glaces chez les pâtissiers en renom. Enfin, l’on frémit 
à la pensée que la plupart de ces jeunes filles, vêtues 
et parlant comme de grandes dames, n’atteignent pas 
des salaires de plus de 2 fr. 50 par jour, sans ap¬ 
point de nourriture et de logement, et que, parmi les 
294 femmes recensées chez les confiseurs, l’enquête 
n’en signale que 12 dont la rétribution soit de 3fr. 
ou plus. Cette classe d’ouvrières, d’employées et dè 
servantes, constitue un corps important de l’armée 
des ouvrières parisiennes, ou plutôt, sans former un 
corps spécial, elle s’étend dans tous les corps diffé¬ 
rents et comprend, à n’en pas douter, plus de 1 © : ou 
12,000 ouvrières. 

L’immense majorité des femmes occupées par 
l’industrie parisienne vit du travail de l’aiguille. 
M. Jules Simon a signalé que, parmi les 112,000 ou¬ 
vrières recensées par l’enquête publiée en 1851, plus 
de la moitié, soit 60,000, vivaient du travail de la 
couture : la proportion n’a pas changé depuis. Le 
groupe du vêtement, à lui seul, comptait, d’après 
1 enquête de 1860, plus de 47,000 femmes. Il est vrai 
que beaucoup d’ouvrières rangées dans le groupe 
du vêtement ne sont pas employées dans les travaux 
de couture : telles sont les blanchisseuses et repas¬ 
seuses, qui sont au nombre de près de 9,000. Mais te 
couseuses ne s’en tiennent pas au vêtement, elles en¬ 
vahissent près de la moitié des industries parisiennes: 
on les rencontre dans l’ameublement, dans les peaux 
et cuirs, dans la carrosserie, dans les équipements 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 111 

militaires, dans les articles de Paris. Il serait difficile 
de fixer ce que peut gagner une femme avec son ai¬ 
guille : du maximum au minimum les écarts sont con¬ 
sidérables. Il faut d’abord signaler toute une élite d’ou¬ 
vrières dont le talent consiste plutôt dans le goût et Fin- 
vention que dans le travail des doigts et qui, rendant 
chez les modistes et les tailleurs pour femmes des 
services exceptionnels, atteignent dessalaires de S, 6, 
8 et 10 fr. par jour 1 . C’est là une excessive minorité, 
qui ne représente pas une pour cent du nombre des 
femmes occupées à Paris par la couture. Il faudrait 
donner aussi une place à part à toutes ces ouvrières 
mobiles qui, sans être attachées à un établissement 
déterminé, sans fournir même un travail constant, 
cherchent de l’ouvrage dans les moments de détresse 
et ne s’en procurent qu’avec une grande difficulté et 
pour une rémunération presque dérisoire. La couture 
est le dernier refuge*de la femme sans appui et sans 
ressources ; aussi toutes les infortunées s’attachent 

1. D’après ï’enquête de 1860, sur 3,970 femmes travaillant pour 
les couturières, 288 gagnent 3 fr. par jour et 168 plus de 3 fr. : 
parmi ces dernières, 28 gagnent 4 fr. ; 12 gagnent 4 fr. 50; 20 attei¬ 
gnent 5 fr.; 19 vont jusqu’à 6 fr.; 1 gagne 10 fr. La lingerie em¬ 
ployait 5,106 femmes, dont 138 gagnaient 3 fr. et 144 plus de 
3 fr. : parmi ces dernières, 29 gagnaient 4 fr. ; 30 avaient 4 fr. 50 ; 
7 atteignaient 5 fr. ; 4 allaient jusqu’à 6 fr. ; 1 gagnait 8 fr. Parmi 
les modistes, sur 2,475 ouvrières, 200 gagnaient 3 fr. et 295 .plus 
de 3 fr. : parmi celles-ci, 20 gagnaient 5 fr. ; 33 gagnaient 6 fr. ; 
5 atteignaient 7 fr. ; 4 allaient jusqu’à 8 fr., et 3 obtenaient 9 fr. 
par jour. Les modistes sont de toutes les"industries à l’aiguille la plus 
favorisée sous le rapport des salaires. L’on voit combien les ré¬ 
munérations très-élevées sont rares pour les ouvrières parisiennes, 
surtout si l’on tient compte de la morte saison, deux fois plus longue 
pour les métiers cités plus haut que pour les autres corps d’état. 


112 LE TRAVAIL DES FEMMES 

avec acharnement à cette planche de salut et parvien¬ 
nent à grand’peine, malgré leurs efforts, à se soutenir 
au-dessus de l’abîme de l’indigence. Pour réussir 
comme ouvrière, surtout quand on n’est pas douée 
d’une habileté de premier ordre, ce qu’il faut avant 
tout, ce sont des relations, c’est de l’expérience et de 
l’esprit de conduite; ce qu’il faut aussi, c’est d’être 
entrée jeune dans la carrière. Il est rare que les veuves, 
jusqu’alors oisives, précipitées subitement dans l’in¬ 
dustrie par la perte de leur soutien, sachent, veuil¬ 
lent et puissent se tirer d’affaire; aussi, parmi les 
métiers qui fournissent le plus de solliciteurs à l’as¬ 
sistance publique, on a rangé en première ligne les 
travaux d’aiguille, non pas que ces travaux ne puis¬ 
sent soutenir les ouvrières même médiocres qui y 
cherchent régulièrement leur subsistance, mais parce 
que la couture devient le métier de toutes les infor¬ 
tunées qui n’en ont pas d’autre,*et que c’est à elle que 
recourent toutes les femmes que leur abandon, leurs 
maladies, leur âge, leurs charges de famille, leur 
ignorance, leurs habitudes condamnent à la misère. 
Si l’on met de côté cette légion trop nombreuse d’ou¬ 
vrières irrégulières, cet arrière-ban indiscipliné et 
décrépit, incapable de longues fatigues et d’utiles 
travaux, on voit que la grande masse des femmes 
employées dans les ouvrages d’aiguille reçoit un 
salaire qui, sans être élevé, suffit cependant à les faire 
vivre. Dans les nouveautés confectionnées, par 
exemple, les deux tiers des ouvrières gagnent 2 fr. 25 



113 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

ou plus, un cinquième à peine gagne moins de 2 fr., 
et un sixième atteint des salaires de 3 fr. ou davan¬ 
tage : c’est une des industries les mieux rétribuées de 
Paris, si toutefois l’enquête de 1860 ne nous induit pas 
en erreur 1 . Divers renseignements postérieurs nous 
confirment dans cette opinion. D’après des docu¬ 
ments communiqués, en,1867, à l’enquête du dixième 
groupe de l’exposition universelle, la maison de la 
Belle Jardinière, qui emploie 1,500 femmes, payait 
3 fr. 50 ou 4 fr. par jour aux bonnes ouvrières et 2 fr. 
ou 2 lr. 50 aux ouvrières inférieures. La maison Du- 
sautoy, qui fait travailler 2,000 femmes, déclarait au 
même moment que le salaire de ses ouvrières variait de 
2 fr. 50 à 4 fr. Nous-même, plus récemment encore, 
avons appris de la directrice des ateliers de la maison 
Godillot, que les salaires des femmes qui s’y trouvent 
employées, au nombre de plusieurs milliers, oscillent 
entre 2 fr. 50 et 3 fr. 50 ; ce sont à peu près les 
mêmes chiffres qui nous ont été donnés par la mai¬ 
son Hayem. Qu’il faille un peu rabattre de ces rensei¬ 
gnements optimistes, dus à des chefs d’industrie ou 
à leurs représentants, nous ne le contestons pas ; ce¬ 
pendant l’on peut dire que, dans les industries de 
couture, toute femme qui, meme avec une habileté 
ordinaire, a un peu de savoir-faire, quelques relations 
et de l’esprit de conduite, gagne, au minimum, 2 fr. 


1. Voir l’enquêle de 18G0, industrie 8G. Les cinq huitièmes des 
femmes qui travaillent pour les fripiers et le marché du Temple ga¬ 
gnent 2 fr. 50 ou plus : voir industrie 80. 


10 . 


114 -LE TRAVAIL DES FEMMES 

par jour et le plus souvent davantage. Mais, malheur 
aux déclassées, aux abandonnées, aux ouvrières de la 
dernière heure, qui se précipitent en toute hâte et 
sans guide dans l’arène ! elles gagneront à peine un 
morceau de pain. 

La troisième catégorie d’ouvrières que nous dis¬ 
tinguerons dans les industries parisiennes, c’est celle 
des femmes occupées aux travaux de ménage autres 
que la couture : les blanchisseuses, par exemple, les 
repasseuses, les teinturières, les dégraisseuses. Ici, 
les salaires ont une certaine fixité et ne supportent 
que de légers écarts. Les sept huitièmes des blanchis¬ 
seuses gagnent 2 fr. ou 2 fr. 50 par jour; elles ont 
souvent, en outre, soit la soupe, soit un verre de -vin, 
soit un verre d’eau-de-vie. Les salaires sont à la fois 
plus élevés et plus variables pour les femmes occu¬ 
pées chez les teinturiers et les dégraisseurs. Les quatre 
cinquièmes d’entre elles gagnent 2 fr. par jour, ou 
plus, et la moitié atteint des salaires de 3 fr. ou da¬ 
vantage : c’est là une des industries les mieux rétri¬ 
buées de Paris, surtout si l’on considère que, parmi 
les ouvrières occupées chez les teinturiers et les dé¬ 
graisseurs et gagnant moins de 2 fr. par jour, la 
moitié au moins est nourrie et logée par le patron. 
Le nombre des femmes de ce groupe peut s’élever 
à 12,000. 

La quatrième classe d’ouvrières se compose de 
celles qui sont occupées dans les articles de Paris, 
dans la bijouterie et les diverses industries de luxe. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE, .115 

-C est dans cette classe que les salaires atteignent leur 
apogée. Cependant il est très-rare, dans cette innom¬ 
brable légion des ouvrières employées aux industries 
de luxe, d’en trouver qui aient un véritable talent .et 
que l’on puisse considérer comme des artistes. «Les 
femmes n’occupent que .les plus bas échelons et ne 
font que les ouvrages les plus aisés, qui réclament 
seulement un peu d’habileté de main, sans qu’une 
longue éducation, un pénible apprentissage ou un 
goût exercé soient nécessaires. Aussi, dans ces in¬ 
dustries artistiques, les salaires des femmes, quoi¬ 
qu’ils soient relativement hauts, n’approchent pas des 
salaires des.hommes. Quelle que soit la spécialisation 
multipliée de la production de luxe à Paris, fa tâche 
des femmes, précisément parce qu’elle ne porte que 
sur la façon la plus grossière à donner aux objets, 
y est d’une assez grande uniformité. Un très-grand, 
nombre de femmes sont polisseuses pour métal ou 
pour marbre : on les trouve chez les sculpteurs en 
albatre, les fondeurs de bronze, les fabricants de 
lunes, les poteries d’étain, etc. ; beaucoup d’autres 
femmes sont brunisseuses ou vernisseuses : on les 
rencontre dans toutes les industries qui travaillent 
les métaux. Dans ces métiers, une ouvrière médiocre 
•gagne aisément 2 fr. 50 par jour, une bomie ouvrière 
atteint 3 fr., quelquefois 3 fr. 50, rarement 4 fr. 
Dans la bijouterie fine, les femmes ont quelques 
autres attributions un peu plus délicates, sans cesser 
d’être élémentaires, et qui leur valent des salaires 


116 LE TRAVAIL DES FEMMES 

élevés. C’est ainsi que plusieurs milliers d’ouvrières 
sont reperceuses ou guillocheuses. Le reperçage 
consiste à achever le découpage des ornements en 
cuivre; le guillochage a pour objet de faire sur les 
métaux, les boîtes de montre et les bijoux, des fonds 
quadrillés, vermiculaires ou autres, avec un tour, 
Ce sont des travaux faciles, qui n’exigent ni talent, 
ni goût : ils rapportent un salaire de 2 fr. 50 ou 3 fr. 
à l’ouvrière ordinaire et de 4 fr. à l’ouvrière de choix, 
D’autres femmes sont doreuses, d’autres encore 
émailleuses ou coloristes. Les gains sont à peu près 
les mêmes que dans les métiers précédents. On ren¬ 
contre encore des femmes chez les fabricants d’instru¬ 
ments de précision et d’instruments de musique et 
dans toutes les branches des articles de Paris. Dans 
toutes les professions qui composent cette quatrième 
catégorie d’ouvrières, les salaires de 2 fr. 50 sont 
la généralité, ceux de 3 fr. sont fréquents, ceux 
de 3 fr. 50, 4 fr. et plus ne sont pas très-rares. Ainsi, 
l’habileté de la main est hautement rétribuée, alors 
même qu’elle n’est guidée par aucune instruction 
et aucune aptitude intellectuelle, ce qui arrive pour 
l’immense majorité des ouvrières dont nous par¬ 
lons. Il en est autrement des femmes occupées 
dans les industries de luxe spécialement féminines, 
comme les fleuristes, les plumassières. Celles-ci ont 
beaucoup de goût et font des merveilles en leur art : 
la dextérité de leurs doigts est guidée par un sens 
intérieur, qui est vivement affecté par la grâce et 



sait en reproduire les types variés. Près de la moitié 
des femmes occupées par les plumassiers gagnent 
3 fr. ou plus ; dans les fleurs artificielles ce même 
salaire est assez fréquent, et la rétribution monte, par 
exception, à 4 fr., 5 fr., G fr., et, pour quelques-unes, 
à 10 fr. 1 Telle est l’aristocratie des ouvrières pari¬ 
siennes. Les industries de luxe fournissent, à Paris, 
le nécessaire aux femmes qu’elles emploient; elles 
donnent même un peu d’aisance aux ouvrières 
habiles, et ainsi elles remplissent leur devoir social, 
qui est, en satisfaisant les caprices innocents et légi¬ 
times de l’opulence, d’aider les classes laborieuses et 
de ne laisser manquer ni de pain, ni de gîte, ni même 
d’un peu de loisir et de superflu ces ouvrières mo¬ 
destes et habiles, qui réjouissent nos yeux par tant de 
jolis et gais ouvrages. 

La dernière catégorie que nous distinguerons 
parmi les ouvrières parisiennes, c’est celle des femmes 
de tout âge et de toute origine, les unes encore en¬ 
fants, les autres déjà vieilles, celles-ci qui ont connu 
des jours prospères, celles-là qui ont été dans le dé- 
nûment dès leur berceau, toutes dépourvues de res¬ 
sources, de relations et de savoir-faire, vouées par 
leur incapacité à tous les travaux faciles, grossiers et 
peu rétribués ; n’ayant, beaucoup du moins, aucune 
profession permanente; offrant leurs bras inhabiles et 
leur esprit inculte à toutes les occupations qui leur 

1. D’après l’cnquéte de 18G0, 5 fleuristes sur plus de 6,000 
gagnaient 10 francs. 


118 LE TRAVAIL LES FEMMES 

peuvent donner un morceau de pain. C’est la caté¬ 
gorie des incapables, des déclassées, des misérables, 
vivant tantôt des secours publics, tantôt de leur in¬ 
grat labeur, tantôt de la honte et du vice : légion im¬ 
mense qui rapproche des milliers de créatures adon¬ 
nées en apparence à des métiers différents , mais 
condamnées à la même destinée de privations maté¬ 
rielles et d’épreuves morales. C’est pour ces femmes 
que le salaire se tient à des taux tellement bas qu’on 
a peine à comprendre qu’il puisse suffire à leur sub¬ 
sistance. C’est surtout dans les industries chimiques, 
dans les fils et tissus et dans les professions non 
classées et équivoques, toujours si nombreuses dans 
les grandes villes, que se rencontrent ces ouvrières 
indigentes. Parmi les femmes employées chez les 
fabricants d’allumettes chimiques, chez les artificiers, 
chez les fabricants de chandelles, de veilleuses et de 
mèches, de gélatine ou de colle, dans l’industrie du 
caoutchouc, chez les épurateurs d’huile et de graisse, 
le plus grand nombre ne gagnent que des salaires de 
1 fr. 25, 1 fr. 50, 1 fr. 75 h Ce sont aussi là les mé¬ 
tiers les plus rebutants. Les salaires ne sont pas plus 
élevés chez les fabricants de couvertures et molle¬ 
tons, chez les filateurs de bourre de soie, chez lesfila- 
teurs et retordeurs de coton, chez les fabricants de 
ouate, chez les tisseurs de châles, etc. 2 . Dans la plu- 

1. Voir l’enquête de 1860 , les induslries 166 , 169, 170, 176 
et 179. 

2. Voir l’enquête de 1860, les industries 96,98, 104, 105,108, 
110, etc. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. Ht* 

part de ces états, la moyenne des salaires, pour les 
ouvrières-travaillant à l’atelier, n’est que de 1 fr. 50 
par jour ; quelquefois même elle est encore plus bas. 
Dans l’industrie des châles, à Paris, les trameuses ne 
gagnaient, vers 1860, que 8 fr. par semaine; les lan¬ 
ceuses obtenaient encore moins h Les effilocheurs de 
laine employaient à Paris, vers 1860, 1,155 femmes 
travaillant toutes à l’atelier : sur ce nombre, 110 ga¬ 
gnaient 1 fr. par jour, 550 gagnaient 1 fr. 25, 
420 atteignaient une rémunération de 1 fr. 50, et 
75 seulement gagnaient plus de 1 fr. 50 ; ainsi, dans 
cette industrie, la majorité des ouvrières ne touchait 
pas plus de 1 fr. 25 pour une journée de travail en 
fabrique 2 . Il semble que l’on ne puisse signaler une 
misère sans immédiatement en découvrir une plus 
grande encore. La filature des indigents, que l’en¬ 
quête de 1860 recense parmi les services publics, 
compta 1,250 ouvrières, parmi lesquelles- 1,220 fï- 
leuses ne gagnent que de 40 à 60 cent. ; l’élite de cet 
établissement philanthropique obtient 1 fr. 25 ou 
1 fr. 50 par jour. Il est incontestable, si paradoxale 
que cette opinion puisse paraître, qu’il y a certaines 
industries où l’ouvrière est moins rétribuée à Paris 
qu’en province; aussi ces industries ont-elles un 
personnel ouvrier qui, à tous les points de vue, 
semble peu recommandable. Elles sont l’asile de 

1. Voir les Ouvriers des deux mondes, tome T, pages 359 et 360. 
Monographie du tisseur en châle. 

2'. Voir dans Conquête l’industrie 102. 


J20 LE TRAVAIL DES FEMMES 

l’ignorance, delà paresse et de la débauche. L’enquête 
a signalé ce fait inouï, que toutes les filles au-dessous 
de seize ans employées dans la fabrication des allu¬ 
mettes chimiques ne savaient ni lire ni écrire sans 
une seule exception, et elles étaient au nombre 
de 181. Dans l’industrie des filateurs et retordeurs de 
laine, où la moitié des femmes gagne seulement 
1 fr. 25 ou 1 fr. 50 par jour, les industriels se plai¬ 
gnent que le chômage du lundi soit d’usage parmi les 
ouvrières. Dans l’industrie des châles, l’on dit des 
ouvrières qui restent lanceuses au delà d’un certain 
temps qu’elles doivent gagner de l’argent d’une 
autre manière. Dans les mêmes conditions d’indigence 
sont les laveuses et trieuses de chiffons, les femmes 
qui travaillent pour les fabricants de peau et les ma¬ 
roquiniers, celles qui font des ouvrages de sparterie, 
les ouvrières en bimbeloterie et beaucoup d’autres. 
Telles sont encore les femmes employées dans le bo¬ 
binage, l’enlèvement des ordures, l’arrosement et le 
curage des égouts ; le salaire de ces pauvres travail¬ 
leuses variait, d’après l’enquête de 1860, entre 1 fr. et 
1 fr. 50. Ainsi se compose cette dernière catégorie 
des ouvrières parisiennes, que l’on peut nommer la 
catégorie des incapables et des misérables. 11 y fau¬ 
drait joindre beaucoup d’autres professions plus ou 
moins avouées ou occultes, les marchandes de g⬠
teaux et les montreuses de jouets sur la voie publique, 
les femmes qui font des ménages en ville et mille 
autres métiers du même genre. On ne peut évaluer à 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 121 

moins d’une quinzaine de mille le nombre des infor¬ 
tunées qui, dans cette grande ville de Paris, se livrent 
à toutes ces tâches ingrates. L’enquête de la Chambre 
de commerce nous révèle que beaucoup, si ce n’est la 
plupart, des ouvrières si mal rétribuées dans certaines 
branches des fils et tissus et dans les industries chi¬ 
miques sont de pauvres Allemandes ou Flamandes, 
qu’une destinée cruelle a jetées sans ressources, sans 
talent et sans relations sur le pavé de Paris; Alle¬ 
mandes aussi ou Alsaciennes sont la plupaiat des ba¬ 
layeuses des rues. 

Les cinq catégories que nous venons d’indiquer 
comprennent les mille divisions des ouvrières pari¬ 
siennes. Pour connaître les ressources réelles et 
totales qui échoient à ces femmes laborieuses, il ne 
suffit pas de fixer le taux de leur rémunération quo¬ 
tidienne, il faut encore tenir compte des chômages 
forcés, que la constitution de l’industrie leur impose 
d’une manière périodique. C’est une des calamités de 
la petite industrie que ces suspensions de travail qui 
arrivent régulièrement à des époques fixées et que 
l’on nomme morte saison : le mot est impitoyable et 
exprime bien la chose ; il indique que la source des 
salaires est tarie, bien que les besoins et les exigences 
de la nature restent les mêmes; la morte saison est 
une infirmité sociale, comme la maladie est une in¬ 
firmité individuelle. Une meilleure constitution de 
l’industrie et, qu’on nous passe ce mot, une hygiène 
sociale plus rationnelle réagissent dans une forte 

41 


122 


LE TRA.VA.IE DES FEMMES 

mesure contre ce mal endémique., Ce n’est pas un 
des minces mérites de la grande industrie que d’avoir 
atténué et môme supprimé dans beaucoup de bran¬ 
ches de travail la morte saison. Mais ce fléau subsiste 
encore dans la production parisienne, et il importe 
d’en déterminer les proportions. 

L’enquête de 1860 a relevé avec un soin minutieux 
le nombre des industriels qui subissent une morte 
saison et le nombre de ceux qui en sont exempte.Il 
faut noter que ces constatations résultent des décla¬ 
rations des industriels eux-mêmes, dont quelques- 
uns pouvaient se croire intéressés à ce que leur maison 
passât pour faire des affaires toute l’année, sans in¬ 
terruption ni langueur. Quoi qu’il ensoit,sur 101,111 
industriels recensés, 36,336 ont déclaré subir chaque 
année une morte saison; 64,813 ont prétendu enêtre 
exempts. Ces chiffres donneraient les proportions 
suivantes : industries avec morte saison, 36 p. 0/0; 
industries sans morte saison, 64 p. 0/0. Le minimum 
de la morte saison, 3 p. 0/0, a été constaté dansl’ali- 
mentation;: le maximum, 67 p.0/0, dans le bâtiment, 
groupe après lequel se place immédiatement celui des 
articles de Paris- qui figure pour 64 p. 0/0. Certaines 
industries féminines sont spécialement atteintes par 
cette stagnation périodique du travail. Dans l’alimen¬ 
tation, les confiseurs ne sont fort occupés que pendant 
les mois d’octobre, de novembre et de décembre..Dans 
le groupe du vêtement, les trois quarts descouturiènes, 
des tailleurs et des modistes ont accusé des chômages 



AU UIX-NEuVlÈME SIECLE. 1-23 

qui varient de quatre à six mois et se divisent en deux 
périodes, l’une de janvier à mars, l’autre de juillet à 
septembre. Les iblandiisseuses de fin subissent une 
morte saison de cinq mois, de mai à septembre, 
époque où leur clientèle quitte Paris : les établisse¬ 
ments de chapeaux de paille manquent de travail 
pendant près de la moitié de l’année. L’industrie des 
châles subit des chômages qui pèsent sur près de la 
moitié de ses ateliers et durent quatre ou cinq mois 
divisés en deux périodes. Les fabrications de la den¬ 
telle et de la passementerie éprouvent une morte 
saison de quatre mois : il en est de même pour plus 
de la moitié (58 p. 0/0) des ateliers qui travaillent les 
métaux précieux. L’intensité du chômage porte spé¬ 
cialement sur la bijouterie fine etfausse, qu’alimentent 
les demandes du commerce d’exportation. La stagna¬ 
tion de ce commerce pendant une certaine partie de 
l’année, la multiplicité des ordres à l’approche de 
l’hiver expliquent les nombreuses variations de tra¬ 
vail constatées par l’enquête. Dans la plupart des 
autres industries, une grande partie des ateliers, 
entre le quart et les deux tiers, sont frappés de chô¬ 
mage pendant trois mois. Parmi les articles de Paris, 
ce sont les fabricants de postiches et de fleurs arti¬ 
ficielles, ainsi que les plumassiers, qui ont le plus à 
souffrir. 

Les ouvrières ont beaucoup à se plaindre de ces 
chômages périodiques, qui pèsent spécialement sur 
les industries auxquelles elles se livrent. Il importe 


124 LE TRAVAIL DÈS FEMMES 

cependant de ne se pas contenter de ce coup d’œil 
superficiel et d’examiner plus à fond l’état des choses. 
C’est déjà une consolation que près des deux tiers des 
industriels aient déclaré être exempts de morte saison, 
cela prouve qu’il y a dans la constitution actuelle de 
l’industrie une énergique réaction contre ce mal re¬ 
doutable. En effet, l’établissement de grandes mai¬ 
sons de confection tend à restreindre de plus en plus 
les chômages périodiques. Or, la confection, ce n’est 
pas seulement au vêtement qu’elle peut s’appliquer, 
c’est à tous les produits. Fabriquer d’avance, en 
grandes masses et sans commande, jeter sur le mar¬ 
ché des quantités considérables d’articles communs 
ou d’un luxe accessible au grand nombre, c’est la 
tendance actuelle de notre industrie. Les maisons qui 
ont des capitaux, du crédit et de la solidité entrent 
résolument dans cette voie. L’immensité du public 
auquel s’adresse aujourd’hui la production de luxe à 
bon marché contribue à hâter ce mouvement. Ainsi 
la petite industrie elle-même prend des habitudes 
plus régulières, et il n’y a guère que les maisons 
ayant une clientèle complètement d’élite qui échap¬ 
pent à cette impulsion : mais ces maisons sont une 
excessive minorité et n’emploient qu’un très-petit 
nombre d’ouvrières, d’ailleurs amplement rétribuées. 
Voilà comment on explique que 64 p. 0/0 des indus¬ 
triels parisiens aient déclaré ne pas subir de morte 
saison. 

Une autre cause tend à atténuer dans une propor- 


125 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

tion considérable la gravité des chômages périodiques. 
Beaucoup de ces chômages tiennent à l’éloignement, 
pendant l’été, d’une partie nombreuse de la classe 
opulente de la société parisienne. Mais cet éloigne¬ 
ment se trouve compensé dans une certaine mesure 
par l’affluence considérable d’étrangers et de provin¬ 
ciaux que la belle saison attire à Paris. Quand on dit, 
par exemple, que les blanchisseuses de fin chôment 
de juin à novembre, n’y a-t-il pas là une exagération 
singulière? Ce n’est d’abord qu’une très-minime partie 
de la classe opulente, qui peut ainsi faire une absence 
de cinq mois; puis l’on ne tient pas compte du flot 
de visiteurs qui encombrent les hôtels de Paris pen¬ 
dant la même période et qui, pour la plupart, don¬ 
nent plus ou moins d’ouvrage aux blanchisseuses de 
fin. 

Il y aurait sur ce sujet bien d’autres erreurs à re¬ 
dresser. C’en est une, et des plus graves, que de 
regarder la totalité des ouvrières des industries où 
sévit la morte saison, comme privées d’ouvrage d’une 
manière continue pendant tout le temps que dure la 
stagnation des affaires. La morte saison n’est pas la 
suspension complète, mais seulement le ralentisse¬ 
ment de la production. Elle entraîne cette alternative 
ou de faire licencier une partie du personnel ordi¬ 
naire, ou, si le personnel reste le même, de ne donner 
à chaque ouvrière que la moitié ou le tiers de l’ou¬ 
vrage qu’elle avait auparavant. Mais jamais il n’ar¬ 
rive que toutes les ouvrières soient entièrement privées 


126 LE TRAVAIL DES FEMMES 

de travail. L’enquête de 1860 nous offre un exemple 
du premier effet de la morte saison -. -après avoir re¬ 
censé 904 ouvriers dans l’industrie des chapeaux de 
paille, les rédacteurs de l’enquête font remarquer que, 
d’après les renseignements donnés par plusieurs in¬ 
dustriels, le nombre réel des ouvriers devrait être de 
2,500, et que la différence entre ce dernier nombre et 
le précédent provenait de l’époque où s’était fait le 
recensement, c’est-à-dire en pleine morte saison. 
Ainsi la morte saison pourrait avoir pour effet de ré¬ 
duire de près des deux tiers le personnel ouvrier 1 . 
D’un autre côté, M. Jules Simon met en lumière 
l’autre conséquence possible de cette stagnation des 
affaires, en signalant, au sujet des reperceuses de mé¬ 
taux, que ces ouvrières pendant trois mois de l’année 
ne trouvent pas à s’occuper plus de deux jours par 
semaine. 

Ce serait encore exagérer les rigueurs de la morte 
saison que de regarder comme absolument dénuées 
de ressources les ouvrières que leur industrie laisse 
alors sans travail. Les femmes, sur ce point, sont plus 
heureuses que les hommes. Elles peuvent se rejeter, 
pour la plupart, sur des travaux qui offrent une ré¬ 
munération moindre, il est vrai, mais dont on doit 
tenir compte. L’enquête de la chambre de commerce 
nous apprend que les ouvriers en chapeaux de paille 
s’occupent, pour la plupart, pendant les chômages,.à 


1. Voir l’enquôte de 1S GO, industrie 71. 


AU UÏX-NE'UViÈME SIECLE. 12“ 

d’autres industries. Elle nous dit également que les 
ouvriers des tailleurs sur mesure, qui subissaient 
autrefois delongschômagespendant six mois, trouvent 
aujourd’hui de l’ouvrage chez les confectionneurs aux 
époques de l’année où leurs ateliers ne leur offrent 
plus d’occupation 1 . La couture du linge de maison, 
draps de lit, nappes, serviettes, est la ressource de la 
plupart des ouvrières en lingerie pendant les chô¬ 
mages. Les brodeuses habiles font pendant la morte 
saison des entre-deux et des cols Marie. Nous multi¬ 
plierions à l’infini de pareils exemples. Il y a un certain 
nombre d’industries qui sont ainsi les succédanées 
d’industries plus importantes et plus relevées : de là 
viennent les salaires très-bas que l’on rencontre 
dans quelques métiers : c’est que ces métiers ne 
vivent qu’à l’ombre d’autres plus importants : ils ont 
un personnel, non pas permanent, mais d’occasion et 
de passage, qui, ne cherchant qu’à utiliser les heures 
perdues pour l’industrie principale, accepte une ré¬ 
tribution réduite. On le voit, la morte • saison n’est 
jamais complètement improductive. Il en est d’elle 
comme de la terre qui, sous un bon régime de cul¬ 
ture, ne présente pas de jachères, mais seulement 
une alternance de récoltes, dont quelques-unes, il est 
vrai, sont moins rémunératrices, mais qui toutes, 
cependant, donnent un certain revenu. 

Telles sont les considérations que l’on perd trop 


1. Voir l’enquête de Ï8C0, industrie 80» 


128 LE TRAVAIL DES FEMMES 

souvent de vue, quand on parle de la morte saison. 
11 n’en est pas moins vrai que c’est un fléau, qu’il est 
désirable de voir disparaître par les développements 
de la grande industrie et de la confection. Réduite 
aux proportions que nous avons indiquées, la morte 
saison laisse encore un gain à l’ouvrière : mais ce 
gain est généralement moitié moindre qu’en temps 
normal. Comme compensation à la morte saison, 
on a les heures supplémentaires, qui sont surtout 
nombreuses dans les industries où la mode prévaut et 
ou les commandes affluent à la fois, c’est-à-dire pré¬ 
cisément dans celles où les chômages périodiques et 
forcés durent le plus. Nous admettons volontiers que 
la compensation entre les heures supplémentaires et 
la morte saison est loin d’être complète ; il reste un 
déficit : à combien l’estimer? Nous pensons que pour 
une morte saison de trois mois, si l’on tient compte 
de toutes les circonstances relatées plus haut, l’on fait 
la part large à la misère en retranchant du salaire 
annuel le montant de trente journées de travail. Ainsi 
pour l’ouvrière parisienne, qui gagne 2 francs par 
jour, il faudrait calculer 280 journées de travail par 
an et, si l’on fait entrer la maladie en ligne décompté, 
270 journées productives seulement, ce qui donnerait 
une rémunération annuelle de 540 fr. Une somme de 
540 fr. qui tombe dans un ménage déjà soutenu par 
le salaire du mari peut y apporter l’aisance; mais 
quand avec ces maigres ressources une femme seule, 
fille ou veuve, doit suffire à tous ses besoins dans 


12!) 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

une ville comme Paris, que de privations, que de 
qualités domestiques, que d’efforts sur soi-même un 
budget aussi réduit u’impose-t-il pas? et quand une 
fatalité rigoureuse a assigné ces 540 fr. comme 
unique ressource à une femme délaissée, ayant charge 
d’enfants en bas âge, alors, c’est l’indigence, c’est-à- 
dire le bureau de secours, la prostitution ou d’hor¬ 
ribles souffrances. 


130 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


CHAPITRE V 


Des causes d’inégalité entre les salaires des hommes et les salaires des 
femmes. — Considérations diverses sur les industries féminines, 


Il a toujours existé une différence notable entre le 
salaire des hommes et le salaire des femmes. Cette 
différence, à quoi tient-elle? A-t-elle une cause natu¬ 
relle, immanente et permanente? Est-elle due, au 
contraire, à certaines circonstances accidentelles et 
transitoires? Si la femme est moins bien partagée que 
l’homme dans la distribution des produits, est-ce à 
la société, à la nature ou à elle-même qu’elle doit 
s’en prendre? Doit-on regarder cette différence entre 
les salaires des deux sexes comme destinée à toujours 
exister? Doit-on croire, au contraire, qu’elle finira par 
disparaître? Tout au moins, ne peut-on espérer la 
voir s amoindrir? Graves questions, que les esprits 
timides peuvent craindre d’aborder, mais qu’il im- 
porte d éclairer à la lueur de la réflexion et de l’ex¬ 
périence. 

Certains économistes croient expliquer l’écart entre 
le salaire de 1 ouvrier et celui de l’ouvrière, par ce 
principe que la rétribution est en raison des besoins 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 131 

du travailleur et que, les besoins de la femme 
étant inférieurs à ceux de l’homme, il est naturel 
que la rétribution de celui-ci soit supérieure à la 
rétribution de celle-là. Cette explication nous paraît 
fort insuffisante. Ce ne sont pas du tout les besoins 
du salarié qui déterminent le taux du salaire. Une 
preuve évidente de la fausseté de ce prétendu théo¬ 
rème, c’est que les besoins de l’homme et de la 
femme ne sont pas une quantité constante. Ici le be¬ 
soin, c’est de manger de la viande deux fois par 
jour; là, c’est d’en manger les jours fériés ou deux 
fois par semaine; plus loin, c’est de manger des ch⬠
taignes ou de la galette de sarrasin. Ici, l’ouvrier a 
besoin de bons vêtements bourgeois; ailleurs, il se 
contente de guenilles. Bien loin que le besoin soit la 
cause et la règle du salaire, c’est le salaire qui est la 
cause et la règle des besoins et qui leur permet de se 
développer et de se produire. Si la différence des be¬ 
soins était la seule ou la principale cause de l’inéga¬ 
lité des salaires entre l’homme et la femme, cette' 
inégalité ne serait pas aussi grande. La différence des 
besoins pour les deux sexes n’existe, en effet, que 
pour la nourriture; car l’on admettra que le loge¬ 
ment, l’habillement, le chauffage, coûtent à peu près 
aussi cher à la femme qu’à l’homme. Il est impossible 
de supposer que la nourriture prenne plus de la moi¬ 
tié du budget même le plus réduit.; on ne peut, d’un 
autre côté, évaluer à- plus d’un tiers la différence 
entre la nourriture nécessaire à une femme et la 


132 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


nourriture nécessaire à un homme h II résulterait de 
ce qui précède, que les besoins de la femme seraient 
inférieurs d’un sixième aux besoins de l’homme. Or 
l’écart entre les salaires de la femme et ceux de 
l’homme varient de la moitié en plus au double, sui¬ 
vant les industries et les pays 2 , preuve évidente que 
l’inégalité entre les salaires des deux sexes ne vient 
pas de l’inégalité des besoins. D’ailleurs, en quoi les 
besoins d’une tisseuse au métier mécanique sont-ils 
plus grands que ceux d’une dentelière? ouïes besoins 
d’une mécanicienne (employée à la machine à cou¬ 
dre) plus grands que ceux de la couseuse à la main? 

Quelle est donc la cause de cet écart entre les sa¬ 
laires de l’homme et les salaires de la femme ? Yoici, 
croyons-nous, la seule explication raisonnable qu’on 
en puisse donner. Le travail humain est une marchan¬ 
dise qui se paye d’autant mieux qu’elle est plus de¬ 
mandée et moins offerte. Il n’est pas besoin d’être un 

1. A Lodève on calculait, il y a une dizaine d’années, que la vie 
animale revenait à 7 5 centimes par jour pour un homme, à 65 cent, 
pour une femme. A Elbeuf, vers la même époque, on estimait la 
nourriture d’une ouvrière à 60 ou 80 centimes par jour, colle d'un 
ouvrier à 90 centimes ou 1 fr. (Voir Reybaud. La Laine, pages 71 
et 121.) 

2. Nous prenons au hasard quelques chiffres dans l’ouvrage de 
M. Louis Reybaud sur la laine : à Amiens, les femmes employées 
dans l’atelier commun gagnent 1 fr. 25; 1 fr. 50; 1 fr. 75; 2 fr.; 
les hommes 2 fr. 50 ; 3 fr. ; 3 fr. 50. A Roubaix,’les ûleurs gagnent 
2 fr. 50, les flleuses, 1 fr. 60. A Fourmies dans la filature, les femmes 
obtiennent de 1 fr. 30 à 1 fr. 50 ; un bon flleur gagne 4 fr. (Rey¬ 
baud. La Laine, pages 393, 238, 182.) Nous recueillons ces chiffres, 
sans choix, en feuilletant le livre. Peu importe qu’ils se soient mo¬ 
difiés depuis. A Paris, d’après la dernière enquête, le salaire moyen 
de l’ouvrier est plus du double du salaire moyen de l’ouvrière, celui- 
ci étant de 2 fr. 14 et l’autre de 4 fr. 57. 


133 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

économiste bien éminent pour savoir que les prix 
d’une denrée sont d’autant plus élevés et d’autant 
plus fermes que les débouchés sont plus nombreux 
et variés, que l’étendue du marché est plus grande. 
Il en est de même pour la main-d’œuvre : plus vaste 
est le champ d’emploi qui lui est ouvert, the field of 
employment , selon l’expression anglaise, plus la ré¬ 
munération du travail a de chances d’être élevée. 
Or, qu’arrive-t-il? Les bras de l’homme ont un champ 
d’emploi presque illimité ; tous les ouvrages qui de¬ 
mandent de la force leur sont accessibles; les travaux 
qui réclament de l’adresse ne leur sont pas non plus 
fermés , car l’on voit, en Belgique, des hommes, 
de jeunes garçons du moins, faire de la dentelle; l’on 
rencontre, en Suisse, des pâtres faisant de la bro¬ 
derie, et dans tout le Midi le travail - de la soie a occupé 
presque autant d’ouvriers que d’ouvrières. Les fem¬ 
mes, au contraire, n’ont qu’un champ d’emploi limité. 
Les travaux de force leur sont presque fermés ; il ne 
leur reste que les travaux d’adresse : or, jusqu’à ces 
derniers temps, notre civilisation, encore grossière et 
peu aidée par les secours de la science, réclamait 
beaucoup plus de travaux de force que de travaux 
d’adresse, c’est-à-dire que le champ d’emploi des 
hommes a toujours été beaucoup plus étendu que le 
champ d’emploi des femmes. A cette cause naturelle 
d’infériorité s’enjoignent d’autres qui proviennent de 
notre état social et de nos mœurs. Non-seulement les 
débouchés de la main-d’œuvre féminine ont toujours 


134 LE TRAVAIL DES FEMMES 

été jusqu’ici beaucoup plus restreints et moins variés 
que les débouchés de la main-d’œuvre masculine, par 
la nature même des choses et la constitution physique 
des deux sexes ; mais, d’un autre côté, l’éducation 
des femmes a été moins développée que celle des 
hommes : leurs facultés ont été moins cultivées. 
Ainsi, le champ d’emploi du travail féminin, déjà 
restreint par la nature, s’est trouvé encore rétréci par 
le défaut d’instruction des femmes. Non-seulement les 
ouvrières ont été exclues par une incapacité con¬ 
stitutive de la plupart des travaux qui réclament de 
la force, mais encore, dans les travaux qui ne de¬ 
mandent que de l’adresse, leur manque d’éduca¬ 
tion les a rendues presque toujours inférieures aux 
hommes. Lès seules causes véritables de l’avilisse¬ 
ment du salaire des ouvrières, c’est donc que les car¬ 
rières ouvertes a l’activité des femmes sont peu nom¬ 
breuses, qu’elles s’y précipitent toutes en foule; qu’en 
outre, dans plusieurs de ces industries où elfes 
prennent place, le manque de développement intel¬ 
lectuel et l’ignorance professionnelle ne leur per¬ 
mettent d occuper que les derniers échelons. Les 
industries féminines sont encombrées; le marché de 
lamain-d œuvre des femmes, pour nous servir d’une 
expression anglaise, est toujours ovevstockeè (sur¬ 
chargé), il est donc naturel que cette main-d’œuvre soit 
dépréciée. Prenons quelques exemples : Si le travail 
de la dentelle ne donne pas plus- de 60 à 80 centimes 
a ros ouvrières de l’Auvergne ou de la Normandie, et 


A® DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 135 

si le travail de la broderie ne fournit guère plus de 
1 franc aux ouvrières de la Lorraine, croit-on que 
cette médiocrité de la rémunération vienne de ce que 
ces ouvrières ont peu de besoins ? Supposons un mo¬ 
ment que leurs besoins deviennent plus grands, pense- 
t-on que leurs salaires augmenteraient? Mais si, dans 
une industrie où la main-d’œuvre entre pour 80 p. 0/0 
dans le prix du produit, le salaire venait à s’élever 
d’un quart, d’un cinquième, d’une quantité quel¬ 
conque, n’est-il pas évident que le prix des produits 
devrait hausser et par suite la consommation se res¬ 
treindre , ce qui provoquerait soit des chômages, soit 
le retour des salaires à leur taux primitif? On attribue 
souvent la cause suivante à la médiocrité du salaire des 
femmes : une grande partie des ouvrières, étant sou¬ 
tenues par leurs maris ou leurs familles, se montrent, 
dit-on, peu exigentes, ce qui déprécie, en général, 
la main-d’œuvre de toutes les femmes de la même 
industrie. Mais supposons que toutes les dentelières 
et toutes les brodeuses montrent le maximum d’exi¬ 
gence, il n’en est pas moins vrai que leur salaire ne 
pourrait hausser qu’à la condition que les produits 
subissent une hausse, ce qui, pour des articles de 
luxe, aurait l'inévitable résultat de diminuer la con¬ 
sommation. Le taux de la main-d’œuvre, dans ces 
industries, ne pourrait s’élever normalement qu’à 
l’une de ces trois conditions : ou bien que le nombre 
des ouvrières diminuât, de manière à ce qu’elles 
pussent toutes rester occupées même après que la 


136 LE TRAVAIL DES FEMMES 

fabrication se serait restreinte par suite de la hausse 
des produits qui suivrait inévitablement la hausse des 
salaires ; ou que la qualité du travail fût meilleure, 
ce qui inviterait le consommateur à en offrir un prix 
plus élevé; ou bien, enfin, que les progrès de la ri¬ 
chesse générale et le goût plus grand des objets de 
luxe créassent une plus forte demande de ce genre 
de produits. Hors de ces trois cas, il est impossible 
que la main-d’œuvre des dentelières ou des bro¬ 
deuses puisse s’élever d’une manière durable. Ainsi, 
la dépréciation du travail des femmes a pour cause, 
non la médiocrité de leurs besoins, non la situation 
d’un grand nombre d’entre elles dans la famille, 
mais l’exiguïté des débouchés qui sont ouverts à la 
main -d’œuvre féminine. 

L’économiste habitué à de minutieuses analyses 
découvre encore d’autres causes de la dépréciation 
des salaires des femmes. Il est une observation qui 
n’a pas encore été faite, croyons-nous, et qui a son 
importance : c’est que les industries spécialement 
féminines ne comportent pas une grande division du 
travail, ni une fréquente intervention de la méca¬ 
nique; la dentelière, la brodeuse font à elles seules 
toute la dentelle et toute la broderie ; alors même 
que le travail subit une division matérielle, comme 
pour le point d’Alençon et la broderie de Nancy, il 
n en est pas moins vrai que la mécanique n’intervient 
pas dans l’ouvrage. Or, ces faits ont des consé¬ 
quences très-graves par rapport au taux des salaires. 


AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 137 

En effet, une industrie qui n’admet pas dans ses opé¬ 
rations l’intervention des machines est nécessaire - 
ment une industrie très-stationnaire, peu progressive, 
toujours identique à elle-même. De plus, c’est une 
industrie où le prix de la main-d’œuvre constitue 
presque à lui seul le prix des produits, ainsi que nous 
l’avons vu plus haut pour la broderie et la dentelle. 
Or, ce sont là des conditions très-défavorables pour les 
salaires. En effet, dans de pareilles industries toute 
hausse du taux des salaires devant se répercuter en 
proportion presque égale dans le prix des produits, il 
en résulte qu’une hausse du taux des salaires, si elle 
n’est pas tout à fait impossible, est d’une immense 
difficulté, puisque, à moins d’un grand progrès dans 
la richesse générale de la société, elle aurait pour ré¬ 
sultat un rétrécissement notable dans la demande des 
produits, et par conséquent dans la production. Si 
l’on veut bien réfléchir et comparer, l’on verra qu’il 
en est tout différemment dans la plupart des in¬ 
dustries masculines. Prenons pour exemple les ou¬ 
vriers qui travaillent le fer : la main-d’œuvre, dans de 
pareils travaux, bien loin de constituer la presque- 
totalité du prix des produits, n’y entre que pour une 
part secondaire ; d’ou il résulte que les salaires des 
ouvriers en fer peuvent hausser, sans une hausse abso¬ 
lument correspondante dans le prix des articles fa¬ 
briqués par eux ; il peut même arriver que la main- 
d’œuvre des ouvriers en fer s’élève et que le prix des 
produits auxquels ils travaillent reste, nonobstant, 


138 LE TRAVAIL DES FEMMES 

stationnaire, ou même subisse une baisse ; car, l'in¬ 
dustrie du fer admettant l’emploi de la mécanique 
dans la plupart de ses opérations, tout progrès dais 
les machines, dans les procédés, toute épargne dans 
le combustible, mille autres circonstances peuvent 
compenser et détruire, quant aux prix, l’effet de la 
hausse des salaires. Nous insistons sur cette observa¬ 
tion, que nous n’avons vue nulle part mentionnée: 
plus une industrie est divisée, plus elle emploie les 
machines, plus elle est progressive, plus aussi les 
salaires ont chance de s’élever sans contre-coup, par 
la force des choses, grâce aux progrès des méthodes 
et des moyens de fabrication. Réciproquement, quand 
une industrie est peu ou point divisée, quand elle n’ad¬ 
met pas les machines, quand, en un mot, la main- 
d’œuvre y constitue la presque totalité des produits, 
il est extrêmement difficile que les salaires y puissent 
hausser. Ils sont presque voués, pour l’éternité, à l’état 
stationnaire; or, malheureusement, c’est là la situation 
de la plupart des industries féminines et c’est la cause 
trop inaperçue de la permanence de ces salaires exi¬ 
gus, en dépit de toutes les plaintes et de tous les ef¬ 
forts des intéressés ou des philanthropes. 

Nous avons attribué aussi pour cause à l’infériorité 
des salaires des femmes, relativement aux salaires des 
hommes, les différences d’éducation et d’instruction. 
En effet, même dans les industries divisées et pro¬ 
gressives où les femmes ont accès, elles sont enchaî¬ 
nées aux derniers échelons du travail, elles ne peuvent 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 139 

se livrer qu’aux opérations les plus élémentaires, celles 
qui demandent le moins de culture et d’apprentissage. 
Prenons quelques exemples. Voici l’orfèvrerie et la bi¬ 
jouterie, qui, dans l’industrie de Paris, emploient éga¬ 
lement les hommes et les femmes. Quel y est le rôle 
des uns et des autres? Les femmes sont reperceuses, 
brunisseuses, polisseuses, elles sont encore guillo- 
cheuses : métiers faciles, qui n’exigent ni beaucoup 
d’art ni beaucoup d’étude. Les hommes font d’abord 
concurrence aux femmes dans toutes ces opérations 
simples et aisées, mais en outre ils sont modeleurs, 
dessinateurs, graveurs, ciseleurs, décorateurs, mon¬ 
teurs, etc. 1 . L’herboristerie, la droguerie sont aussi 
ouvertes aux hommes et aux femmes ; mais, tandis 
que les hommes sont ouvriers manipulateurs et gar¬ 
çons de laboratoire, les femmes sont trieuses, empa- 
queteuses, colleuses d’étiquettes 2 . Dans les fabriques 
de porcelaine, les femmes sont émailleuses, décal- 
queuses; les hommes sont peintres, floristes, figu- 
ristes, armoristes 3 . Dans l’imprimerie, les femmes 
sont surtout margeuses, régleuses, plieuses et bro¬ 
cheuses ; les hommes sont protes, correcteurs, met¬ 
teurs en page, compositeurs. Dans la photographie, 
les femmes sont retouche uses et colleuses ; les hommes 
sont peintres et miniaturistes. Que l’on parcoure l’en- 


1. Enquête de 1860, industries 158 et suivantes ; aussi indus¬ 
tries 205, 212. 

2. Voir, dans l’enquête, l’industrie 18-3. 

3. Ibid., industries 184 et 185. 


MO LE TRAVAIL DES FEMMES 

quête de la Chambre de commerce de Paris, spéciale¬ 
ment les industries qui composent le groupe M 
(or, argent, platine), le groupe IX (imprimerie, 
gravure, papeterie), la première partie du groupe I 
(instruments de précision, instruments de musique et 
horlogerie), la cinquième partie du même groupe 
(articles de Paris), et l’on verra que dans toutes ces 
industries les femmes, qui y sont employées en grand 
nombre, n’ont que les travaux les plus simples, les 
plus rudimentaires et qu’elles sont presque exclues, 
au bénéfice des hommes, de toutes les professions 
qui, sans demander plus de force, réclament plus 
d’étude et d’apprentissage. 

Nous avons déterminé les principales causes de 
l’inégalité des salaires entre les deux sexes : que 
cloit-on penser de la durée de cette inégalité dans 
l’avenir? Question grave, pour la solution de laquelle, 
à notre sens, les lumières ne manquent pas. Nous 
avons dit que le champ d’emploi de la main-d’œuvre 
masculine avait toujours été beaucoup plus étendu 
que le champ d’emploi de la main-d’œuvre féminine, 
et nous en avons donné deux raisons : d’abord l’état 
de notre civilisation qui, encore grossière et peu aidée 
par la science, réclamait jusqu’eà ces derniers temps 
et réclame encore infiniment plus de travaux de force 
que de travaux d’adresse ; ensuite l’état de nos mœurs 
qui a rendu jusqu’ici l’éducation des filles beaucoup 
plus bornée que l’éducation des garçons, leur appren¬ 
tissage plus court et leur instruction professionnelle 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 141 

plus restreinte. Or, ces circonstances, si défavorables 
à la femme, doivent-elles être regardées comme nor¬ 
males, permanentes, essentielles à la société humaine ? 
Nous ne le pensons pas-Nous croyons que la diffé¬ 
rence entre les salaires des hommes et les salaires des 
femmes s’affaiblira avec le temps, que les deux ni¬ 
veaux se rapprocheront. Ce ne sont pas là des conjec¬ 
tures : un simple coup d’œil sur la marche de l’in¬ 
dustrie et de la civilisation doit nous convaincre que 
eette tendance existe et qu’elle se manifeste chaque 
jour davantage. 

La civilisation se raffine de plus en plus ; de plus 
en plus aussi elle a recours aux lumières de la science, 
c’est-à-dire que les travaux de force tendent sans 
cesse à se transformer en travaux d'adresse : les ma¬ 
chines faisant les gros ouvrages, le rôle de la surveil¬ 
lance, de l’attention, de l’habileté devient de plus en 
plus accentué. Or, la femme est aussi capable d’habi¬ 
leté, d’attention et de surveillance que l’homme lui- 
même. Du moment que, au lieu de soulever des far¬ 
deaux avec les bras ou de pousser de lourds instru¬ 
ments avec les genoux, il suffit de mouvoir légère¬ 
ment les doigts pour renouer ou rajuster des fils, la 
femme est l’égale de l’homme, parfois sa supérieure. 
C’est ce que la grande industrie nous a montré. Il fut 
un temps où l’on disait en proverbe, dans le comté 
d’York, que le travail de la laine était un travail 
d’homme. Ce temps-là n’est plus. Les tissages méca¬ 
niques, pour la laine comme pour le lin, emploient 


142 LE TRAVAIL DES FEMMES 

plus de femmes que d’hommes, et généralement 
ceux-ci gagnent moins que celles-là. Un grand in¬ 
dustriel nous a dit que, dans son atelier de tissage 
pour le lin, il y a 12 femmes qui conduisent deux 
métiers et pas un seul homme qui puisse ou veuille 
en faire autant. 

Une grande cause de nivellement entre les salaires 
des hommes et les salaires des femmes, c’est le travail 
aux pièces ou à la tâche, qui de plus en plus s’intro¬ 
duit dans toutes les industries et parvient à régir la 
plupart des opérations manufacturières. Devant le tra¬ 
vail aux pièces, il n’y a plus d’inégalité de situation 
entre les deux sexes. L’on ne peut plus parler de la 
diversité des besoins, de la différence de position dans 
la société civile ou dans la famille. Avec une impar¬ 
tialité incontestée, le travail aux pièces paye chacun, 
homme ou femme, selon ses œuvres : c’est la loi de 
justice, aveugle, incorruptible et inexorable. Il n’est 
pas rare, même maintenant, qu’une jeune fille gagne 
plus que son père dans la force de l’âge; qu’une 
femme contribue aux dépenses du ménage dans une 
proportion plus forte que son mari : les livres des tis¬ 
sages mécaniques nous fourniraient beaucoup de pa¬ 
reils exemples. 

La différence d’éducation entre les deux sexes a 
elle-même une tendance, si ce n’est à disparaître, èu 
moins à s’amoindrir : telles sont les raisons qui nous 
font croire à un affaiblissement progressif de l’inéga¬ 
lité entre les salaires des hommes et les salaires des 



AIT DIX-NEUVIÈME SIECLE. 143 

femmes; ce mouvement a déjà commencé, et c’est la 
grande industrie qui en est l’agent. Tandis que, dans 
la petite industrie, d’après l’enquête de la Chambre 
de commerce de Paris, le salaire moyen de l’homme 
est plus du double du salaire moyen de la femme ; 
dans les filatures, la différence des salaires entre les 
deux sexes ne se trouve plus être que du tiers; dans 
les tissages mécaniques, l’inégalité disparaît ou même 
se retourne en faveur des femmes. 

Ainsi, ravénement de la grande industrie a été 
pour la femme, au point de vue du salaire, un im¬ 
mense bienfait ; elle a relevé sa position presque au 
niveau de la position de l’homme , elle l’a associée à 
des travaux qui, se perfectionnant de jour en jour, 
non-seulement donnent une rémunération considé¬ 
rable dans le présent, mais promettent même une 
rémunération plus ample dans l’avenir. Tandis que la 
brodeuse et la dentelière, se livrant à une industrie sta¬ 
tionnaire, ne peuvent guère s’attendre à une hausse 
des salaires, la tisseuse, occupée à une industrie pro¬ 
gressive où des améliorations s-accomplissent chaque 
jour, peut espérer que ces perfectionnements, en fa¬ 
cilitant ou accélérant sa tâche, en diminuant les prix 
et créant une plus grande demande, élèveront sa ré¬ 
munération. Qu’au lieu de conduire un métier, elle 
trouve te moyen d’en conduire deux, il n’est pas dou¬ 
teux qu’elle ne recueille un salaire pl'us considérable. 
Qu’au lieu de battre 120 coups à la minute, le métier 
arrive à battre 140 coups, ou 180, ou 240 même, ee 


144 LE travail des femmes 

sera encore là pour elle une source d’élévation de sa¬ 
laires ; car il y a une différence énorme entre l’ou¬ 
vrière qui est enchaînée à une industrie immobile et 
toujours identique à elle-même et l’ouvrière qui par¬ 
ticipe à une industrie perfectible : le sort de cette 
dernière tend à s’élever sans cesse, tandis que la des¬ 
tinée de la première semble devoir être immuable. 

Telle a été l’influence de la manufacture sur le sort 
des ouvrières qu’elle emploie, mais comment a-t-elle 
affecté la condition des ouvrières qu’elle laissait en 
dehors de ses murs? La manufacture, a-t-on dit, rend 
de plus en plus impossible le travail de la femme à 
domicile et déprime, jusqu’à l’anéantir presque, le 
salaire des ouvrières qu’elle n’appelle pas dans son 
sein. Cette observation n’est pas d’une exactitude ab¬ 
solue. Il est vrai que le travail à la mécanique ne 
supporte pas la concurrence du travail à la main. On 
ne peut plus filer avec le rouet ou la quenouille; on 
ne peut plus peigner la laine avec les grossiers instru¬ 
ments d’autrefois; bientôt l’on ne pourra plus bobiner 
ou dévider à domicile ; les simples travaux de couture 
à l’aiguille vont peut-être devenir moins rémunéra¬ 
teurs. Mais il n’en résulte pas que toute industrie à 
domicile soit nécessairement dépréciée par l’établis¬ 
sement des manufactures. Tout au contraire : l’indus¬ 
trie à domicile, qui ne fait pas une concurrence di¬ 
recte à l’industrie manufacturière, bien loin de souf¬ 
frir du voisinage des usines, ne peut que s’en trouver 
bien. Supposez que dans un pays de dentelières ou 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 145 

de brodeuses, l’on établisse des filatures ou des tis¬ 
sages, les brodeuses et les dentelières devront s’en féli¬ 
citer. En effet, ces tissages et ces filatures conviant un 
certain nombre de femmes à leurs travaux, les indus¬ 
tries de la dentelle ou de la broderie, qui étaient en¬ 
combrées, se trouveront déchargées : les ouvrières, 
moins nombreuses, seront dans une position un peu 
meilleure pour obtenir des salaires plus élevés. L’on 
ne peut douter, par exemple, qu’en Belgique les 
écoles communales d’apprentissage pour le tissage 
n’aient eu un bon effet sur le sort des dentelières, 
qu’il n’en ait été de même dans le département du 
Nord, de même dans le Calvados, de même dans les 
Vosges pour les brodeuses. La manufacture ne tue 
que les industries à domicile qui lui font con¬ 
currence : elle ne peut qu’élever la main-d’œuvre des 
autres industries à domicile non similaires. 


43 


146 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


CHAPITRE VI 


De l’instruction des femmes employées dans l’industrie. 


S’il est vrai que l’humme ne vive pas seulement de 
pain, ce mot est encore plus juste appliqué spéciale¬ 
ment à la femme. Pour atteindre son naturel déve¬ 
loppement, pour remplir dignement les tâches mul¬ 
tiples qui lui sont confiées par le ciel, il faut à la 
femme autre chose qu’un salaire rémunérateur. Il lui 
faut une instruction, si ce n’est étendue, variée du 
moins. Il lui faut une foule de notions et de connais¬ 
sances acquises, auxquelles l’instinct ne peut suffire, 
ni le sentiment suppléer. Épouse et mère, la nature 
l’a destinée à être ménagère et éducatrice ; mais cette 
vocation demande un apprentissage et une instruc¬ 
tion. Soit par l’enseignement didactique de l’école, 
soit par la tradition inconsciente de la famille, la 
femme a beaucoup à apprendre, beaucoup à retenir, 
pour savoir être ce qu’elle doit être : une épouse effi¬ 
cace, une mère capable. 

Telle est la conception que l’on se doit faire du but 
et de la portée de l’instruction de la femme. Ce serait 
une singulière étroitesse d’esprit et une bien grande 


147 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

vulgarité de sentiment que de ne demander à la 
femme qu’une instruction alphabétaire et de ne rien 
voir pour elle au delà de la lecture, de 1 écriture, des 
quatre règles, de la géographie et de l’orthographe. 
Nous ne saurions être suspect, assurément, d'inimi¬ 
tié, ni même d’indifférence pour les notions scolaires; 
mais, si le choix nous était donné de meubler l’esprit 
de la femme de toutes les connaissances que l’on peut 
puiser dans nos écoles ou de la former à ces sciences 
pratiques, à ces arts essentiels : la tenue de ménage, 
la cuisine, la couture, l’esprit d’ordre, l’hygiène, 
l’éducation matérielle et morale de l’enfance, certai¬ 
nement nous n’hésiterions pas, et nous regarderions 
la femme, qui ignorerait toutes ces choses si simples 
et si difficiles à la fois, comme beaucoup plus incom¬ 
plète que celle qui, les connaissant, ne saurait ni 
déchiffrer une ligne, ni faire le plus élémentaire 
calcul. 

Ainsi, l’instruction des femmes, c’est-à-dire l’en¬ 
semble des données qui leur sont nécessaires pour 
accomplir dignement leur tâche en cette vie, a une 
autre mesure que l’instruction des hommes. Ce n’est 
pas qu’aux unes comme aux autres il ne soit infini¬ 
ment utile, même indispensable, de savoir lire, écrire, 
compter; mais cette utilité pour la femme est encore 
primée par utilité supérieure : cet enseignement sco¬ 
laire, si haut que nous le placions, est pour elle moins 
important que l’enseignement domestique. Voilà 
pourquoi, dans nos recherches sur l’instruction des 


148 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


femmes employées dans l’industrie, nous ferons deux 
parts : l’une pour cet enseignement scolaire, qui a 
pour but des connaissances limitées et précises; 
l’autre pour cet enseignement domestique, qui a pour 
objet l’ensemble même de la vie intérieure. 

Beaucoup de statistiques sont faites dans tous les 
pays sur l’enseignement primaire. Aussi éprouvons- 
nous quelque confusion à reconnaître que, pour la 
question qui nous occupe, c’est-à-dire pour l’instruc¬ 
tion des ouvrières employées dans la grande et dans 
la petite industrie, les renseignements précis, officiels, 
nous font presque complètement défaut. Cependant 
nous avons frappé à toutes les portes : nous nous 
sommes adressé au ministre, pour qu’il nous procu¬ 
rât ou nous indiquât des tableaux statistiques, où le 
degré d’instruction des populations urbaines et in¬ 
dustrielles fût mis en regard du degré d'instruction 
des populations rurales et agricoles; et, malgré une 
bonne volonté pour laquelle nous lui avons une vive 
et sincère reconnaissance, le ministre n’a pu nous 
communiquer que des renseignements beaucoup plus 
généraux et oh ces distinctions essentielles font dé¬ 
faut. Nous avons prié les sociétés industrielles de 
plusieurs grandes villes manufacturières de nous in¬ 
diquer la proportion du nombre des ouvrières lettrées 
au nombre des ouvrières illettrées dans les établisse¬ 
ments du territoire où ces sociétés sont constituées, 
et les données que l’on a, pu placer à notre disposition 
11 ont P as été à la hauteur de l’empressement qu’on a 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 14i) 

mis à nous répondre. Nous avons posé les mêmes 
questions à différents manufacturiers éminents ; mais 
quelques-uns seulement ont pu répartir pour nous la 
population de leurs usines en différentes catégories, 
suivant le degré d’instruction matérielle des ouvriers. 
Nous avons enfin lu attentivement tous les documents 
récents émanant du ministère de l’instruction pu¬ 
blique, c’est-à-dire les deux grandes statistiques de 
l’enseignement primaire de 1863 et de 1866, les 
Rapports des inspecteurs constituant Y état de l'instruc¬ 
tion primaire en 1864, la Statistique des cours 
d'adultes de 1868, l’enquête sur l’enseignement pro¬ 
fessionnel; nous avons puisé aux documents étran¬ 
gers, notamment à la grande enquête anglaise de 
1861 ; nous avons interrogé beaucoup de publications 
privées, et nous n’avons rencontré qu’un seul docu¬ 
ment qui présentât, sous la forme des chiffres, des 
données précises sur la proportion des ouvrières let¬ 
trées et des ouvrières illettrées : c’est l’enquête de la 
chambre de commerce sur l’industrie parisienne en 
1860. Opérant sur les cas les plus généraux, les plus 
matériels et les plus simples, la statistique peut aisé¬ 
ment nous fournir le nombre des conscrits lettrés et 
des conscrits illettrés dans chaque département, des 
femmes qui ont pu ou n’ont pas pu signer leur acte 
de mariage, des prisonnières qui savent lire et écrire 
et de celles qui ne le savent pas; mais, incapable de 
s enfoncer plus avant dans les complications de la vie 
réelle, elle nous abandonne aux inductions pour la 

13 . 


150 LE TRAVAIL DES FEMMES 

connaissance des faits moins élémentaires, et dont la 
recherche ou la constatation demande des efforts, du 
discernement et de la patience. 

L’étude du degré d’instruction des ouvrières em¬ 
ployées dans l’industrie peut se subdiviser en trois 
parties : l’on peut comparer d’abord l’instruction des 
femmes en général avec l’instruction des hommes; 
puis l’instruction des ouvrières industrielles à celle 
des ouvrières agricoles ; enfin l’instruction desfemmes 
employées par la grande industrie à l’instruction des 
femmes employées dans la petite industrie. 

A mettre seulement en regard les hommes et les 
femmes au point de vue de l’instruction, il est incon¬ 
testable que celles-ci sont dans un état de navrante 
infériorité. Quelque document que l’on consulte, il 
ressort toujours d’une manière évidente que les filles 
sont plus ignorantes que les garçons, et les ouvrières 
que les ouvriers. D’après un document ministériel de 
1867, l’on constate, au moment du mariage, 25 p. 100 
d hommes et 41 p. 100 de femmes ne sachantpas 
signer leur nom. D’un autre côté, la statistique des 
cours d adultes pour 1868 nous apprend qu’ils furent 
suivis par 684,092 hommes et seulement par 95,281 
femmes. En consultant l’enquête anglaise de 1861, 
1 on voit que les diverses écoles primaires de l’Angle¬ 
terre et du pays de Galles étaient fréquentées, à cette 
époque, par 827,801 garçons contre 721,511 filles. 
La pioportion se déplace, il est vrai, pour les écoles 
du dimanche (sunday schools), lesquelles recevaient 


151 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

1,17-8,100 garçons contre 1,210,297 filles; mais, 
sans tenir compte de l’infériorité de l’enseignement 
des Sundayschools relativement aux Weekdayschools , 
l’on voit que l’équilibre n’est pas rétabli et que le 
nombre des filles qui reçoivent de l’instruction reste, 
en Angleterre comme en France, inférieur au nombre 
des garçons. 

Les raisons de cette différence dans l’instruction 
des deux sexes sont faciles à saisir. Beaucoup plus 
qu’un garçon et bien plus tôt surtout, une fille est 
apte à rendre des services. D’une intelligence plus 
précoce, d’un caractère plus serviable et plus affec¬ 
tueux, dès quelle peut se tenir debout et se conduire 
elle-même, une fille est, dans une certaine mesure, 
capable de remplacer sa mère pour les soins de la 
famille. Rien n’est plus touchant que le tableau de la 
sœur aînée, à peine adolescente, et déjà veillant sur 
ses petits frères et ses petites sœurs, gardant le foyer 
et remplissant avec zèle mille offices utiles. Ce qu’il y 
a de cruel, c’est que cette pauvre enfant, précisément 
à cause de cette bonté et de cette précocité de nature, 
reste trop souvent dénuée de toute instruction sco¬ 
laire, tandis que la turbulence des garçons, leur ca¬ 
ractère revêche induisent facilement les parents à s’en 
débarrasser en les envoyant à l’école. Un homme qui, 
dans une position très-élevée, s’est beaucoup occupé 
des questions d’enseignement, le prince Albert d’An¬ 
gleterre, dans son adresse au congrès de l’éducation, 
le 22 juin 1857, disait avec mison : « Les enfants ne 


15 2 LE TRAVAIL deç femmes 

sont pas seulement les rejetons de la famille ouvrière • 
ils constituent encore une partie de ses facultés pro¬ 
ductives et travaillent avec elle pour les besoins de la 
vie. Les filles surtout sont les servantes de la maison, 
les assistantes de la mère, les gardiennes des jeunes 
enfants, des malades et des vieillards. » Aussi, pins 
la famille est nombreuse, plus il est à craindre que la 
sœur aînée n aille pas à l’école. D’autres causes chez 
nous se mêlent à celle-là, qui pourtant est la domi¬ 
nante. Un grand nombre de communes manquent 
d écoles de filles et n’ont que des écoles de garçons 
ou des écoles mixtes. Les parents sont ainsi moins 
sollicités à faire instruire leurs enfants. L’opinion 
tend à s établir que les écoles sont faites surtout pour 
les garçons; enfin, les parents sont, en général, moins 
ambitieux pour leurs filles que pour leurs fils, et plus 
portés à refuser à celles-là l’instruction qu’ils font 
donner à ceux-ci. 

Il est intéressant de chercher ici la solution d’une 
question qui présente de l’analogie avec une autreque 
nous avons étudiée plus haut. Cette différence entre 
1 instruction des deux sexes a-t-elle une tendance à 
disparaître, à s’accroître ou à rester stationnaire? Nous 
ci oyons que la distance entre l’instruction des hommes 
et celle des femmes est en train de décroître. Au pre¬ 
mier abord, les chiffres statistiques ne semblent pas- 
favorables à cette opinion. En effet, en 1853 , sur 
iOO mariages, il y avait 33,70 époux (hommes) et 
•A75 épouses ne sachant pas signer leur nom :1e 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 153 

chiffre des épouses illettrées se trouvait ainsi de 
63 p. 100 supérieur au chiffre des maris illettrés. 
D’après le document ministériel de 1867, il y aurait 
eu dans les récentes années, sur 100 mariages, 25 
époux (hommes) et 41 épouses ne pouvant signer 
leur nom; le nombre des épouses illettrées reste en¬ 
core supérieur précisément de 63 p. 100 au nombre 
des maris illettrés. La permanence de ce rapport, à 
une distance de treize ans, a de quoi surprendre et 
semble démontrer de la manière la plus catégorique 
que, si l’ignorance des deux sexes décroît, elle décroît 
d’une façon rigoureusement proportionnelle, si bien 
que le rapport primitif reste fixe, soit environ 3 hommes 
illettrés pour 5 femmes illettrées. Nous croyons ce¬ 
pendant que dans un avenir prochain l’instruction 
élémentaire sera presque aussi répandue parmi les 
femmes que parmi les hommes, et voici les raisons 
de cette opinion. D’abord, il est un fait constant, c’est 
que la différence dans l’instruction primaire des deux 
sexes est beaucoup moins grande dans les villes que 
dans les campagnes; or, la population urbaine 
augmentant beaucoup plus que la population rurale, 
il en résulte que, de ce chef, l’instruction primaire 
tend à prendre le même niveau pour les deux sexes. 
En second lieu, dans les campagnes même, la loi de 
. 1867, qui oblige toute commune au-dessus de 500 
âmes à avoir une école de filles, relèvera infiniment 
l’instruction du sexe féminin. Déjà, avant l’existence 
de cette loi bienfaisante, l’inspecteur d’académie de 


154 LE TRAVAIL DES FEMMES 

la Seine-Inférieure rendait compte en ces termes des 
progrès opérés dans son département : « L’adminis¬ 
tration, disait-il, a pu jusqu’à ce jour, à force d’in¬ 
sistance, obtenir des écoles spéciales de filles delà 
plupart des communes de plus de 800 âmes qui 
n’avaient pas au moins des écoles libres de filles.Les 
populations, qui paraissent généralement indifférentes 
à ce sujet, parce qu’elles n’en comprennent pas assez 
la portée, ne tardent pas à mieux en apprécier l’im¬ 
portance, dès que l’ouverture d’écoles spéciales leur 
a permis de confier leurs filles à des femmes. Aussi 
voit-on presque toujours les écoles de filles mieux fré¬ 
quentées que celles des garçons *. » En outre, la sta¬ 
tistique des cours d’adultes pour 1868 prouve que leur 
nombre a, dans cette année, notablement augmenté 
pour les femmes, tandis qu’il a légèrement diminué 
pour les hommes. Tels sont les faits qui nous font 
croire que la distance entre l’instruction primaire des 
femmes et l’instruction primaire des hommes a une 
tendance à diminuer. 

Si maintenant nous comparons le degré d’instruc¬ 
tion des populations industrielles au degré d’instruc¬ 
tion des populations rurales, nous voyons que la supé¬ 
riorité est du côté de l’industrie, principalement en ce 
qui concerne les femmes. Il est incontestable que les 
ouvrières des villes sont en général plus instruites que 
celles des campagnes. Dans le rapport officiel quipré- 

1. État de l’instruction primaire en 1804, tome I or . 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 155 

cède la statistique des cours d’adultes pour 1868, on 
dénonce : «les préjugés qui ont fait regarder jusqu’ici, 
dans les villages surtout , l’instruction de la femme 
comme un danger. » D’un autre côté, si l’on étudie 
attentivement, en les rapprochant, les deux tableaux 
officiels des départements rangés d’après le nombre 
des époux (hommes) qui ont pu signer leur acte de 
mariage, puis d’après le nombre des épouses qui ont 
donné la même preuve de notions scolaires, l’on voit 
que tous les départements industriels sans exception 
occupent un rang plus favorable encore sur le second 
de ces tableaux que sur le premier, ce qui indique 
d’une manière catégorique que l’instruction des fem¬ 
mes est plus prisée dans les départements industriels 
que dans les départements agricoles. Le Haut-Rhin, 
par exemple, qui est le huitième sur le tableau d’in¬ 
struction des hommes est le sixième sur le tableau d’in¬ 
struction des femmes; les Yosges, qui tiennent le 
quatrième rang pour l’instruction des hommes, occu¬ 
pent le troisième pour l’instruction de l’autre sexe, et 
de même pour tous les départements industriels sans 
exception : ainsi la Somme, la Seine-Inférieure, le Pas- 
de-Calais, le Nord, c'est-à-dire précisément les dépar¬ 
tements où les femmes sont le plus employées dans 
l’industrie, occupent sur le tableau d’instruction des 
femmes les vingt-septième, vingt-huitième, trentième 
et quarante-deuxième rangs, tandis qu’ils n’ont res¬ 
pectivement que les numéros 31, 37, 42 et 53 pour 
l’instruction des hommes. Il ne faudrait pas regarder 


15G LE TRAVAIL DES FEMMES 

ce fait remarquable et constant comme une fortuite 
coïncidence. 

A letranger, comme en France, l’instruction est 
plus grande chez les populations industrielles que chez 
les populationsagricoles.il nous suffirait pour le prou¬ 
ver de citer l’extrait suivant d'un mémoire de M.Edwin 
Chadwick : « En Angleterre, dit ce zélé et distingué 
moraliste *, j’espère que nous aurons bientôt un mil¬ 
lion d’enfants dans nos districts manufacturiers élevés 
d’après le système du demi-temps [halftime j. Les 
commissaires qui sont chargés d’examiner l’applica¬ 
tion de ce système à la population agricole sont effrayés 
de l’encombrement de cette population dans un très- 
grand nombre d’habitations rurales. Ils pensent que 
l’entassement des deux sexes dans la même chambre 
l’emporte sur tous les efforts qu’on peut faire pour 
améliorer l’enseignement moral et intellectuel de celte 
classe. » Ainsi se trouve affirmée par un des hommes 
les plus compétents en ces matières l’infériorité, au 
point de vue scolaire et même dans une certaine me¬ 
sure au point de vue moral et matériel, des ouvriers 
des campagnes relativement aux ouvriers des villes. 
En l’année 1867, sous les auspices du parlement, une 
enquête minutieuse a été faite sur un mode spécial 
d’organisation du travail agricole appelé « the agri- 
cultural gangs » ; cette organisation, en vigueur dans 
un certain nombre de comtés, a pour caractéristique 

1. Séances et travaux de l’Académie des sciences morales 
(octobre 1868). 


157 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

le remplacement de la main-d’œuvre des hommes par 
la main-d’œuvre des femmes et des enfants, surtout 
des filles, pour la plupart des travaux des champs. Il a 
a été constaté que ces jeunes ouvriers des agricultural 
gangs, presque tous du sexe féminin, étaient d’une 
complète ignorance et dans un état d’infériorité évi¬ 
dente relativement aux populations ouvrières des 
usines. Le même abandon de l’école se rencontre dans 
certaines campagnes de France, où les enfants des 
deux sexes sont occupés de très bonne heure aux tra¬ 
vaux des champs. L’on trouve dans les Ouvriers des 
deux mondes une monographie du paysan du Laon- 
nais (tome IY), écrite par un instituteur et qui mérite 
d’être étudiée à ce point de vue. La concentration 
des travailleurs des deux sexes dans de vastes éta¬ 
blissements a, pour l’instruction populaire, trois 
avantages principaux : d'abord elle permet l’inter¬ 
vention de la loi qui peut exiger avec efficacité un 
certificat d’assiduité à l’école préalablement à l’entrée 
des enfants dans une fabrique ; ensuite elle facilite 
l organisation d’un système d’enseignement beaucoup 
plus complet et moins coûteux pour les classes labo¬ 
rieuses; enfin elle rend possible une grande améliora¬ 
tion dans les procédés pédagogiques, grâce à laquelle 
les élèves font beaucoup plus de progrès en bien 
moins de temps. Les centres manufacturiers d’An¬ 
gleterre jouissent actuellement de ces trois avantages ; 
aussi l'instruction des deux sexes, et spécialement celle 
des femmes, y est-elle beaucoup plus grande que dans 


158 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


toute autre partie du royaume. Des lois récentes, qui 
ont notablement perfectionné la législation antérieure, 
ont rendu beaucoup plus rigoureuse et plus effective 
la contrainte légale relativement aux études scolaires 
des enfants employés dans les manufactures. Déjà, 
d’ailleurs, l’on avait remarqué que dans les districts 
industriels les enfants inscrits sur les registres des 
écoles se montraient beaucoup plus assidus que dans 
les districts ruraux. D’après un tableau emprunté à 
l’enquête de 1861, l’assiduité des enfants à l’école at¬ 
teignait son maximum dans les villes manufacturières, 
tandis qu’elle tombait à son minimum dans les comtés 
de Devon, de Somerset et d’Hereford, lesquels sont 
exclusivement voués à l’agriculture. Ainsi tous les 
enfants employés dans les usines étant tenus à fré¬ 
quenter l’école, et cette fréqueutation, d’autre part, 
étant devenue réelle par l’efficacité des règlements 
récents, il est incontestable que la jeune population 
ouvrière des manufactures, laquelle se compose de 
filles pour la majeure partie, jouit en Angleterre 
d’une instruction plus complète que la population 
rurale. La population adulte des manufactures a aussi 
plus de facilités pour entretenir ou développer son 
instruction première, et tous nos renseignements 
nous autorisent à penser qu’elle use de ces avantages. 
A Manchester, par exemple, d’heureuses institutions 
ont été fondées par les patrons et sont bien vues par 
les ouvrières. Deux fonctionnaires de l’instruction pu¬ 
blique français, qui avaient reçu mission de faire un 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


159 


rapport sur l’état de l’instruction des classes moyennes 
en Angleterre s’expriment ainsi à ce sujet : « L’école 
des filles qui forme la troisième section du Mechanics' 
institute est très-appréciée à Manchester et elle exerce, 
dit-on, une heureuse influence sur la condition mo¬ 
rale de la classe ouvrière. Ce que cette école offre de 
plus intéressant, ce sont des cours spéciaux pendant 
F après-midi à l’usage des personnes mariées auxquelles 
les soins du ménage ne laissent qu’un temps limité 
pour leur instruction. Beaucoup de grandes filles et 
•de femmes viennent dans leurs moments libres de la 
journée y recevoir l’enseignement élémentaire, qui 
leur fait défaut, ainsi que des notions d’hygiène ou 
d’économie domestique. Ces institutions complémen¬ 
taires de l’école des filles à Manchester ont eu un 
grand retentissement en Angleterre et commencent à 
être imitées 1 . » Enfin le perfectionnement des mé¬ 
thodes pédagogiques tient aussi une grande place dans 
les progrès de l’instruction des ouvriers des manufac¬ 
tures anglaises. Le système du demi-temps , qui con¬ 
siste dans l’alternance du travail manuel et du travail 
intellectuel, a produit les résultats les plus heureux et 
est universellement prôné de l’autre côté de la Man¬ 
che. Lord Brougham, dans un discours comme prési¬ 
dent à la réunion de l’association anglaise pour l’avan¬ 
cement de la science sociale, déclarait que le système 
du demi-temps d’école était dans la science pédago- 

1. De l'enseignement des classes moyennes et des classes ouvrières 
en Angleterre, par Marguerin et Mothéré, page 181. 


160 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


gique l’équivalent d’une découverte en mécanique, 
et les hommes les plus expérimentés en ces matières, 
M. Chadwick, le professeur Fawcett affirment qu’un 
enfant élevé dans le système du halftime apprend et 
retient plus en trois heures que les autres enfants en 
six heures. Grâce à toutes ces circonstances, la con¬ 
trainte légale, le plus grand nombre d'établissements 
d’éducation, le perfectionnement des méthodes péda¬ 
gogiques, l’on doit admettre que les ouvriers des ma¬ 
nufactures d’Angleterre — et les femmes comptent 
pour les deux tiers panni eux — sont actuellement 
doués de notions scolaires plus complètes que les 
populations rurales environnantes. 

Si de l’Angleterre nous passons à la Belgique, 
nous voyons également que les manufactures ont un 
résultat heureux sur l’instruction des classes pauvres. 
Les deux Flandres étaient affligées d’un paupérisme 
traditionnel qui avait ses racines dans l’ignorance et 
l’oisiveté de la population. L’on eut l’heureuse idée 
d’y instituer des écoles d’apprentissage pour le tissage, 
où les filles principalement furent conviées. Les rap¬ 
ports officiels, publiés à Bruges en 1863, constatent 
qu’un progrès remarquable s’est effectué par ce moyen 
dans l’éducation et la moralisation des jeunes gens 
des deux sexes appartenant à la classe ouvrière. «Les 
élèves de ces ateliers, nous dit le rapport officiel, sont 
astreints à fréquenter l’école ordinairement pendant 
deux heures, et en même temps que l’apprenti y trouve 
un délassement du travail, il y acquiert des connais- 


ICI 


AU DIX-NEUVIÈME SlÈC-ÈÈ. 

sances d’application générale. L’expérience a prouvé 
que l’introduction de l’enseignement littéraire et mo¬ 
ral s’acquiert avec la plus grande facilité dans ceux 
des ateliers communaux où elle n’était pas en vogue, 
et quelle produit un excellent effet sur le caractère et 
les mœurs des jeunes travailleurs. On a même constaté 
que dans l’espace de temps qu’on consacre journelle¬ 
ment à la connaissance de la lecture, de l’écriture et 
des premiers éléments de calcul, les apprentis qui 
fréquentent les ateliers apprennent presque aussi ra¬ 
pidement que les enfants qu’on oblige à rester toute 
la journée à l’école. Cette remarque est d’accord avec 
les observations recueillies en Angleterre sur le tra¬ 
vail à demi-temps *. » Ainsi en Belgique comme en 
Angleterre, l’introduction de la grande industrie a eu 
pour effet de perfectionner et de développer l’instruc¬ 
tion du personnel ouvrier : or, Comme ce sont surtout 
les femmes qui recrutent les ateliers de tissage, ce 
sont elles qui ont le plus participé à cette grande ex¬ 
tension de l’instruction. 

Il en est de même en France malgré les mauvais 
jours qui ont accompagné dans notre pays l’établis¬ 
sement des premières manufactures. De toutes parts 
l’on a vu les grands industriels fonder et entretenir des 
écoles, des asiles, des ouvroirs; l’on a vu les villes 
manufacturières faire des sacrifices pour rendre l’en¬ 
seignement gratuit; la population a répondu, en 


1. Rapport de la commission de l'enseignement technique. Notes, 
page 125. 

H. 


162 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


général, à ce louable empressement. Dans un rapport 
présenté en 1861 par M. Charles Thierry Mieg à la 
Société industrielle de Mulhouse, on ht les lignes sui¬ 
vantes : « La population ouvrière de Mulhouse se 
recrute en grande partie dans les départements envi¬ 
ronnants et dans les campagnes jusqua cinquante 
lieues à la ronde, et si les ouvriers nés à Mulhouse ou 
les enfants des manufactures ont reçu, en général, 
l’instruction primaire, il n’en est pas de même de ces 
nouveaux venus. » Si dans un grand nombre de villes 
industrielles on rencontre encore des traces d’igno¬ 
rance, ce n’est pas, d’ordinaire, dans la jeune popu¬ 
lation indigène, c’est dans les masses étrangères et 
nomades, originaires de la campagne ; les rapports des 
inspecteurs de l’instruction primaire pour le départe¬ 
ment du Nord ne laissent aucun doute à ce sujet. Dans 
ses savantes études sur les populations industrielles, 
M. Louis Reybaud, en mille endroits, rend justice 
à l’instruction actuelle de nos ouvriers et de nos ou¬ 
vrières des manufactures. « A Reims, dit-il, il y apeu 
de garçons, peu de jeunes filles de vingt ans qui ne 
sachent lire et écrire. La seule contrainte exercée vient 
des bureaux de bienfaisance et des sociétés chari¬ 
tables. Les secours n’y sont délivrés que sur la preuve 
acquise que les enfants vont aux écoles. Les écoles 
communales sont bien tenues et généreusement 
dotées. Des locaux appropriés avec soin réunissent 
5,000 élèves, les salles d’asile 2,000 enfants*. » A. 

1. Reybaud. La Laine, page 155. 


163 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

Mulhouse le même auteur loue spécialement les asiles 
et les ouvroirs pour les filles : « Sur l’ensemble de la 
génération qui arrive, dit-il, l’influence des salles 
d’asile, des ouvroirs, des écoles de fabrique a été des 
plus puissantes, et on peut sans illusion compter pour 
l’avenir sur des éléments meilleurs que ceux qu’avait 
légués le passé... Dans toute l’échelle de l’instruction 
gratuite, Mulhouse a tenu à honneur qu’aucune faculté 
intellectuelle ne restât en souffrance et que toute vo¬ 
cation pût aboutir 1 . » Mulhouse n’est pas en France 
une ville complètement exceptionnelle ; si elle donne 
l’exemple, on le suit en mille autres lieux. Toute 
l’Alsace est remplie des mêmes institutions. Les villes 
du Nord, aussi, quoique leur situation soit moins 
favorable, ont suivi la même impulsion. « A Amiens, 
dit M. Reybaud, Yiilermé constatait parmi les ouvriers 
une proportion de 60 et 50 p. 100 d’illettrés dans la 
période décennale de 1827 à 1836; cette proportion 
est réduite à 30 p. 100, et comprend encore un con¬ 
tingent de la population recensée en 1836. Dans la 
génération qui arrive, le nombre des illettrés est 
presque insignifiant 2 . » Il en est ainsi à Roubaix, 
d’après le même auteur. Dans le Midi, à Lodève, à 
tarare, des efforts ont été faits dans le même sens et 
non complètement dépourvus de succès. Des docu¬ 
ments et des renseignements plus récents nous con¬ 
firment l’exactitude de ces faits. D’après des notes 

1. Id. Le Coton , pages 69 et 70. 

2. Id. La Laine , page 244. 


1G1 LE TRAVAIL DES FEMMES 

communiquées par M. Jean Dollfus, I instruction des 
femmes, qui a notablement progressé à Mulhouse, se 
trouve presque au niveau de celle des hommes. Les 
rapports des inspecteurs du département du Nord 
nous apprennent que l’instruction y est assurée aux 
enfants qui travaillent dans les ateliers, et dans les 
mines par des classes spéciales et regrettent que les 
exploitations agricoles et la fabrication des dentelles 
de Bailleul échappent à ces bienfaisantes institutions 1 . 
Le rapport qui précède la statistique des cours d'a¬ 
dultes pour 1868 constate que ces cours furent suivis à 
Sedan par 300 femmes, parmi lesquelles S7 seulement 
ne savaient ni lire ni écrire, les autres ayant à com¬ 
pléter leur éducation antérieure et beaucoup sachant 
aujourd’hui, avec l’arithmétique et l’orthographe, 
tenir une correspondance et une comptabilité simple 
de commerce 2 . Tout homme, qui étudie conscien¬ 
cieusement l’époque présente, ne peut contester 
cette assertion que par la création des écoles gra¬ 
tuites dans les usines ou à côté d’elles, par l’impulsioa 
donnée à l’esprit de l’ouvrier, par l’essor imprimé à 
toutes les oeuvres philanthropiques et charitables, la 
grande industrie a merveilleusement servi à la pro¬ 
pagation de l’instruction primaire parmi la jeunesse 
des deux sexes et spécialement parmi les femmes. 

Est-ce à dire que les progrès accomplis doivent nous 

1. Etat cle l'instruction primaire en 1864. Tome I. Département 
du Nord. 

2, Statistique des cours d’adultes pour 186S, page 17. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

faire fermer les yeux sur les lacunes encore présentes? 
En aucune façon. Il n’est que trop vrai que la législa¬ 
tion mal appliquée jusqu’à ces dernières années sur 
le travail des enfants, et que l’habitude parfois abusive 
du travail de nuit a porté dans certains cas un préju¬ 
dice grave à l’instruction des jeunes ouvriers. Les rap¬ 
ports des inspecteurs de l’instruction publique con¬ 
statent ces faits à l’état d’exception pour quelques 
départements dans les papeteries, par exemple, où 
les jeunes filles sont employées en grand nombre, 
l’abus du travail de nuit serait fréquent et constitue¬ 
rait un sérieux obstacle à l’éducation des enfants des 
deux sexes 1 . Mais si regrettables que ces désordres 
puissent paraître, il n’en est pas moins réel que 
l’instruction scolaire des femmes de la classe labo¬ 
rieuse s’est notablement développée à l’ombre des 
manufactures. 

C’est surtout pour les enfants que ces bienfaisants 
résultats se sont manifestés : les moyens d’instruction 
pour les filles adultes et pour les femmes se sont 
trouvés plus bornés. La cause en est à la répugnance 
qu’éprouvent les familles à envoyer leurs filles aux 
écoles du soir. Un important industriel d’Alsace, 
M. Bourcart de Guebwiller, a présenté avec une grande 
force les raisons de cette négligence. « En établissant 
la bibliothèque et les cours de Guebwiller, dit-il, j’ai 
en même temps commencé à faire donner un ensei¬ 
gnement aux jeunes filles. Le local que j’avais loué 

1. Etal de l'instruction primaire, tome 1, page 273. 


156 LE TRAVAIL DES FEMMES 

pour les cours servait trois fois par semaine pour des 
réunions de jeunes filles, et ce soir-là les jeunes gens 
étaient exclus de l’établissement. On donnait aux 
ouvrières des leçons de couture et, tandis qu’elles tra¬ 
vaillaient, on leur faisait des lectures intéressantes, ou 
bien on leur donnait un enseignement élémentaire. 
Ces cours ont duré pendant deux ans, mais au bout de 
ce temps il a fallu cesser. Une jeune fille court tou¬ 
jours des risques à sortir de chez elle le soir sans être 
accompagnée, et les parents ne peuvent pas toujours 
conduire leurs filles et revenir les chercher. Cepen¬ 
dant il serait bien désirable que les filles pussent aussi 
acquérir quelques connaissances de plus que celles 
qu’elles rapportent des écoles 1 . » Le grand obstacle 
à la fondation de cours pour les ouvrières adultes, 
c’est donc l'impossibilité de réunir les ouvrières pen¬ 
dant le jour, où elles sont occupées dans les fabriques, 
et les inconvénients moraux qu’il y aurait à les con¬ 
voquer dans la soirée. Pour parer à ces difficultés, 
l’industriel de Guebwiller, dont nous venons d’invo¬ 
quer le témoignage, conseille de réduire la journée 
de travail le samedi et de laisser ce jour-là l’après- 
midi tout entière aux ouvrières, ainsi que c’est la cou¬ 
tume dans la Grande-Bretagne. M. Bourcart ré¬ 
clame même une loi dans ce sens. Malgré ces diffi- 

1 . Enquête sur l’enseignement professionnel, tome I er , page 2-84. 
Voir la même réflexion dans le rapport de la Commission de 1 en¬ 
seignement technique, page 171, et aussi dans le rapport sur la sta¬ 
tistique des cours d’adultes de 1868, page 18. 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 167 

cultés qui entravent le développement de l’instruction 
des femmes, il n’est pas téméraire d’affirmer que, 
au point de vue des connaissances scolaires, les ou¬ 
vrières de nos fabriques sont bien supérieures aux 
ouvrières agricoles et même, dans la plupart de nos 
villes et la grande majorité de nos métiers, aux ou¬ 
vrières de la petite industrie. 

Si l’on compare, en effet, l’état intellectuel des tisse» 
rands à la mécanique à celui des tisserands à la main, 
l’avantage des premiers est manifeste. Dans le tissage 
à domicile, les journées sont infiniment plus longues, 
ce qui prend à la fois sur les loisirs et aussi sur les 
moyens d’instruction. En outre, les enfants travaillent 
au foyer domestique bien avant d’être admis à tra¬ 
vailler dans les fabriques. L’on peut faire et l’on fait 
bobiner, dévider, éplucher les matières textiles par 
des enfants des deux sexes, âgés de cinq à six ans. Le 
fait est fréquent : l’on peut même dire qu’il est gé¬ 
néral dans les pays où prévaut le tissage à la main. 
L’on trouve, dans les Ouvriers des deux mondes une 
intéressante monographie sur le tisserand de Sainte- 
Mariè-aux-Mines. L’auteur, qui ne semble pas favo¬ 
rable à la grande industrie, constate cependant la 
« fréquentation actuelle des écoles par les enfants 
autrefois adonnés aux travaux de bobinage, qui se 
font maintenant à la mécanique. » Partout les tisse¬ 
rands à la main et leurs familles donnent l’exemple 


1. Ouvriers des deux mondes, tome IV, page 367. 


1G8 LE TRAVAIL DES FEMMES 

de l’ignorance. Dans son remarquable essai sur le 
Paupérisme , M. Victor Modeste signale comme un fait 
constant que « cette pauvre classe industrielle, si mi¬ 
sérablement rémunérée, est aussi celle qui écarte le 
plus ses enfants de l’instruction primaire pour les 
plonger dans tous les exc.ès du travail 1 . » Il y a plus 
de vingt ans, la situation de ces mêmes ouvriers à la 
main (, handloomweavers ), ruinés par les progrès de la 
mécanique, attira l’attention du parlement anglais 
qui ordonna une enquête. Le rapporteur, M. Nassau 
Senior, économiste des plus éminents, dut mettre en 
lumière l’état de complète ignorance où se trouvaient 
ces pauvres tisserands à la main. Plus récemment, 
dans une des dernières sessions de l’association an¬ 
glaise pour l’avancement des sciences sociales, un 
homme de beaucoup d’expérience signalait les incon¬ 
vénients trop ignorés du travail en chambre [pieeeworh 
System at home), comme conduisant les parents à 
abuser des forces de leurs enfants en bas âge et à 
priver ces pauvres petits êtres ( ihe little ones) à la 
fois des heures d’école et des heures de récréation. 
C’est un fait constant que dans les districts de laNor- 
mandie et du Nord, où prévaut le travail à domicile, 
l’on ne rencontre pas plus d’instruction que dans les 
districts des mêmes contrées où le travail à la main est 
établi. Fiers et Laigle ne l’emportent pas sur Elbeirf 
ou Louviers : ip est de notoriété que Saint-Quentin 


t. Modeste. Le paupérisme, page 139. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 169 

ou Amiens ne peuvent être préférés à Sedan ou à 
Roubaix. 

Si nous passons aux industries exclusivement fémi¬ 
nines , la broderie et la dentelle, nous avons des 
raisons de croire que dans la plupart des contrées les 
ouvrières de ces élégants métiers sont inférieures en 
instruction aux tisseuses à la mécanique. Dans sa mo¬ 
nographie de l’ouvrière des Yosges, M. Augustin 
Cochin remarque que la « broderie attire, par l’appât 
d’un salaire presque immédiat des enfants de dix à 
douze ans, et que les filles sont ainsi éloignées de 
l’école, tenues dans l’ignorance et incapables de rac¬ 
commoder ou de faire elles-mêmes leurs vêtements : 
elles ne savent en général ni lire ni coudre *. » Nous 
avons vu que dans un rapport officiel 2 les inspecteurs 
du département du Nord se plaignent que l'instruction 
assurée aux enfants qui travaillent dans les ateliers ou 
dans les mines manque aux dentelières. Les nom¬ 
breuses femmes ou filles occupées dans l’industrie 
de la soie sont aussi employées à un travail à la fois 
précoce et prolongé, et si l’instruction pénètre parmi 
elles, c’est depuis que le régime des manufactures a 
modifié cette importante fabrication. 

Ainsi, dans l’industrie à domicile, on peut consi¬ 
dérer que le fait général, c’est l’ignorance des femmes : 
bobineuses, dévideuses, dentelières et brodeuses, 
toutes également sont mises au travail presque au 

1. Ouvriers des deux mondes ,.tome III, page 49. 

2. État de l’instruction primaire en 1864, tome I er . 


170 LE TRAVAIL DES FEMMES 

sortir du berceau; toutes tiennent une aiguille, un 
crochet, un rouet ou une navette dès que leurs mains 
ont un peu de souplesse, dès que leur esprit est ca¬ 
pable d’un peu d’attention, « En hiver la neige, en été 
le travail empêchent d’envoyer les enfants à l’école 1 . » 
Que l’on compare à cette situation lamentable celle 
des ouvrières de fabrique. Yoici, par exemple, la 
grande usine de M. Dollfus à Dornach : elle occupe 
plus de \ ,300 femmes. Prenons le plus mauvais atelier 
de cette immense agglomération : l’atelier de filature; 
il est composé en grande partie de femmes étrangères 
au département, d’ouvrières nomades; néanmoins, 
sur 543 femmes qu’il emploie, il n’y en a que 166 qui 
ne sachent pas lire, soit 30 p. 100. L’atelier d’im¬ 
pression compte 364 femmes ou filles, parmi lesquelles 
237 savent lire et écrire; mais vienne l’atelier de tis¬ 
sage, l’atelier féminin par excellence, sur 422 femmes 
qui y trouvent de l’ouvrage, 59 seulement ne savent 
pas lire, soit 13 p. 100 à peine; 53 savent lire sans 
savoir écrire, soit 12 p. 100; les 310 autres, c’est-à- 
dire 75 p. 100, savent à la fois lire et écrire 2 . Les 
proportions seraient beaucoup plus favorables si 
l’on ne tenait compte que des jeunes filles au- 
dessous de 18 ans. Il faut remarquer aussi que l’im¬ 
mense majorité des femmes qui sont occupées en 
Angleterre comme en France par la grande industrie 
sont des tisseuses à la mécanique. Eh bien ! au point 

t. Ouvriers des deux mondes, tome III, page 27. 

2. Renseignements communiqués par M. Dollfus. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 171 

de vue matériel leur salaire est élevé, au point de 
vue intellectuel leur instruction est généralement 
bonne. 

Comparons maintenant le tissage à la mécanique 
aux mille métiers divers qui occupent à Paris plus de 
cent mille femmes. D’après l’enquête de 1860, la 
moyenne générale des ouvrières sachant lire et écrire 
serait de 87 p. 100. Cette proportion est plus favorable 
que celle des tisseuses mécaniciennes occupées par 
M. Dollfus, parmi lesquelles 75 p. 100 seulement ont 
une instruction complète. Mais qui ne voit que, parmi 
les ouvrières parisiennes, il y a mille professions élé¬ 
gantes, bien rémunérées, qui ont un personnel d’élite 
et que l’on ne peut rapprocher sans injustice des 
simples et vraiment plébéiennes ouvrières de Mul¬ 
house? Il faut mettre hors de compte toutes ces de¬ 
moiselles de boutique, ces dames de comptoir, ces 
habiles fleuristes, ces artistes en modes, toute cette 
aristocratie de nos métiers de luxe, qui est sortie d’un 
autre milieu que les ouvrières des manufactures. Si 
l’on descend dans le détail, l’on voit cent industries à 
Paris même où l’instruction est moins générale que 
dans nos ateliers de tissage mécanique. Déjà deux des 
grandes divisions établies par l’enquête, le bâtiment 
et la carrosserie, offrent une moyenne d’instruction 
inférieure à celle des tisseuses de Mulhouse. Mais, 
examinons de plus près. Parmi les femmes employées 
chez les fruitiers, 75 p. 100 seulement savent lire et 
écrire; près de la moitié de celles qu’occupent les 


172 LE TRAVAIL DES FEMMES 

nourrisseurs sont complètement illettrées; sur les 
1,236 femmes qui servent chez les marchands de vins 
864 seulement savent lire et écrire, ce qui laisse à 
l’ignorance une proportion de 30 p. 100; chez les mi¬ 
roitiers, plus du tiers des ouvrières sont illettrées; les 
marchands de papiers peints occupent 170 femmes, 
sur lesquelles 70 seulement savent lire et écrire; 
1,251 femmes ou filles travaillent pour les fabricants 
de casquettes, 887 seulement sont lettrées; deux tiers 
à peine des ouvrières en chaussons peuvent écrire et 
lire; 771 femmes sont employées par les coupeurs et 
les préparateurs de poils pour la chapellerie, les trois 
cinquièmes seulement sont lettrées. La proportion est 
la même pour les femmes qui travaillent chez les 
fabricants de ouate ; près de la moitié des femmes qui 
fabriquent les œillets métalliques, les amorces, les 
porte-plumes, sont complètement ignorantes. Chez 
les fabricants de bougies, de chandelles, de veilleuses, 
chez les épurateurs d’huile et de graisse, la propor¬ 
tion des ouvrières illettrées varie du tiers à la moitié. 
Elle est du tiers chez les fabricants de bâches et de 
papiers cirés, des deux cinquièmes chez les fabricants 
de carton en feuilles et chez les laveurs de chiffons ; elle 
est de plus du tiers chez les mégissiers ; dans les équi¬ 
pements militaires, 928 ouvrières seulement savent 
lire et écrire, 491 ne le savent pas; chez les fabricants 
de boutons en corne, en os, en papier verni, plus de 
25 p. 100 des ouvrières sontcomplétementignorantes; 
enfin, dans trois des industries non classées, chez 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

les horticulteurs et chez les jardiniers, chez les ma¬ 
raîchers et chez les scieurs de long, on ne compte 
que 158 femmes qui sachent lire et écrire, pen¬ 
dant que 163, c’est-à-dire plus de la moitié, sont dans 
l’ignorance *. Ainsi, dans tous ces métiers, l’instruc¬ 
tion est, selon toute probabilité, moins répandue que 
parmi les ouvrières de nos manufactures. Dira-t-on que 
nous avons pris à dessein les métiers les plus bas et les 
moins rémunérées? Sans doute. Mais croit-on que 
les ouvrières de nos usines appartiennent à un milieu 
social plus élevé que les pauvres femmes occupées dans 
les états que nous venons d’énumérer? Tout con¬ 
court donc à prouver que l’instruction est encore 
plus répandue dans nos établissements manufac¬ 
turiers que dans les ateliers domestiques, où bat un 
métier criard et disloqué, et que dans ces chambres 
étroites, dont les murs obscurs voient de pauvres 
femmes et de chétifs enfants pousser l’aiguille avant 
l’aube, pousser l’aiguille encore bien avant dans la 
nuit. 

L’instruction scolaire, nous l’avons dit, ne suffit 
pas à la femme. Il lui faut encore des notions beau¬ 
coup plus variées et plus pratiques. Or, c’est un aveu 
pénible à faire, le nombre des ouvrières qui savent 
lire et écrire est encore plus grand, malgré les lacunes 
constatées plus haut, que le nombre des ouvrières qui 

1. Voir dans l’enquête de 1860, les industries 14, 17, 24, 52, 
58, 60, 70, 73, 87, 108, 137, 169, 176, 180, 190, 195, 196, 
225, 231, 248, 268, 270, 272. 


174 LE TRAVAIL DES FEMMES 

savent tenir propre leur intérieur, faire un bouillon 
raccommoder des vêtements et surtout élever leurs 
enfants d’une manière saine et efficace. On voit encore 
le fait n’est que trop fréquent, des ouvrières user leur 
linge jnsqu’à ce qu’il tombe en lambeaux et en pour¬ 
riture, parce quelles ne savent ni le laver ni le ra¬ 
piécer 1 . On en voit un grand nombre qui conduisent 
leurs enfants à une mort prématurée en les bourrant 
de soupe ou de viande. Tellement il est vrai que l’in¬ 
stinct, l’affection, l’amour, sont des sentiments stériles 
quand ils ne sont pas guidés dans leur manifestation 
extérieure par un enseignement substantiel. Si haute 
que soit la rémunération extérieure de la famille, le 
ménage est pauvre et misérable, parce que l’ordre et 
le savoir-faire sont absents. La nourriture est mau¬ 
vaise, souvent nuisible, encore qu’elle soit coûteuse 
et que l’ouvrier parfois fasse concurrence aux familles 
opulentes pour les morceaux de choix sur le marché 
et dans les boutiques des marchands ; les vêtements 
sont malpropres et déchirés, encore qu’ils soientneufs 
et chers ; l’enfant, enfin, est maladif, malingre, ra¬ 
chitique, encore que la mère l’affectionne et quelle 
se soit efforcée de lui donner tous ses soins. En un 
mot, un mélange incompréhensible de misère et de 
luxe, une alliance contre nature de l’indigence et du 


1. M. le docteur Kuborn, dans un rapport sur le travail des 
femmes au fond des mines, cite le cas d’un mineur, auquel saienuM 
aurait acheté dans une année vingt-cinq paires de bas, parce qu'elle 
négligeait de les blanchir et de les raccommoder. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 175 

superflu 1 , une disproportion choquante entre les dé¬ 
penses et les jouissances, tels sont les traits qui 
frappent l’observateur dans la plupart de nos villes 
ouvrières. 

Le mal, heureusement, a une tendance à s’amoin¬ 
drir. Des progrès réels, considérables, ont été faits. Il 
est profondément injuste de se reporter à trenle ans 
en arrière et de donner le portrait d’une génération 
qui n’est plus, comme la figure vivante de la popu¬ 
lation ouvrière actuelle. Les asiles, les écoles, les in¬ 
stitutions charitables, chrétiennes, philanthropiques, 
les efforts des municipalités, des chefs d’industrie et 
des différents cultes ont modifié dans un sens heu¬ 
reux les habitudes de nos populations. Les filles 
apprennent à coudre, à ravauder, quelquefois à laver 
et à blanchir le linge, dans les asiles et les écoles. Il 
est des institutions plus perfectionnées où l’on a le 
bon esprit de leur enseigner un peu la cuisine. Cer¬ 
tains industriels leur font faire des cours élémentaires 
d’hygiène et d’économie domestique. Mais il faut du 
temps pour que cette semence lève. Lord Russell dit 
un jour qu’il fallait un quart de siècle pour faire en¬ 
trer une idée simple dans la tête du peuple anglais. 
Plût à Dieu que la tête humaine ne fît pas une plus 
longue résistance à la pénétration des idées saines et 

1. M. Kuborn, dans son enquête sur les ouvrières des mines, 
affirme avoir vu une famille de 0 personnes, gagnant ensemble 
22 fr. par jour et n’ayant ni rideaux aux fenêtres, ni plats sur la 
table, deux ou trois chaises seulement, de la paille pour toute couche, 
Tout allait à la toilette. 


176 LE TRAVAIL DES FEMMES 

utiles! Quoi qu’il en soit, le progrès est notable et 
n’échappe pas à l’observateur impartial. M. Louis 
Reybaud dit des ménages d’ouvriers de Sedan : « Ce 
qui frappe quand on y entre, c’est la propreté qui y 
règne. Il y a peu de meubles et des meubles bien sim¬ 
ples, mais tous en bon état et soigneusement tenus; 
les rideaux sont blancs ; les cuivres reluisent. Chez 
les plus aisés, il y a un tapis sur le parquet, des es¬ 
tampes sur les murs représentant des sujets de guerre 
ou de religion. On reconnaît dans ces détails un peuple 
qui se respecte et a le sentiment de sa dignité. Dans 
son intérieur, il ne souffre pas de désordre; au dehors, 
il ne néglige jamais sa tenue. On ne saurait dire coin-. 
ment la femme trouve le temps de tout faire, et pour¬ 
tant rien n’est en défaut. Presque toujours attachée 
à une fabrique ou astreinte à un travail d’industrie, 
elle n’a que les heures de relâche pour ranger le lo¬ 
gement, soigner les marmots et préparer les repas. 
Elle suffît à tout et ne se lasse pas, et chaque jour re¬ 
nouvelle ce prodige d’activité '. » Et ce n’est pas seule¬ 
ment à Sedan que ce spectacle consolant repose les 
yeux et l’esprit du moraliste. A Roubaix aussi, malgré 
la présence de ces forts si tristement célèbres, où les 
ouvriers nomades venant de Belgique cherchent seuls 
un asile, M. Louis Reybaud remarque qu’en général 
« les ouvriers se piquent de ne pas faire dans leurs 
logements disparate avec les commerçants en détail 


1. Reybaud. La Laine, page 93. 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 177 

qui les entourent. Deux ou trois pièces suffisent aux 
plus aisés d'entre eux. Le mobilier est en raison du 
salaire et de la nature des habitudes. Quelques mé¬ 
nages y mettent une partie de leurs épargnes et font 
d’un intérieur orné la première de leurs jouissances. 
J’en ai vu qui allaient à la limite du luxe permis : des 
pendules, des trumeaux, quelques chaises couvertes 
en damas ‘. » 

Les ouvrières de la grande industrie ne sont pas 
d’ailleurs les seules qui ignorent la tenue du mé¬ 
nage et l’économie domestique. Le mal est beaucoup 
plus général. C’est un préjugé trop répandu dans 
notre pays que tous les vices qui affligent nos popu¬ 
lations ouvrières sont nés avec les manufactures. 
L’attention des classes élevées et, spécialement, des 
moralistes et des politiques n’a été attirée sur la vie 
et les habitudes des ouvriers que par leur concen¬ 
tration dans les grands centres industriels. C’est alors 
seulément que s’est révélé un ensemble de misères, 
d’ignorance et de vices, dont personne jusque-là 
n’avait l’idée. Cette apparition coïncidant avec l’éta¬ 
blissement des premières usines, on en a tiré la con¬ 
séquence erronée que les usines en étaient la seule ou 
la principale cause. C’était un raisonnement sans base 
suffisante et qui reposait sur le sophisme, qu’on 
appelle en logique sophisme de concomitance. On ne 
prenait même pas garde que ces populations si mal- 


1. Reybaud. La Laine, page 210. 


178 LE TRAVAIL DES FEMMES 

heureuses, si dénuées de lumières, si dignes de pitié 
n’appartenaient pas pour la plus grande partie aux 
ateliers mécaniques et que la plupart, comme les 
tisserands de la rue aux Étaques, à Lille, comme au¬ 
jourd’hui encore la majorité des ouvriers de Saint- 
Quentin et d’Amiens, étaient des ouvriers à domicile. 
Cette confusion était permise dans ce premier mo¬ 
ment de douloureux effarement que produisait la 
découverte de ce mal social. Aujourd’hui, l’heure de 
la réflexion et de la comparaison est venue; l’on peut 
et l’on doit rectifier des idées qui non-seulement sont 
erronées, mais qui sont injustes. 

Les ouvrières à domicile sont affligées aussi de 
l’ignorance que nous avons signalée chez les ouvrières 
de fabrique en matière de tenue de ménage. « A 
Amiens, dit M. Louis Reybaud, l’on commence à 
prendre au sérieux la loi sur les logements insalubres ; 
on a construit des quartiers nouveaux où ni l’air ni 
l’espace ne manquent et où les loyers ne sont pas plus 
chers que-dans les quartiers restés à l’état de déla¬ 
brement. Le plus grand ohstacle vient de la résistance 
des populations : on les dirait incrustées sur les lieux, 
où, de père en fils, elles ont coutume de vivre, et si 
bien identifiées à ce cadre de misère quelles 
n’éprouvent ni le désir ni la volonté de s’en détacher. 
On ne peut pas dire pourtant que ce soit là une con¬ 
séquence de la désertion du domicile qu’impose l'ate¬ 
lier commun. Amiens n’est pas une ville de manu¬ 
factures mais une ville de fabriques. A peine pour le 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 179 

velours d’Utrecht et les étoffes de coton est-on par¬ 
venu à fonder quelques établissements animés par des 
moteurs à feu. Sur la masse des tissages, c’est un 
nombre insignifiant : 600 ou 700 métiers tout au plus. 
Le reste se fait sur rinstrument domestique, sous un 
toit qui n’est jamais abandonné. Il m’a semblé curieux 
de comparer pour la propreté et la tenue ces logements 
constamment occupés avec ceux dont les locataires 
s’éloignent pendant une portion de la journée, à raison 
de la nature de leurs travaux. L’avantage était incon¬ 
testablement à ces derniers. Les logements des ou¬ 
vriers de l’atelier commun, libres de tout encombre¬ 
ment, m’ont paru avoir un meilleur aspect que ceux 
des ouvriers dont le mobilier d’industrie dispute au 
ménage une partie de l’espace*. » Les ouvrières des 
industries exclusivement féminines manquent aussi 
des connaissances nécessaires pour tenir leurs mé¬ 
nages et remplir leurs devoirs de mères de famille. 
Nous avons vu que les brodeuses des Yosges « sont 
incapables de raccommoder et de faire elles-mêmes 
leurs vêtements; qu’elles ne savent, en général, ni 
lire ni coudre. » On a même remarqué à leur endroit 
un degré d’ignorance tout à fait spécial et qui mé¬ 
rite d’être mis en lumière : « Dans l’enquête de 1851, 
on a signalé ce singulier fait : Dans un village d’un 
des départements de l’est, les filles vont se faire coiffer 
le matin chez un perruquier, ne sachant pas se coiffer 


1. Reybaud, La Laine, page 238. 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


elles-mêmes » Il s’agit là de brodeuses et non d’ou¬ 
vrières de filature ou de tissage. Différentes enquêtes 
anglaises ont constaté que les jeunes filles occupées 
dans la broderie ne savent ni faire un point, ni pré¬ 
parer un bouillon, ni tenir leur ménage 1 2 . L’ignorance 
de la couture est d’ailleurs fort commune, même chez 
les ouvrières des grandes villes où ne se rencontrent pas 
de manufactures, L'association anglaise, pour l’avan¬ 
cement de la science sociale, s’est beaucoup occupée 
de la question du travail des femmes. Dans une de 
ses dernières sessions, on lui communiqua un fort 
intéressant mémoire sur la condition des ouvrières 
à Dublin : on y disait qu’un très-grand nombre de 
femmes en quête d’emploi ne savaient même pas 
tenir une aiguille. Le même fait est signalé plusieurs 
fois pour l’Allemagne dans le recueil périodique in¬ 
titulé : « N eue Bahnen , » organe de l’émancipation 
des femmes. Enfin, il paraît que dans nos campagnes 
même, l’instruction de la femme pour la tenue de 
maison est également défectueuse. L’auteur d’une 
monographie sur le vigneron de l’Aunis, dans les 
Ouvriers des deux mondes , constate que « l'instruc¬ 
tion sur l’économie domestique manque dans la fa¬ 
mille et qu’il serait utile de créer des écoles de 
ménagères. » S’il faut en croire une très-intéressante 
étude du même recueil sur le paysan du Laonnais, 

1. Ouvriers des deux mondes, tome III, la brodeuse des Yosgesi 
Notes. 

2. Voir l’enquête de 1843, pages 124 et suivantes. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 181 

les enfants des ouvriers agricoles dans ces campagnes 
seraient aussi mal élevés, aussi mal nourris, aussi 
absurdement soignés que dans les familles des ou¬ 
vriers de manufacture. 

Ce qui résulte des considérations qui précèdent, 
c’est que, non-seulement dans les villes manufactu¬ 
rières, mais partout en France, les ouvrières sont aussi 
dépourvues de notions de ménage que de notions 
scolaires; il y en a encore plus qui ne savent pas cou¬ 
dre, ni faire la cuisinela plus simple, ni ordonner leur 
intérieur, ni élever leurs enfants d’une manière hygié¬ 
nique qu’il n’y en a d’illettrées. Contre cette situation 
il est urgent de réagir avec énergie. Il y a déjà près 
de trente ans, M. Michel Chevalier s’étonnait qu’on ne 
songeât pas adonner aux populations dans les écoles 
un enseignement d’économie domestique, d’hygiène, 
de vie pratique. L’éducation, qui est Fart des bonnes 
habitudes, ne peut pour le peuple être séparée de 
l’instruction. On commence à s’en apercevoir. L’État, 
les municipalités, les chefs d’industrie, les sociétés 
privées se sont mis à rivaliser d’activité et de zèle pour 
lutter, non-seulement contre l’ignorance scolaire, 
mais contre ce fléau plus grand encore, l’ignorance 
de la vie pratique, le défaut absolu des notions les 
plus simples et les plus usuelles, l’incapacité de diriger 
d’une manière rationnelle et efficace les choses de la 
maison et de la famille. 

1. Ouvriers des deux mondes, tome III, page 246. 

2. Ibid., tome IV. 

46 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


Pour clore ce chapitre sur l’état intellectuel de nos 
ouvrières, il nous reste à dire quelques mots de l’in¬ 
fluence que les divers modes d’industrie exercent sur 
l’intelligence de lafemme. Que le travail àla mécanique 
et l’excessive division des tâches ait pour effet de dégra¬ 
der et d’abétir l’ouvrier, c’était, il y a quelques années, 
une sorte d’axiôme admis avec empressement par une 
certaine école de publicistes et accepté sans trop de 
contrôle par le grand public. Il y avait dans cette 
opinion beaucoup de légèreté ou beaucoup de parti 
pris. Plus de réflexions et d’études, une connaissance 
plus approfondie des choses de l’industrie ont com¬ 
mencé à dissiper chez les hommes judicieux ces 
préventions d’un autre âge. 

En considérant attentivement les conditions véri¬ 
tables du travail dans les différents corps d’état, il est 
facile de constater que les occupations de la grande 
Industrie n’ont en elles-mêmes rien qui dégrade ou 
affaiblisse l’esprit du travailleur. Il faut d’abord se 
débarrasser de tous les oripeaux classiques, qui nous 
font voir à travers un masque trompeur certaines 
occupations spécialement chéries des poètes. Croire 
que le berger qui passe des années entières dans ,1a 
compagnie de ses moutons, sevré de tout commerce 
avec ses semblables, ou que la pastoure qui conduit 
et surveille éternellement des bêtes chétives paissant 
de maigres biens communaux, et qui n’interrompt 
cette tâche monotone que pour ramasser des ordures 
sur les routes, charrier les fagots sur ses épaules dans 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


les montagnes ou haler des bateaux sur les rivières ; 
croire que ces deux pauvres créatures humaines sont 
celles qui vivent le plus conformément à la loi de na¬ 
ture, celles dont l’intelligence est le plus élevée et 
. l’ame le plus portée aux sereines contemplations, c’est 
prendre des fictions pour des réalités. Loin de nous 
de traiter légèrement la vie de la campagne et de par¬ 
ler mal du cultivateur, dont l’esprit est rempli par 
les mille soucis et les mille détails d’une exploitation 
agricole ; loin de nous de décrier la fermière aux occu¬ 
pations variées, qui a son bétail, sa laiterie, son jardin 
à soigner tour à tour ; il y a là une activité non-seule¬ 
ment féconde, mais intelligente, qui meuble l’esprit 
de notions utiles, qui exerce et développe les facultés 
cérébrales. Mais il le faut reconnaître, il y a dans le 
travail des champs, pour les femmes comme pour les 
hommes, des rôles sacrifiés où l’esprit se resserre et 
s’immobilise, ou tout développement intérieur cesse, 
où le ressort mental s’arrête et se brise. Dans l’enquête 
de 1861 sur l’instruction primaire en Angleterre, un 
déposant décrivait comme il suit l’état d’une notable 
partie de la jeunesse des deux sexes dans les cam¬ 
pagnes : «Un long et stérile intervalle sépare le temps 
où l’enfant quitte l’école et celui où l’on peut dire que 
commence son éducation professionnelle. Il va dans 
les champs dès l’aurore pour éloigner les oiseaux des 
moissons qui grandissent et y reste tout le long'du 
jour jusqu’au coucher du soleil, ou bien encore il 
conduit des porcs et des oies, ou il garde des vaches 


181 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


et des moutons. Ainsi occupé, c’est toujours le même 
horizon qu’il contemple, toujours la même troupe de 
moineaux qu’il écarte, toujours les mêmes champs 
qu’il traverse; il s’appuie chaque jour contre la même 
barrière ou s’assoit chaque jour au pied de la même 
haie, et cela pendant des mois, pendant des années 
peut-être. La stagnation intellectuelle d’une pareille 
vie ronge l’âme de l’enfant. J’ai souvent appris de 
ceux qui ont voulu étudier ces existences, quelle 
effrayante torpeur finit par envahir l’esprit de l’enfant, 
quel nuage lugubre s’étend sur tout son moral, com¬ 
ment en quelques mois il perd jusqu’à la moindre 
trace des connaissances acquises à l’école, à l’excep¬ 
tion peut-être de ce qu’elles ont de plus matériel et de 
plus mécanique. » L’enquête de 1867 sur les agri- 
cultural gangs nous fait en vingt endroits une des¬ 
cription plus frappante encore de l’abaissement 
intellectuel de ces milliers de jeunes ouvrières occu¬ 
pées aux travaux des champs dans les comtés de l’est 
de la Grande-Bretagne. 

Croit-on que la petite industrie ait toujours des 
occupations plus élevées ? En quoi le bobinage à la 
main est-il plus intellectuel que le bobinage à la mé¬ 
canique? N’en est-il pas de même du dévidage et du 
tissage aussi? Que penser de ces pauvres jeunes filles 
assises tout le long du jour près du métier du tisseur 
en châles, occupées à lancer et relancer la navette, et 
cela non pas douze heures mais quelquefois quatorze 
ou quinze heures par journée? Ignore-t-on que dans 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 185 

la petite industrie il y a des femmes qui sont occupées 
pendant des mois et des années entières à coller des 
morceaux de papier de diverses couleurs sur des com¬ 
modes en miniatures? Si l’on voulait descendre dans 
le secret de toutes ces existences obscures, ne trou¬ 
verait-on pas presque toujours pour chacune d’elles la 
même tâche monotone, tâche qui ne demande que des 
mouvements d’habitude et une sorte d’attention méca¬ 
nique ? Est-ce qu’il n’y a pas des milliers de lingères 
qui n’ont jamais eu d’autre occupation que de faire 
les plis des devants de chemises, opération toujours 
semblable à elle-même. Est-ce que les ouvrières 
qui cousent les gants sont les mêmes que celles qui les 
coupent ou que celles qui les ourlent? Est-ce que la 
division du travailla plus extrême ne prévaut pas dans 
la petite industrie? Bans la broderie, les ouvrières 
qui font les trous sont-elles toujours les mêmes que 
celles qui font les finissions ou que celles qui tracent 
les dessins ? Et dans le seul travail des finissions , n’y 
a-t-il pas trois catégories différentes d’ouvrières, les 
unes ayant pour spécialité de faire ce que l’on appelle 
le feston, d’autres le saô/e, d’autres encore le/owr .''Est- 
ce que cette merveilleuse dentelle, le point d’Alençon, 
ne passe pas par les mains d’un grand nombre d’ou¬ 
vrières, dont chacune a sa spécialité rigoureuse? La 
division du travail se trouve donc dans la petite in¬ 
dustrie comme dans la grande. Les seules différences 
qu’il y ait entre la tisseuse à la mécanique et les ou¬ 
vrières que nous venons de nommer, c’est d’abord 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


què le travail de la première est moins long, c’est en¬ 
suite qu’elle a besoin d’une attention plus soutenue, 
d’un exercice plus grand de sa volonté pour constater 
à la loupe et éviter les défauts dans le tissu, pour 
prévenir ou. réparer les fautes, pour faire bien et 
promptement sa tâche. L’uniformité du travail n’a 
rien, d’ailleurs, qui resserre et étouffe l’esprit; quand 
la tâche n’est pas trop prolongée, elle le repose, au 
contraire, le seconde en n’exigeant qu’une atten¬ 
tion mécanique, elle lui permet les réflexions et les 
méditations étrangères. C’est ainsi que, en tour¬ 
nant sa meule de verrier et en gagnant laborieuse¬ 
ment sa vie par ce travail monotone, Spinosa a pu 
inventer un système philosophique qui, malgré ses 
erreurs, est une des merveilles de l’esprit humain 
C’est ainsi que, d’autre part, dans le cercle de l’ac¬ 
tivité pratique, tant d’ouvriers élevés dans les fila¬ 
tures ou les tissages sont devenus soit des inventeurs, 
soit de riches industriels’, soit des philanthropes 
éclairés. 

Nous avons terminé l’examen de l’état intellectuel 
des ouvrières employées dans la grande et dans la 
petite industrie. Au point de vue des notions scolaires, 
à celui surtout de l’instruction domestique et ména¬ 
gère, nous avons eu à signaler et à regretter bien des 
lacunes. Mais, d’un autre côté, nous avons fait preuve 
de justice en mettant en lumière les progrès effectués : 
œuvre d’utilité en même temps, car la critique 
s’émousse et perd sa force, quand elle ne sait pas à 


187 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

propos admettre l’éloge après le blâme et reconnaître 
les améliorations, tout en constatant les imperfections. 
Ces imperfections, par quelle voie les peut-on com¬ 
bler? C’est ce qui va faire l’objet de nos recherches 
dans les autres parties de cet ouvrage. 


DEUXIÈME PARTIE 


DE L’INTERVENTION DE LA LOI POUR PROHIBER ET 
RÉGLEMENTER LE TRAVAIL DES FEMMES DANS L'INDUSTRIE 


CHAPITRE 1 


Discussion des principes au nom desquels l’État peut intervenir 
dans les conventions conclues entre personnes majeures. 


A la vue des misères que, malgré les progrès ré¬ 
cents, l’on constate encore dans la situation matérielle 
et morale des ouvrières, le philanthrope se sent porté 
à chercher des remèdes qui soient à la fois efficaces 
et conformes à la justice. 

Les esprits absolus, qui sont impatients des résul¬ 
tats progressifs et lents, et qui, par nature le plus 
souvent, quelquefois par réflexion, ont une préfé¬ 
rence marquée pour les remèdes radicaux et les 
brusques changements, croient avoir entrevu pour 
relever le sort de l’ouvrière une mesure souveraine et 
irrésistible : l’intervention de l’État, la contrainte 
légale. Soit qu’ils aillent jusqu’à l’opinion la plus ex¬ 
trême et qu’ils sollicitent des pouvoirs publics de 
prohiber d’un trait de plume le travail des femmes 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 183 

dans les ateliers, soit que, gardant encore dans leur 
audace une sorte de retenue, ils ne réclament qu’une 
réglementation et non une prohibition complète, ils 
ont une foi infaillible dans la justice et dans l’efficacité 
des mesures qu’ils implorent. Assurément, il serait 
commode que quelques lignes inscrites sur un bout 
de papier, et contresignées des noms de quelques mi¬ 
nistres, eussent le pouvoir presque surnaturel de 
guérir en un instant et pour toujours une-plaie sociale 
invétérée. On ne comprendrait pas comment une so¬ 
ciété pourrait se refuser à l’application d’un remède 
aussi facile et aussi prompt. Et cependant, la géné¬ 
ralité des esprits pratiques et réfléchis, ayant la con¬ 
naissance des conditions inhérentes à la nature hu¬ 
maine et de la complexité des phénomènes sociaux, 
non seulement doutent de l’efficacité de ces remèdes 
radicaux et violents, mais sont portés aussi à protes¬ 
ter contre leur application au nom de la justice et des 
principes supérieurs quq régissent les rapports de la 
société et des individus. 

Prohiber le travail des femmes dans les ateliers en 
général ou dans certaines industries en particulier, 
c’est, évidemment, porter une atteinte à la liberté 
humaine, et l’on ne peut soutenir cette opinion 
qu’en prétendant que la femme est toujours un être 
incomplet, qui ne peut et ne doit pas avoir la libre 
disposition de lui-même, une mineure d’une espèce 
spéciale, puisque pour elle la minorité durerait toute 
la vie. C’est en même temps revendiquer pour l’État 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


190 

une responsabilité immense, c’est accroître ses obli¬ 
gations d’une manière presque infinie, et lui imposer 
des devoirs dont nous ne croyons pas qu’on ait assez 
mesuré l’étendue et l’importance. 

Voyons d’abord comment les partisans de l’inter¬ 
vention de l’État dans le travail des femmes justifient 
leur opinion : nous aurons ensuite à discuter leurs 
arguments et à montrer jusqu’où, logiquement, ils 
devraient conduire. « Il est du devoir de la famille et 
de la société, écrivait il y a trois ans dans un rapport 
académique le docteur Kuborn, de favoriser chez 
chacun et de n’entraver chez personne les saines 
aptitudes physiques ou morales. La femme a été 
créée pour être mère, son devoir l’appelle au foyer do¬ 
mestique. Les travaux qui l’en éloignent et qui, par 
leur caractère, s’opposent à son développement doi¬ 
vent lui être interdits. » Au nom de ces principes, le 
docteur Kuborn réclamait que l’État défendit aux 
femmes de s’employer dans les travaux souterrains 
des mines et houillères. Partant du même point, 
mais allant plus loin sur la même route, un autre méde¬ 
cin belge, le docteur H.-L. Lefèvre s’exprimait en ces 
termes : « Des mesures partielles seraient sans aucune 
efficacité, car si on se borne à interdire certains éta¬ 
blissements aux femmes, l ’amour du gain qui les 
distingue les fera refluer dans un temps donné vers 
les ateliers qui leur resteront ouverts. Il n’y aura 
point de société bien organisée aussi longtemps que 
les femmes et les filles, trop faibles par elles-mêmes 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 191 

et qui ont besoin de la protection des hommes, joui¬ 
ront de la liberté pleine et entière de se livrer à toutes 
sortes de travaux. Elles doivent être assimilées à des 
mineurs. » Beaucoup plus logiques que les médecins, 
les ouvriers ont réclamé à diverses reprises l’appli¬ 
cation complète des mêmes principes. L’on a vu dans 
un manifeste public les typographes de Bruxelles, au 
nom deTaxiome «la femme dans son ménage », pro¬ 
tester solennellement « devant l’Europe typogra¬ 
phique » contre un système qui tendrait à « avilir » 
la femme en «l’assujettissant au métier de composi¬ 
trice. » Les tisseurs en châles de Paris ont fait la 
même démonstration : un publiciste ouvrier, remar¬ 
quable parla netteté de son talent et sa parfaite con¬ 
naissance du peuple parisien, M. Corbon, dans son 
plus intéressant ouvrage, Le secret du peuple de Paris, 
a défendu la même théorie. Il y a quatre ans, lors¬ 
que les premières réunions publiques non autorisées 
s’ouvrirent au "Vaux-Hall sur la question du travail des 
femmes, des orateurs nombreux développèrent ex 
cathedra les mêmes idées, et plusieurs d’entre eux 
conclurent à l’intervention de l’État pour défendre 
aux femmes, non plus seulement le travail souterrain 
des mines et des houillères, non plus seulement le 
travail de la grande industrie qui emploie des mo¬ 
teurs hydrauliques ou à feu, mais d’une manière gé¬ 
nérale toute espèce de travail en atelier. Dans l’une 
des dernières sessions de la Société anglaise pour 
l’avancement delà science sociale, quelques membres 


192 LE TRAVAIL DES FEMMES 

s’approchèrent de ces idées, s’ils ne s’y rangèrent 
pas d’une manière explicite : et plus d’un souhaita 
que le Parlement intervînt pour réglementer d’une 
manière rigoureuse le travail des ^couturières, des 
modistes, des lingères. Allant encore plus loin, quel¬ 
ques esprits pleins de respect et même d’idolâtrie pour 
la femme idéale de leurs rêves ont émis l’opinion que 
toute occupation mercenaire devait être interdite à la 
femme, s’appuyant toujours sur le même priucipe 
que « dans une société bien organisée, le travail de 
l’homme doit nécessairement nourrir toute la fa¬ 
mille. » 

Tel est le développement naturel et régulier de la 
théorie, qui veut faire intervenir l’État dans le travail 
des femmes. Il importe peu que les partisans de cette 
idée essayent de s’arrêter à tel ou tel degré sur la 
pente où ils se sont portés. Le point de départ est le 
même et une sorte de nécessité logique contraint à 
parcourir toute la route celui qui y a fait les premiers 
pas. Examinons un à un les principes sur lesquels 
cette théorie repose : ils sont au nombre de trois. Le 
premier se trouve compris tout entier dans cette for¬ 
mule de société bien organisée ; ces mots, si vagues 
et si élastiques qu’ils paraissent, ont une portée pré¬ 
cise et un sens caché qu’il est aisé de mettre au jour. 
Employer une pareille expression, c’est nier que la 
société soit un être complet, spontané, indépendant, 
produit et résultante de l’action des forces indivi¬ 
duelles, ayant en soi son propre moteur et sa loi de 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 193 

développement ; c’est regarder, au contraire, 1 so¬ 
ciété comme un corps passif, ayant en soi et en de¬ 
hors d’elle un régulateur, un organisateur suprême ; 
c’est en faire une sorte de substance malléable, inerte, 
qui peut prendre toutes les formes qu’un agent ex¬ 
terne lui veut imposer ; c’est, en un mot, remettre à 
une puissance et à une intelligence supérieure à la 
société, le soin de la faire plier, de la pétrir, de la 
constituer selon ses vues et ses conceptions particu¬ 
lières: or, dans le système que nous examinons, cette 
force extérieure à la société et qui se trouverait om¬ 
nipotente et omnisciente, ce serait l’État. 

' Le second principe de la théorie que nous criti¬ 
quons, c’est que l’unité primaire dans l’état social, 
l’élément rudimentaire, ce n’est plus l’individu, c’est" 
la famille. La famille forme un tout, en dehors du¬ 
quel les individus ne comptent pas; dans lafamille cha-, 
que être a un mode spécial d’activité, et il appartient à 
la puissance qui a charge de régulariser la société 
de veiller à ce que chaque membre de la famille 
remplisse fidèlement et uniquement son rôle, de faire 
que la femme ne puisse manquer à ses devoirs do¬ 
mestiques et que l’homme gagne à lui seul une ré¬ 
munération suffisante pour nourrir tous les siens. 

Enfin, le troisième principe, qui appartient à l’or¬ 
dre économique, c’est que le travail des femmes fait 
une concurrence préjudiciable au travail des hommes, 
qu’il abaisse le taux de la rétribution masculine, que 
par lui les salaires sont dépréciés ; si bien que cet élé- 

M 


194 LE TRAVAIL LES FEMMES 

ment primaire du corps social, la famille, n’a pas des 
ressources plus abondantes quand la femme travaille 
au dehors qu’elle n’en aurait si l’homme seul était 
autorisé à pourvoir aux besoins communs. 

Telle est l’analyse exacte des principes sur lesquels 
repose la théorie de l’intervention de l’État dans le 
travail des femmes. Il se peut que tous les partisans 
de cette opinion n’aient pas assez de courage et de 
logique pour défendre les idées que nous venons d’ex¬ 
poser, ainsi disséquées et tirées au clair. Il n’est que 
trop commun de voir la plupart des hommes ne se 
rendre pas un compte exact des véritables principes 
dont découlent les théories qu’ils soutiennent, non 
plus que des véritables conséquences auxquelles elles 
conduisent. L’on s’éprend d’un système par un sim¬ 
ple mouvement instinctif ; on lui donne une adhésion 
purement affective ; l’on néglige d’en faire un exa¬ 
men rationnel et réfléchi : mais n’importe ! il ü’est 
pas un partisan de l’intervention de l’État, dans le tra¬ 
vail des femmes, qui ne proclame d’une manière 
plus ou moins déguisée et plus ou moins consciente 
que l’État a charge d’âmes, et qu’il a mission d’ordon¬ 
ner, de régulariser, de pétrir, en quelque façon, la 
société humaine; que, d’un autre côté, l’individu 
doit être rigoureusement subordonné à la famille et 
ne doit être regardé par l’Etat que sous le point de 
vue de ses relations familiales; et que, enfin, si l’on 
prohibait ou si l’on restreignait le travail des femmes 
au dehors, l’on relèverait le salaire des hommes. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 195 

Toutes ces idées, nous les croyons, quant à nous, 
aussi erronées que dangereuses. 

C’est d’abord une notion fausse que l’État ait pour 
but de constituer et de régulariser la société suivant 
un plan idéal. L’État n'est pas un être supérieur, ex¬ 
tra-social, qui soit naturellement omniscient et om¬ 
nipotent. Bien loin d’être au-dessus de la société, 
l’État en est le produit, la délégation, le mandataire. 
Loin d’être infaillible, il est d’une faillibilité si fré¬ 
quente et si dangereuse, qu’il importe de prendre les 
plus nombreuses précautions contre ses écarts et ses 
envahissements. Loin encore d’avoir une tâche infi¬ 
nie, l’État a des fonctions limitées, spéciales, nette¬ 
ment tracées par le droit naturel et qui le deviennent 
encore plus dans le droit positif. Ces fonctions, ce sont 
uniquement celles qui seraient mal remplies par les 
individus eux-mêmes. Sur les individus, l’État n’a 
que des droits bornés ; son rôle relativement à eux 
est presque uniquement' négatif : il ne peut leur 
imposer les idées ou les mœurs qu’il affectionne ; il 
ne peut les contraindre aux pratiques qu’il juge les 
meilleures et les plus rationnelles; il ne peut les for¬ 
cer à mener la vie qui lui semble la plus sage, la plus 
juste ou la plus saine. Ses attributions s’arrêtent au 
sanctuaire de la volonté humaine, et il n’a le droit 
d’intervenir que si celte volonté déréglée, se livrant à 
des écarts contre-nature, empiète sur les volontés si¬ 
milaires et les met en péril. Ainsi, l’État n’a pas pour 
mission de faire régner la vertu, la sagesse ou la 


19G 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


santé. Toute tentative en ce sens est une usurpation 
dangereuse, qui peut et doit logiquement conduire 
aux plus violents excès. L’État n’a pas charge d’âmes. 
C’est sur les choses spécialement, presque uniquement, 
que s.on action doit s’exercer : écarter les obstacles 
physiques trop puissants pour que les efforts indivi¬ 
duels en puissent triompher, faire régner le bon or¬ 
dre dans les choses d’usage commun, prévenir les 
perturbations matérielles, tel doit être essentiellement 
le rôle de l’État. Si quelquefois il en sort dans l’ordre 
intellectuel et moral, ce doit être avec une circon¬ 
spection scrupuleuse et un profond respect de la li¬ 
berté individuelle. Cette liberté individuelle inviolable 
emporte pour chacun le droit d’agir à sa guise, de 
travailler à son caprice, de faire de ses bras et de son 
intelligence n’importe quel usage, fût-il nuisible. 
L’on aurait beau prétendre que cet usage pernicieux 
de la liberté individuelle, s’il est fait à la fois par tous 
les individus ou par une certaine classe d’entre eux, 
porte un détriment à la société entière: n’importe! 
l’État n’a jamais le droit d’intervenir, toutes les fois 
que l’individu est resté dans son domaine en usant 
de sa liberté propre et qu’il n’a pas directement et 
ouvertement violé la liberté d’autrui. 

En dehors de cette conception du rôle de l’État il 
n’est aucune doctrine consistante, aucune théorie 
qui ne soit glissante et dangereuse : tout empié¬ 
tement de l’État au delà de ces limites amène néces¬ 
sairement des empiétements ultérieurs; il devient 



AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 197 

impossible de fixer un point d’arrêt. C’est en vain 
que, par des analogies fallacieuses ou de captieuses 
métaphores, l’on s’efforce de légitimer l’action de 
l’État en dehors de ce domaine réservé et nettement 
circonscrit. «Le travail, étant une propriété, relève 
de la loi, et vous ne trouverez nulle propriété que le 
législateur n’ait soumise à des restrictions : » ainsi 
parlait il y a trois ans au Parlement belge un éloquent 
député, M. d’Elhoungne. C’était faire une double con¬ 
fusion. « De ce qu’on peut réglementer la propriété 
des choses, répliquait avec raison le chef du minis¬ 
tère belge, M. Frère Orban, peut-on conclure qu’on 
peut réglementer la propriété de l’homme, le travail? 
Autant dire que puisqu’on peut abattre des bœufs, 
l’on doit pouvoir abattre des hommes. La liberté de 
l’homme est soustraite à la réglementation. » La ré¬ 
ponse du ministre belge était incomplète. La régle¬ 
mentation même de la propriété des choses n'est pas 
arbitraire, et l’État ne peut avoir en cette matière 
pleins pouvoirs; car l’État ne crée pas, il reconnaît, 
il consacre seulement le droit de propriété. Il ne peut 
donc jamais le supprimer, il ne peut jamais lui por¬ 
ter atteinte ; il peut le définir, il ne peut le limiter ; 
et alors qu’une utilité évidente, reconnue de tous, 
solennellement constatée, exige que telle chose ap¬ 
partenant à un particulier soit affectée à un service 
public, le droit de propriété, même dans ce cas, n’est 
pas détruit ; il est transformé par l’indemnité préa¬ 
lable payée au propriétaire, il change d’objet sans 


198 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


cesser d’être, il porte sur un équivalent. Mais de 
croire qu’il soit permis à l’État de supprimer la pro¬ 
priété des choses ou de la réduire, de faire par une 
simple loi que telle catégorie de propriété disparaisse, 
c’est ce qui est impossible dans un pays civilisé, 
ayant la connaissance et le respect du droit naturel, 
seule base véritable du droit positif. Sans doute, il y 
a eu dans le passé des temps mauvais et obscurs, où 
ces principes étaient mal connus et quotidienne¬ 
ment violés. La propriété des choses n’a pas été plus 
respectée que la propriété primordiale, sacro-sainte, le 
travail. On a connu la conquête, comme on a connu 
l’esclavage; l’on a connu les confiscations, comme le 
servage ; l’on a regardé longtemps le droit de possé¬ 
der et le droit de travailler comme des droits régaliens. 
Mais ces temps d’ignorance sont passés. Aujourd’hui, 
s’il est un principe qui est la base de notre législation, 
c’est que la propriété privée est inviolable, même 
pour l’État, et que, d’un autre côté, la première de 
toutes les propriétés c’est le droit de travailler libre¬ 
ment. Or, s’il peut arriver que, dans quelques cas 
rares, il soit d’une nécessité rigoureuse d’exproprier 
un particulier de la chose qui lui appartient, c’est-à- 
dire non pas de détruire son droit de propriété, mais 
seulement, sans l’amoindrir en lui-mêmej de chan¬ 
ger l’objet sur lequel il porte; dans aucune circon¬ 
stance il ne ne peut être nécessaire, utile ou même 
possible d’exproprier un individu du gouvernement 
de sa volonté, c’est-à-dire de sa liberté individuelle, 


AU DIX-NEUVIÈME. SIECLE. 199 

de son droit de travailler à sa guise car, il y a des 
équivalents pour la propriété des choses, mais il ne 
saurait y avoir d’équivalent à la liberté humaine, et 
une réglementation qui prohiberait ou réduirait pour 
tels individus ou telle catégorie d’individus le droit 
de travailler, ce serait une expropriation sans indem¬ 
nité, ce serait une véritable confiscation. Ainsi, l’État 
sortirait de ses limites naturelles et légitimes, il ou¬ 
trepasserait son droit et violerait ses devoirs en inter¬ 
disant à une classe quelconque d’individus une cate¬ 
gorie quelconque de travail. 

« Mais, nous dit-on, ce n’est pas l’individu, c’est la 
famille, qui est la véritable unité sociale; c’est elle 
surtout qu’il faut considérer. Or, dans la famille, c’est 
à l’homme, être fort, qu’il appartient de pourvoir aux 
besoins communs; la place delà femme est dans son 
intérieur. Peu importe que l’activité mercenaire lui 
soit interdite, puisque ce n’est pas là safonction natu¬ 
relle, et qu’un autre, plus capable et plus vigoureux, 
doit se livrer, en son lieu et place, au travail du de¬ 
hors pour amasser les ressources communes. La fa¬ 
mille, ajoute-t-on, est reconnue,, consacrée parla loi; 
la loi doit donc faire en sorte qu’elle existe, non-seu¬ 
lement d’une manière nominale, mais d’une manière 
effective : or, quand la femme n’est pas présente à 
son foyer, il n’y a pas de famille réelle. La femme, 
d ailleurs, n est-elle pas un être faible et, au nom 
de cette faiblesse, ne mérite- t-elle pas d’être protégée 
contre ses propres égarements? La femme, être débile 


200 LE TRAVAIL DES FEMMES 

au moral comme au physique, se trouve, par sa na¬ 
ture même, dans une minorité perpétuelle; l’État 
doit consacrer par des règlements efficaces cette mi¬ 
norité naturelle. En agissant ainsi, il n’aura violé au¬ 
cun droit respectable, et il aura donné à la famille 
toute la vitalité et toute la cohésion qu’il est désirable 
qu’elle possède. » 

De tels principes sont erronés au point de vue du 
droit; ils sont en complète opposition avec notre lé¬ 
gislation civile : appliqués, ils nous ramèneraient à 
la barbarie. Non, chez nous, la famille n’a pas et ne 
peut avoir ce caractère de diminuer tellement l’un des 
deux sexes, qu’il doive être regardé comme étant 
dans un état de perpétuelle minorité. Une telle con¬ 
ception ne se peut rencontrer que chez les peuples 
anciens ou chez les peuples d’Orient. La femme 
dans notre civilisation n’est pas une créature* incom¬ 
plète, inférieure : adulte, elle possède devant la loi 
des droits égaux aux droits de l’homme ; ayant 
comme lui la capacité d’acquérir, elle a comme lui 
la capacité de travailler. Plus faible physiquement que 
l’homme, rien ne démontre qu’elle lui soit morale¬ 
ment ou intellectuellement inférieure. Tant qu’il ne 
lui a pas plu d’aliéner librement une partie de sa vo¬ 
lonté, elle est complètement maîtresse de son sort. 
Bien loin qu’on la puisse traiter comme une mineure 
perpétuelle, la loi, dans différentes circonstances, la 
fait tutrice; si bien que, au lieu de lui contester le 
droit de disposer de ses propriétés, à commencer par 


201 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

la première de toutes, celle de sa propre personne et 
de son travail, la loi lui confère souvent le droit et le 
devoir de disposer de la propriété et de la personne 
d’autrui. Ainsi, dans notre législation civile, la 
femme adulte est une personne capable et complète. 

En outre, la famille, quelle que soit son importance 
sociale, n’est pas chez nous l’élément primaire de la 
société; cet élément primaire, c’est l’individu seul qui 
le constitue. La famille est un cadre, mais qui n’em¬ 
brasse pas tous les éléments sociaux. II v a beaucoup 
d’individus en dehors de la famille, les uns qui sont 
devenus isolés, les autres qui l’ont toujours été. Le 
nombre des filles majeures et des veuves est infini, 
bans nos grandes villes il égale et quelquefois sur¬ 
passe celui des femmes mariées. Or, ces veuves et 
ces filles, il faut qu’elles vivent aussi, et le plus sou¬ 
vent de leur propre travail. On ne peut supprimer 
leurs ressources, sans avoir, au préalable, assuré la 
satisfaction de leurs besoins. Puis, c’est parfois la 
femme qui est le chef de la famille ; c’est ce qui arrive 
toujours en cas de veuvage et aussi en cas de mala¬ 
die ou d’infirmité du père ou de l’époux. Pour que 
1 on pût, dans l’intérêt vrai ou supposé de la fa¬ 
mille, limiter la liberté du travail de la femme, il fau¬ 
drait que la famille fût organisée chez-nous autre¬ 
ment qu’elle ne l’est. 11 faudrait qu’il n’y eût pas 
d’existence féminine isolée et indépendante, il fau¬ 
drait qu il n’y eût pas une femme qui ne pût s’appuyer 
contre un homme; il faudrait qu’après avoir perdu 


2.02 LE TRAVAIL DES FEMMES 

son époux et son père, ou quand son père et son 
époux sont malades, la femme dût légalement être 
soutenue par son frère, son beau-père, son fils, tous 
ses parents en un mot, et, à leur défaut, par l’État • 
c’est-à-dire que, au lieu de la famille simple et peu 
nombreuse que nous avons, il faudrait organiser la 
tribu. Mais tant qu’il y aura des femmes qui n’auront 
qu’elles pour se soutenir, l’État ne peut leur fermer 
des branches de travail, sans se charger de leur 
trouver une occupation productive. 

Comparer les femmes aux enfants, parce que les 
uns et les autres sont physiquement faibles, et récla¬ 
mer que les lois qui régissent le travail de ceux-ci 
soient étendues au travail de celles-là, c’est mécon¬ 
naître les principes réels sur lesquels repose notre lé¬ 
gislation civile et industrielle. Si la loi intervient 
pour réglementer le travail des enfants, ce n’est pas 
seulement à cause de leur faiblesse, physique, c’est 
aussi et surtout parce que les enfants, sans excep¬ 
tion, sont des êtres incomplets, dépendants, qui n’ont 
pas la disposition d’eux-mêmes. Pour les enfants, la 
loi ne crée aucune servitude, aucune dépendance 
nouvelle; elle rend seulement l’État caution des obli¬ 
gations du père de famille. Ce n’est pas une restric¬ 
tion que la loi impose à la liberté de l’enfant, c’est 
une garantie qu’elle lui donne contre les abus de 
l’autorité du père. Ce n’est pas non plus contre ses 
propres excès, c’est contre les excès d’autrui quelle 
le protège. Peut-il en être de même pour la femme^ 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 203 

Non assurément. La femme, même mariée, n’est ja¬ 
mais dans le degré de dépendance où se trouve l’en¬ 
fant. Si son mari la voulait violenter, elle pourrait 
s’adresser aux tribunaux qui, par la séparation de 
corps, rendraient àla victime la plénitude de sa liberté. 
Ainsi, la réglementation du travail, qui est une pro¬ 
tection pour l’enfant, serait une oppression pour la 
femme. 

Reste le troisième principe tiré de l’ordre écono¬ 
mique. Le travail des femmes, dit-on, déprécie le tra¬ 
vail des hommes et réduit les salaires. Une grande 
partie des ouvriers adhère à cette sorte d’axiome : on 
l’a vu invoquer bien des fois, quand les patrons ont 
voulu introduire la main-d’œuvre des femmes dans 
des métiers où jusqu’alors elle n’avait pas accès. Un 
certain nombre de philanthropes accueillent aussi 
avec une faveur marquée cette prétendue proposition 
scientifique. Nous ne nions pas qu’elle n’ait une appa¬ 
rence spécieuse, et nous n’avons pas de peine à com¬ 
prendre que les esprits qui ne sont pas très-familiers 
avec l’analyse minutieuse des phénomènes économi¬ 
ques se laissent prendre à cette amorce. 

Nous n’avons pas besoin de démontrer que, cette 
proposition fût-elle scientifiquement vraie, il y aurait 
une injustice criante à s’en autoriser pour défendre 
aux femmes le travail du dehors. La concurrence des 
femmes et des hommes est une concurrence naturelle, 
et nul n’a le droit d’y porter atteinte ; la supprimer 
pour élever la rémunération du travail des hommes, 


204 LE TRAVAIL DES FEMMES 

ce serait avoir recours à une mesure artificielle et 
vexatoire : ce serait prendre aux uns pour donner aux 
autres. Mais nous n’admettons pas que le travail des 
femmes ait pour conséquence nécessaire de déprécier 
le travail des hommes ; tout au contraire, nous croyons 
que le salaire des hommes serait inévitablement moins 
élevé, si la loi pouvait, d’une manière efficace, inter¬ 
dire aux femmes, soit toute occupation mercenaire, 
soit tout travail en dehors du foyer domestique. 

Rien n’est moins connu que la vraie théorie du 
salaire; l’on répète partout le mot de Cobden : «Quand 
deux ouvriers courent après un maître, le salaire 
baisse ; quand deux maîtres courent après un ouvrier, 
il hausse. » Cela, sans doute, est vrai; mais il faut 
creuser plus profondément pour découvrir la source 
du salaire. A côté de la proposition de Cobden, nous 
en placerons une autre, qui est d’une vérité encore 
plus générale : quand la production est considérable 
dans une nation relativement aux individus qui la 
composent, alors le salaire est haut ; quand la pro¬ 
duction est chétive, alors le salaire est bas. Car le 
fonds des salaires n’est autre que la production même, 
et il serait insensé de prétendre que les salaires peu¬ 
vent s’élever d’une manière durable quand la produc¬ 
tion diminue. Or, quel serait l’effet de la prohibition 
du travail des femmes en dehors du foyer domes¬ 
tique? Ce serait de diminuer la production et delà 
renchérir. Comprend-on qu’avec des produits en plus 
petit nombre et plus chers, Ton puisse avoir une ré- 


205 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

numération qui soit, non pas nominalement, mais 
effectivement plus élevée? Cela est contradictoire. 
Supposons que l’État, par une puissance merveilleuse 
que nous ne lui reconnaissons pas, arrive à chasser 
des manufactures et des entrepôts le million de femmes 
qui y est occupé en Angleterre ; immédiatement, la 
production industrielle va tomber à moitié. Si on veut 
la relever, il faudra emprunter un million d’hommes 
à la seule branche de travail qui soit en état de le 
fournir, à l’agriculture; même alors, tout en étant 
aussi considérable, la production des articles-manu¬ 
facturés serarenchérie. La production agricole de son 
côté, non-seulement sera plus chère, mais sera moins 
abondante, à moins qu’on ne remplace le million 
d’hommes, qui sera passé dans les manufactures et 
les entrepôts, par plus d’un million de femmes dans 
les travaux agricoles ; et alors, l’on n’aura rien ga¬ 
gné : l’on aura chassé les femmes des usines dans les 
champs ; on ne les aura pas ramenées au foyer do¬ 
mestique. La prétention d’élever les salaires en fer¬ 
mant aux femmes le travail du dehors .est la plus 
extraordinaire des prétentions ; c’est vouloir accroître 
la ration individuelle, en diminuant de moitié le nom¬ 
bre des bras, sans diminuer le nombre des bouches. 
Ce qui permet que dans une filature, ou dans une 
usine pour l’impression des étoffes, la rémunération 
du mécanicien, du conducteur d’automate, du gra¬ 
veur sur rouleau soit élevée, c’est que les opérations 
accessoires, préparatoires ou complémentaires, du 


206 LE TRAVAIL DES FEMMES 

battage, de l’épluchage, du bobinage, du tissage, de 
l’apprêtage sont peu coûteuses : que ces diverses opé¬ 
rations renchérissent, et il sera impossible de mainte¬ 
nir au mécanicien, au conducteur d’automate, au 
graveur sur rouleau leur rémunération antérieure. 
Les faits, d’ailleurs, démontrent l’exactitude de ces 
raisonnements. Dans quel pays les salaires des hom¬ 
mes sont-ils plus élevés qu’en Angleterre, et dans quel 
pays le nombre des femmes occupées par les manu¬ 
factures est-il plus considérable ? 

Dans les filatures, quoique le personnel soit pour 
plus de la moitié composé de femmes, l’on voit des 
ouvriers qui gagnent 35 schellings, soit 43 fr. 25 cent, 
par semaine, pour 60 heures de travail, c’est-à-dire 
75 centimes par heure. Dans quelle province de France 
les hommes ont-ils un salaire plus élevé que dans les 
régions du Nord et de la Normandie, où les filatures 
et les tissages sont remplis de femmes? Si le salaire 
des hommes est élevé dans ces contrées, c’est que la 
production y est très-considérable : bannissez les 
femmes des usines, la production baissera et se ren¬ 
chérira, les salaires même des hommes baisseront. 

Ainsi, de ces trois principes qu’invoquent les par¬ 
tisans de l’interdiction aux femmes des travaux de la 
grande industrie, aucun n’est fondé. Il serait trop 
long d’énumérer les autres erreurs qui sont émises 
par les philanthropes, trop prompts à accueillir les 
idées qui les flattent. En fermant aux femmes les ate¬ 
liers de la grande industrie, on croit leur trouver une 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


207 


compensation en leur ouvrant les industries de luxe ; 
créer aux ouvrières des débouchés nouveaux, la ten¬ 
tative est heureuse, nous y applaudissons pour notre 
part, mais l’on s’abuse sur sa portée et l’on est géné¬ 
ralement dupe de deux illusions. Toutes ces industries 
nouvelles où l’on veut faire entrer les femmes, n’ont 
qu’un personnel très-restreint ; quelques-unes exigent 
une éducation poussée très loin ; enfin, dans la plu¬ 
part, il ne sera pas facile de déloger complètement 
les hommes de positions qu’ils ont prises depuis plu¬ 
sieurs générations et où leur présence est quelquefois 
justifiée. Jetons les yeux sur l’enquête de 1860. Les 
articles de Paris n’emploient que 10,742 hommes; 
l’imprimerie, la gravure, la papeterie en occupent 
13,191 ; les instruments de précision et de musique 
ainsi que l’horlogerie n’en comptent que 10,005; on 
en trouve 11,395 dans le travail de l’or, de l’argent, 
du platine : c’est, en tout, environ 45,000 places. L’on 
voudra bien accorder que l’emploi des hommes est 
justifié pour la moitié des cas : il reste donc 22,500 
places à prendre. Qu’est-ce que cela pour les cen¬ 
taines de mille femmes qui gagnent leur -pain dans 
nos usines ? Mais la seconde erreur, plus grande en¬ 
core, c’est de s’imaginer qu’en plaçant les femmes 
dans les industries de luxe, on leur aura assuré la vie 
de famille : cela est vrai pour quelques-unes, non 
pas pour toutes, il s’en faut bien. Parmi les 12,419 
femmes qui sont occupées dans les articles de Paris, 
8,889, plus des trois quarts, travaillent à l’atelier : il 


208 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


en est de même pour les instruments de précision, de 
musique et d’horlogerie. Dans l’imprimerie, la gra¬ 
vure, la papeterie, les quatre cinquièmes des femmes 
employées s’acquittent de leur tâche à l’atelier. La pro¬ 
portion est encore plus défavorable à la vie de famille 
dans les industries qui concernent l’or, l’argent et le 
platine ; plus des neuf dixièmes des ouvriers de ces 
états travaillent à l’atelier commun; Ton n’en ren¬ 
contre que 303 sur 3,580 qui soient occupés à domi¬ 
cile. D’une manière générale, sur les 105,000 ou¬ 
vrières parisiennes recensées, 74,000, plus de deux 
tiers, sont occupées à l’atelier. Sans doute, il est dési¬ 
rable que la femme soit admise dans les imprimeries, 
il l’est aussi qu’elle remplace les hommes dans les 
magasins où la tâche n’est pas trop fatigante; mais 
s’imaginer qu’une ouvrière compositrice ou qu’une 
demoiselle de boutique puisse mener une vie d’inté¬ 
rieur, c’est uno étrange puérilité, surtout en ce qui 
concerne les femmes .employées dans les magasins, 
lesquelles doivent être pendant 14 ou 15 heures par 
jour, de 7 heures du matin à 9 ou 10 heures du soir, 
absentes de leur foyer. 

Fermer les manufactures aux femmes, ce seraitren- 
chérir la vie, ce serait accroître le paupérisme : telles 
sont les deux conséquences certaines. Quant à croire 
que la vie de famille s’en trouverait mieux, ce ne peut 
être là qu’une espérance qui, nous le croyons, touche 
de bien près à l’illusion. Qu’est-ce d’ailleurs que la 
vie de famille pour la classe inférieure, quand la xie 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 209 

est chère et quand le paupérisme sévit? La femme 
aurait plus de temps pour raccommoder les hardes des 
siens; mais comme les étoffes coûteraient plus cher, 
ces hardes n’en seraient pas moins des haillons. La 
femme serait’plus longtemps dans son intérieur ; mais, 
sous l’aiguillon de la misère, pressée de se jeter sur 
n’importe quel travail, elle aurait moins de loisirs ; et 
cet intérieur toujours habité n’en serait que plus dé¬ 
labré et plus repoussant. Elle serait auprès de son 
enfant ; mais l’aiguille à la main, elle épargnerait des 
caresses qui ralentiraient sa tâche, des enseignements 
qui empiéteraient sur l’occupation productive ; en un 
mot, elle serait dans son foyer comme si elle n’y était 
pas, poussée par la faim qui n’accorde pas de trêve, 
rivée à une tâche implacable et pourtant presque sté¬ 
rile. Ce que deviendraient alors les veuves, les filles 
non-mariées et' sans père, toutes les infortunées qui 
n’ont que leurs propres mains pour vivre, l’on n’y 
peut penser sans effroi ou plutôt sans une indignation 
légitime, puisque tous ces maux physiques, toutes ces 
souffrances morales seraient l’œuvre, non de la nature 
marâtre, non de la fatalité inexorable et inévitable, 
mais d’une législation arbitraire. 

Le premier pas fait dans cette voie conduirait bien 
plus loin qu’on ne le peut prévoir. En interdisant aux 
femmes le travail des usines, l’État contracterait l’o¬ 
bligation morale de les pourvoir d’une occupation dif¬ 
férente et de leur obtenir une équivalente rémunéra¬ 
tion. Un médecin belge, qui réclamait que l’État 

48 . 


210 LE TRAVAIL DES FEMMES 

interdît aux femmes le travail dans les fabriques, 
écrivait il y a trois ans les lignes qui suivent : « On me 
demandera peut-être qui nourrira les 100,000 femmes 
et filles qui seront sans travail le 1 er janvier 1872, et 
même les 12,000 femmes et filles employées aux tra¬ 
vaux des mines, si, par malheur, la mesure était res¬ 
treinte à cette catégorie de travailleurs; je dirai, sans 
hésiter, que ce n’est pas mon affaire. » Cette phrase 
donne le frisson? Quoi! vous réclamez qu’on chasse 
100,000 femmes des usines où elles gagnent honnê¬ 
tement leur .pain, et vous ne vous inquiétez pas de 
ce qu’elles pourront devenir? Une telle philanthropie 
serait une philanthropie meurtrière. « Il y a quelque 
chose de plus affreux que le travail sans pain, a dit 
éloquemment M. Jules Simon : c’est le besoin, la ca¬ 
pacité, la volonté de travailler sans le travail. » Il y a 
quelque chose de plus affreux encore, c’est quand le 
manque de travail a pour cause, non la nature des 
choses et l’inexorable fatalité, mais l’arbitraire des. 
hommes et l’injonction de la loi. La responsabilité qui 
incombe à l’État en pareil cas est si évidente, qu on 
ne peut concevoir qu’il s’y dérobe. M. Kuborn, en 
réclamant que l’on ferme aux femmes les mines et les 
houillères, ne peut s’empêcher d’ajouter « qu’il est né¬ 
cessaire que 'on multiplie les institutions de pré¬ 
voyance, qui garantissent aussi bien l’ouvrier du be¬ 
soin, que le soldat ou l’employé invalide. » Sans avoir 
la vue bien perçante, l’on découvre où ce système, 
logique d’ailleurs, devrait conduire. L’intervention de 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 211 

l’État dans le travail industriel a pour 'conséquence 
nécessaire la reconnaissance du droit au travail, du 
droit à l’assistance et du droit à la retraite. Un mé¬ 
decin français, le docteur Weber, qui, dans un rapport 
à la Société industrielle de Mulhouse, émettait l’idée 
que la femme mariée devrait nécessairement rester à 
son ménage, faisait en même temps l’observation 
suivante : « Pour arriver à ce résultat, disait-il, il ne 
faut permettre le mariage qu’à l’homme qui prouve 
qu’il peut entretenir femme et enfants. Il faut d’abord 
que sa conduite soit régulière, que son aptitude pour 
le mariage soit constatée par des témoignages, par 
des économies faites. 11 faut que le mariage soit une 
récompense 1 . » L’on ne saurait être plus conséquent 
et moins pratique. Telles paraissent avoir été égale¬ 
ment les idées de Sismondi et de Morogues. Ainsi, 
dès qu’on met le pied dans l’arbitraire, on est forcé 
d’y marcher à grands pas ; quand on viole sur un 
point la liberté individuelle, il la faut violer sur 
d’autres ; une restriction artificielle entraîne à sa suite 
dix autres restrictions, artificielles également, desti- 
tinées à tempérer les mauvais effets de la première. 
En dehors de l’ordre naturel des choses, on ne saurait 
rencontrer de terrain ferme et consistant : toute autre 
pente est glissante. De réglementation en réglemen¬ 
tation l’on arrive à une situation tellement compliquée 
et tellement grave, que le corps social, opprimé sous 

1. Voir dans le tome XII du Bulletin de la Société de Mulhouse 
le rapport du d r Weber sur l’industrialisme. 


212 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


tant de liens, a besoin d’un effort suprême pour re¬ 
couvrer sa vitalité première, et ne trouve de salut que 
dans un retour complet au seul régime vraiment 
rationnel et vraiment sain, le cours naturel des 
choses. 


AÛ DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


213 


CHAPITRE II 


De l’état physique et moral des femmes employées par la grande et 
par la petite industrie. Des mesures législatives proposées pour 
améliorer et protéger la santé et la moralité de l’ouvrière. 


L'organisme humain est d’une spéciale délicatesse ; 
en raison même de sa perfection, il est très-acces¬ 
sible aux impresssions du dehors et s’en trouve pro¬ 
fondément affecté. Les milieux, les habitudes, les 
exercices et les efforts journaliers exercent sur lui 
une considérable influence. Plus encore que l’homme, 
la femme, plus débile et plus nerveuse, subit le 
contre-coup des agents extérieurs et porte l’em¬ 
preinte de ses travaux quotidiens. Toute profession 
modifie l’organisme, soit qu’elle favorise l’accomplis¬ 
sement régulier des fonctions vitales, soit qu’elle 
arrête ou précipite le développement naturel, soit 
qu’elle le fasse dévier et détruise l’harmonie normale 
des divers organes et des divers membres. 

Les médecins se sont arrêtés avec complaisanc 
sur la nature constitutionnelle de la femme, sur les 
ménagements et les soins que cette nature exige: 
Mulier , propter uterum, id est, quod est , ont-ils 
dit ; et ils ont développé sous toutes les formes cet 


214 LE TRAVAIL-DES FEMMES 

axiome médical. Prenant la femme à l’enfance, ils 
ont fait ressortir ces trois grandes périodes de sa vie: 
la menstruation, la conception, l’allaitement ma¬ 
ternel; ils n’ont pas eu de peine à démontrer com¬ 
ment une créature aussi fragile, aussi nerveuse, aussi 
exposée aux crises fréquentes, avait besoin, pour 
conserver une santé toujours prête à s’échapper, d’une 
hygiène prudente, d’une vie paisible, régulièrement 
ordonnée et où les alternances de repos et d’exercice 
fussent heureusement combinées. Le docteur Weber, 
dans un mémoire lu à la Société industrielle de Mul¬ 
house, a peint en termes saisissants cette situation de 
la femme en présence de l’industrie : « La femme est 
plus faible que l’homme, dit-il, c’est un axiome: elle 
a, comme les enfants, plus de mobilité dans le carac¬ 
tère ; de sorte que la continuité des mêmes occupa¬ 
tions la fatigue plus que l’homme; elle digère plus 
vite et prend moins d’aliments à la fois, et est ainsi 
plus souvent obligée d’interrompre son travail pour 
se nourrir. Les mêmes besoins de repos et d’aliments 
résultent encore de ses aptitudes particulières : elle 
est plus agile que l’homme ; dans un même espace 
de temps elle peut faire plus de mouvements précis 
et précipités. Aussi, les moteurs mécaniques fournis¬ 
sant de plus en plus la force, de plus en plus la femme 
est appelée dans les ateliers pour y donner le concours 
de cette facilité et de cette fréquence de mouve¬ 
ments qui la caractérisent et qui s’harmonisent si bien 
avec le moteur mécanique, mais ne se font pas sans 


215 


A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

une grande déperdition de forces : c’est le cas de la 
course comparée à la marche pour une même dis¬ 
tance. Mais ce qui surtout dans les ateliers est préju¬ 
diciable à la femme, c’est la nécessité de se tenir 
presque toujours debout. La station est, par elle- 
même, un exercice fatigant, entraînant la stagnation 
du sang dans les membres inférieurs et d’autres incon¬ 
vénients ; elle doit donc être plus pénible à la femme 
qu’à l’homme en raison du moindre développement 
de ses forces. Mais il y a de plus chez elle des condi¬ 
tions particulières, qui augmentent le malaise d’une 
station prolongée. La menstruation, la grossesse, une 
peau qui a moins de ressort que chez l’homme, un 
système lymphatique plus développé, un plus grand 
écartement des os du bassin rendent chez elle la cir¬ 
culation dans la moitié inférieure du corps plus pares¬ 
seuse que chez l’homme, d’où résultent des varices, 
des ulcères, l’œdème, etc., et disposent ses organes 
intérieurs à se déplacer, s’affaiblir ou s’irriter. Encore 
si la femme trouvait comme l’homme le repos en sor¬ 
tant de l’atelier: mais n’a-t-elle pas presque toujours 
un petit ménage à faire ou des enfants à soigner ? » 
Telles étaient les observations présentées par le doc¬ 
teur Weber à la Société industrielle de Mulhouse rela¬ 
tivement au travail des femmes dans les manufactures. 
Il n’est guère de rapport sur les ouvrières de l’indus¬ 
trie qui ne contienne des descriptions analogues, 
moins simples parfois dans la forme et plus déclama¬ 
toires, mais identiques au fond. Un éminent histo- 


216 LE TRAVAIL DES FEMMES 

rien, qui possède au plus haut degré l’art de revêtir 
d’expressions passionnées les idées philanthropiques, 
M. Michelet a, dans un livre populaire, fait une pein¬ 
ture plus imagée et plus émouvante du contraste de la 
constitution de la femme et des labeurs que notre civi¬ 
lisation lui impose. La femme, d’après lui, serait une 
perpétuelle convalescente, qui aurait reçu du ciel un 
époux ou un père, comme un médecin prédestiné ou 
un garde-malade providentiel. Ces idées forment le 
fond commun de tous les mémoires, de tous les rap¬ 
ports, de toutes les enquêtes, qu’a suggérés depuis 
trente ans l’étude de la situation de la femme dans 
notre civilisation besoigneuse et laborieuse. C’est tou¬ 
jours cette infirmité native et immanente, qui saisit 
la femme au sortir de l’enfance, pour l’accompagner 
jusqu’à l’entrée de la vieillesse, c’est-à-dire depuis les 
premières approches de la puberté jusqu’aux der¬ 
nières phases de l’âge critique; c’est toujours cette 
débilité sexuelle, qui défraye, sans jamais s’épuiser, 
les déclamations éloquentes des philanthropes enne¬ 
mis de l’industrie moderne. Dieu nous préserve d’être 
injustes à notre tour et de fermer les yeux sur ce que 
ces poignantes peintures ont de profondément vrai ; 
mais aussi, gardons-nous des mièvreries puériles, des 
affectations débilitantes, des exagérations passion¬ 
nées; conservons le sens de la réalité et des conditions 
fatales de l’existence. Nous ne sommes pas dans l’O¬ 
lympe des Grecs où une génération supérieure n’avait 
d’autre souci et d’autre but que de développer har- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 217 

monieusement les facultés de l’esprit et du corps, et 
où les déesses, divinement nourries d’ambroisie et de 
nectar, assurées d’uu immortel loisir, pouvaient 
écarter avec un soin minutieux tous les exercices nui¬ 
sibles à la richesse des formes, à l’élégance des pro¬ 
portions et à la beauté des traits. Nous sommes sur 
une terre naturellement stérile, dans une société 
pressée, écrasée de travaux et de soucis, et où l’im¬ 
placable nécessité de sustenter sa vie par des efforts 
persistants et prolongés se représente chaque matin à 
tout être humain, homme, femme et même enfant. 
Tout autour de nous subit la loi de la lutte pour 
l’existence. Il y. a des froissements, des douleurs, des 
angoisses physiques ou morales que notre organisme 
voudrait repousser ou prévenir, mais qu’il est tenu 
de subir et d’affronter, par le premier de tous les 
besoins, le besoin de vivre. Examiner si tel travail 
constitue une épreuve pour la santé de telle ou telle 
personne humaine, c’est donc là une œuvre vaine, si 
l’on n’y joint la découverte pratique de travaux plus 
salubres, aussi rémunérateurs et non moins acessi- 
bles à tous. 

Or, malheureusement, l’on se borne, d’ordinaire, à 
la première partie de la tâche : on constate des maux, 
ce qui est facile ; on les grossit même, ce qui n’est 
pas rare : mais l’on ne se demande pas si, dansles pro¬ 
fessions voisines, il n’y a pas une aussi grande somme 
de souffrances et de misères. Nous avons sous les yeux 
de nombreuses enquêtes sur les différentes catégories 

-19 


218 LE TRAVAIL DES FEMMES 

d’ouvrières : les unes portent Sur les femmes’ em¬ 
ployées dans le travail des mines ; d’autres sur les 
ouvrières de fabrique en général ; quelques autres, et 
ce ne sont pas les moins poignantes, sur les ouvrières 
de la petite industrie ; quelques-unes enfin, qui ont 
aussi leurs révélations lugubres, sur les ouvrières des 
champs. A lire séparément chacune dé ces enquêtes, 
le cœur se serre ; on croit être parvenu à l’apogée des 
douleurs et des épreuves humaines : mais, à rappro¬ 
cher les unes des autres toutes ces pages émues, 
toutes ces tristes dépositions, l’on arrive à reconnaître 
que ces fatigues et ces périls ne sont pas particuliers 
à telle catégorie d’industries, qu’ils sont inhérents au 
travail lui-même et qu’on ne peut presque les en sé¬ 
parer. 

Prenons le savant rapport du docteur Kuborn sur 
la situation des femmes dans leshouillères deBelgique, 
ou le rapport fait à la chambre prussienne sur le tra¬ 
vail des femmes dans les mines de Silésie : qui ne 
croirait que ces pauvres ouvrières sont les plus mal¬ 
heureuses des créatures humaines ? Elles sont em¬ 
ployées à transporter dans les fausses voies ou voies 
intermédiaires, c’est-à-dire dans les galeries les moins 
élevées, du charbon pendant le jour, des terres et des 
pierres pendant la nuit ; elles manient les freins, elles 
attachent les chariots sur les plans inclinés, elles font 
le service des pompes, elles sont chargées aussi de la 
ventilation des travaux préparatoires. Elles commen¬ 
cent leur journée à quatre, cinq ou six heures du 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 219 

matin ; la durée du travail est pour elles de huit à 
douze heures. On nous fait une effroyable peinture de 
ce labeur pénible et grossier à plusieurs centaines de 
mètres au-dessous du sol, dans une atmosphère vi¬ 
ciée, avec une température excessivement variable et 
au milieu de périls de toutes sortes ; on nous signale 
les accouchements avant terme, les avortements par 
suite de la station verticale prolongée, des efforts per¬ 
sistants, des coups et des chutes. 

Si nous passons aux enquêtes sur le sort des ou¬ 
vrières des fabriques, les plaintes ne sont guère moin¬ 
dres. Sans parler de Villermé et deBlanqui, le dpcteur 
Weber, le docteur Lefèvre et bien d’autres, nous met¬ 
tent sous les yeux les souffrances des usines. On si¬ 
gnale la phthisie cotonnière, le retentissement du 
métier mécanique dans la poitrine de la tisseuse, la 
chaleur des salles où s’impriment et s’apprêtent les 
étoffes. 

Puis viennent les enquêtes sur la petite industrie : 
l’on nous fait remarquer que les métiers poussiéreux, 
et parmi eux l’on cite au premier rang celui de maçon, 
engendrent des maladies de poitrine; et l’on nous dit 
qu’en Silésie les femmes, en grand nombre, remplis¬ 
sent ce pénible état d’aide-maçon. L'on arrête nos re¬ 
gards sur la tisseuse de Lyon dans le métier à la 
Jacquard, suspendue au milieu de courroies, tra¬ 
vaillant'à la fois des mains et des pieds pendant treize 
heures par jour; l’on nous montre la lanceuse dans le 
tissage des châles, jeune fille de dix ou douze ans, 


220 LE TRAVAIL DES FEMMES 

lançant la navette durant treize ou quatorze heures 
dans la journée. Dans l’industrie de la soie l’on nous 
dénonce le tirage des cocons et le cardage de la filo- 
sellé : l’un avec le mal de bassine, les vomissements 
de sang, les fièvres putrides, la phthisie qui, sur huit ma¬ 
lades, fait six pulmonaires; l’autre avec ses opthalmies. 
Autre part l’on nous signale les tailleuses de cristal, 
toujours penchées sur leur roue, toujours les mains 
dans l’eau, toujours aspirant des débris de verre. Puis 
c’est le cardage des matelas, c’est le mélange des 
poils de lapin ou de castor pour chapeaux, opéra¬ 
tions nuisibles et insalubres dans leur simplicité 
primitive. Le docteur Espagne fera une effrayante 
peinture des maladies physiques que cause la machine 
à coudre et de la funeste influence que cet instrument 
exerce sur la fonction menstruelle et sur le système 
génital. D’un autre côté, le docteur Haxo excitera notre 
pitié sur le sort des brodeuses des Vosges, silencieu¬ 
sement courbées sur leur ouvrage jusqu’à dix-neuf 
heures sur vingt-quatre, mangeant assises à leur 
travail, leur pain sur les genoux, sans quitter l’ai¬ 
guille, de peur de perdre un quart d’heure. Un autre 
viendra nous décrire les maladies des dentelières : 
c’est-à-dire la faiblesse de la vue, résultat du travail 
assidu et minutieux à l’aiguille, l’irritation et la rou¬ 
geur des paupières produite par la poussière du blanc 
de plomb ; il nous dénoncera l’intoxication, que cette 
même poussière, en s’introduisant dans les voies res¬ 
piratoires et digestives, détermine chez les ouvrières 


•221 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 

occupées à l’opération du battage ou à l’application et 
à l’ajustement des dentelles blanches. D’autres enfin 
signaleront les travaux excessifs des couturières, des 
modistes, des lingères, les nuits passées à l’ouvrage, 
l’absence de toute relâche et de tout repos. Ainsi, il 
n’est pas une profession qui ne présente à l’observa¬ 
teur exclusif des dangers et des souffrances, capables 
d’exciter l’éloquence du narrateur et la pitié du lec¬ 
teur. 

L’on ne se rend pas assez compte des souffrances 
obscures des ateliers de la petite industrie : voici les 
résultats d’une enquête anglaise sur le travail des 
modistes et des couturières de Londres ; nous ci¬ 
tons textuellement un long passage, ne voulant pas 
assumer la responsabilité de pareilles révélations 
en les présentant d’une manière tronquée ou ré¬ 
sumée: 

« On calcule qu’il y a à Londres 1,500 établisse¬ 
ments de modistes et de couturières, et que le nombre 
des jeunes filles employées dans chacun varie de 2 ou 
3 à 30 ou 35, la moyenne étant de 10,- ce qui fait un 
total de 15,000 ouvrières environ ; ce nombre ne com¬ 
prend pas les femmes qui travaillent chez elles. Dans 
quelques-uns des établissements réputés les mieux 
tenus et pendant la saison fashionable, qui comprend 
quatre mois de l’année, la durée régulière du travail 
est de quinze heures par jour ; mais, dans des cir¬ 
constances qui se présentent souvent, la journée de 
travail a dix-huit heures. Dans beaucoup d’établisse- 

49 . 


222 LE TRAVAIL DES FEMMES - 

ments la journée de travail pendant la saison est illi¬ 
mitée, les jeunes ouvrières n’ayant jamais plus de six 
heures, souvent pas plus de quatre, quelquefois trois 
et, à l’occasion même, deux heures seulement pour 
se reposer et dormir sur les vingt-quatre heures du 
jour ; et même fréquemment elles travaillent toute la 
nuit. (In many establishments the hours of work, du- 
ring the season, are illimited ; the young wom'en 
never getting more than six, often not more thanfour, 
sometimes only three, and ocasionally not more than 
two hours for rest and sleep, out of the twenty four, 
andvery frequently they work ail night.) Voici quel¬ 
ques-unes des dépositions. M lle Baker, maîtresse mo¬ 
diste, dépose : Dans les maisons où la journée de tra¬ 
vail est réglée, elle va, d’ordinaire de huit heures du 
matin à onze heures du soir; mais, même dans ces 
maisons, s’il y a quelque commande pressée, le tra¬ 
vail se poursuit jusqu’à deux ou trois heures du matin 
et, s’il est nécessaire, toute la nuit; dans les établisse¬ 
ments qui ne sont pas aussi bien ordonnés, le travail 
habituel dure jusqu’à une heure ou deux du matin. 
Le témoin a travaillé dans une de ces maisons, où 
pendant trois mois successifs elle n’a jamais eu plus 
de quatre heures de repos par jour, n’allant réguliè¬ 
rement au lit qu’entre minuit et une heure et se le¬ 
vant à quatre heures le matin. A l’occasion du deuil 
général, pour la mort de Sa Majesté Guillaume IV, le 
témoin a travaillé sans se mettre au lit depuis le jeudi 
matin jusqu’à dix heures et demie le dimanche ; pen- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. ?23 

dant ce temps elle n’a pas dormi du tout, assure-t-elle. 
Afin de se tenir éveillée, elle passa debout ces trois 
nuits, ne s’asseyant qu’une demi-heure pour se re¬ 
poser. Deux autres personnes fournirent la même 
durée de travail dans la même maison. Une autre maî¬ 
tresse couturière, miss O’Neill s’exprime ainsi : Au 
printemps les heures de travail sont illimitées; les 
heures habituelles sont de six heures du matin à mi¬ 
nuit. Le témoin a ainsi travaillé de six heures du matin 
à minuit pendant deux ou trois mois de suite. Il n’est 
pas rare, dans l’état de couturière, de travailler la nuit 
entière. Au vif de la saison, le travail est générale¬ 
ment poursuivi pendant toute la nuit trois fois par 
semaine. Dans les maisons qui ont la prétention de 
veiller à la santé des jeunes ouvrières, la journée de 
travail commence alors à quatre heures du matin et 
finit à onze heures du soir, jamais plus tôt. Les jeu¬ 
nes filles restent souvent toute la journée du dimanche 
au lit pour se reposer. Un médecin, M. Mac-Devonald, 
déclare avoir eu pendant vingt ans une clientèle com¬ 
posée en grande partie de jeuhes couturières et de 
jeunes modistes : il affirme que, dans le vif de la 
saison, le temps accorde pour le repos n’est pas en 
général supérieur à quatre heures, souvent même à 
trois; il dit avoir connu de jeunes ouvrières qui, 
pendant six mois de suite, n’ont pas eu plus de deux 
heures de repos par jour. Il déclare que dans aucun 
métier et aucune manufacture, le travail ne se peut 
comparer à celui des jeunes couturières. Il n’y a pas 


•224 LE TRAVAIL DES FEMMES 

de catégories d’ouvriers (hommes) qui travaillent si 
longtemps 1 . » 

Ainsi s’exprime l’enquête anglaise et une vingtaine 
de dépositions concordantes suivent celles que nous 
venons de citer. Quelques pages plus loin la même 
enquête nous donne d’instructifs renseignements sur 
le travail des jeunes ouvrières en broderie de mous¬ 
seline pour robes, cols, layettes : « En Irlande, dit- 
elle, l’on a introduit quelques écoles de broderie, où 
les enfants sont reçus pendant le jour pour apprendre 
le métier. Quelques-uns de ces enfants sont engagés 
pour un an et sont en apprentissage gratuit, moyen¬ 
nant l’engagement de travailler pour la maîtresse. 
D’autres payent six pencespar semaine pourlesleçons 
de couture et de broderie qui leur sont données. Les 
petites filles commencent à travailler à l’âge de six ou 
sept ans, ce qui est plus tôt qu’autrefois. Elles tra¬ 
vaillent en général dix heures par jour, sans compter 
deux heures pour les repas. Assises pendant ces lon¬ 
gues heures sur un banc ou sur une chaise, dans une 
position contrainte, elles sont employées à un ou¬ 
vrage qui fatigue les yeux et qui doit être très-perni¬ 
cieux pour d’aussi jeunes enfants. Il ne semble pas 
que l’on enseigne dans ces écoles autre chose que la 
broderie et la couture » La petite industrie a donc 
aussi ses misères qui valent celles de la grande. On 

1. Voir Children’s Employement commission. Second Report of 
the Commissioners. Trades and manufactures, 1843, pages 114) 
115 et suivantes. 

2. Idem ., page 124. 


225 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

dira peut-être que le document auquel nous nous re¬ 
portons est ancien et que les choses doivent s’être 
améliorées depuis. Plût au ciel ! Nos renseignements, 
malheureusement, ne nous permettent pas d’admettre • 
un très-sensible progrès. Un intéressant mémoire du 
docteur Jordan, lu à l’association anglaise pour 
l’avancement des sciences sociales, dans la session de 
Birmingham en 1868, nous donne des détails sur la si¬ 
tuation actuelle des modistes et des couturières : il y est 
démontré que les ateliers où ces ouvrières travaillent 
sont dans les plus mauvaises conditions de salubrité, 
et que l’appauvrissement de l’air qu'on y respire 
amène très-fréquemment la phthisie. Un autre mé¬ 
moire sur le même sujet, lu à la même association 
dans sa session de 1863, à Edimbourg, constate que 
la situation est restée la même depuis 1843. En 1855, 
une motion fut faite à la chambre des lords par le 
comte de Shaftesbury pour la limitation des heures 
de travail dans les ateliers, et l’enquête qui eut lieu à 
cette occasion démontra que la durée excessive du 
travail dans les métiers dont nous parlons n’avait pas 
changé. Au mois de juin 1863, dans une des princi¬ 
pales maisons de. mode de Regent Street, à Londres, 
la mort d’une jeune ouvrière donna lieu à une action 
en justice, et le jury déclara que le décès avait été 
causé en grande partie par l’excessive durée du tra¬ 
vail dans des pièces encombrées et mal aérées et par 
le défaut de sommeil. Enfin des statistiques plus ré¬ 
centes ont établi de la manière la plus catégorique 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


que les heures de travail, constatées par l’enquête de 
1843, se retrouvaient encore dans le plus grandnom- 
bre des établissements. 

En France,’la situation semble être analogue. Sans 
parler des modistes et des couturières, void les bro¬ 
deuses, qui, d’après l’enquête.de la chambre de com¬ 
merce en 1860, travaillent chez elles seize heures 
par jour. L’enquête sur l’instruction professionnelle 
signale que, du mois de septembre au mois de 
février, les ouvriers des articles de Paris (les trois 
cinquièmes sont des femmes) prolongent leur travail 
jusqu’à minuit 1 . Dans beaucoup de métiers, la bim¬ 
beloterie, les fabriques de jouets, la confiserie, on 
passe les nuits du début de l’hiver à la moitié de 
janvier. 

Les enfants, dans la petite industrie, sont spéciale¬ 
ment et précocement exploités : ce n’est pas à huit 
ans que commence leur travail, c’est à six ans, d’or¬ 
dinaire. Bien avant d’aller à la fabrique comme ratta- 
cheur, l’enfant a bobiné au foyer domestique. Le 
docteur Kuborn signale ce fait que les petites filles, 
qui n’ont pas l’âge requis pour l’entrée dans les mi¬ 
nes, sont employées par leurs parents à ramasser 
les débris de charbon qui se rencontrent à la surface, 
et il nous fait un pénible tableau de cette tâche in¬ 
grate. Il est constaté par l’enquête sur l’enseignement 
professionnel, que les contrats d’apprentissage sont 


1. Déposition du frère Baudime, 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 227 

constamment violés à Paris avec l’assentiment des 
parents, et que les enfants des deux sexes travaillent 
jusqu’à dix heures du soir en général, presque totu- 
jours la matinée du dimanche et souvent le dimanche 
entier. 11 en est de même à Lyon pouf les apprenties 
tisseuses qui, contraintes par la coutume des ateliers 
de travailler gratuitement pendant quatre ans au pro¬ 
fit du chef d’atelier, prolongent volontairement la 
journée de deux ou de quatre heures pour se faire un 
modique salaire. 

Croit-on que les travaux des champs échappent, 
soit à ces excès, soit à cette insalubrité ? Qu’on par¬ 
coure la volumineuse enquête de 1867 sur les agri- 
cultural gangs, et l’on verra que dans ces occupa¬ 
tions champêtres les femmes ont aussi beaucoup à 
souffrir. Les petites filles en Angleterre sont employées 
dès l’âge de cinq à six ans à sarcler, à planter des 
pommes de terre, à enlever les cailloux; et cela 
pendant dix heures par jour, et il leur faut en outre 
faire quelquefois cinq ou six milles à pied pour se 
rendre à l’ouvrage et pour en revenir. L’enquête an¬ 
glaise affirme qu’il est ordinaire pour ces jeunes en¬ 
fants, dans le vif de la saison, de quitter leur domicile 
à quatre heures du matin et de n’y rentrer qu’à neuf 
ou dix heures du soir. Il y a d’ailleurs de l’insalubrité 
dans beaucoup débranchés du travail rural. Le rouis¬ 
sage du chanvre, le teillage du lin — et ce sont là, 
dans la plupart des contrées, des travaux de la ferme 
auxquels les femmes et les filles concourent — sont 


228 LE TRAVAIL DES FEMMES 

plus insalubres que n’importe quelle opération manu¬ 
facturière. 

Nous avons parcouru avec rapidité l’ensemble des 
travaux des femmes, et partout nous avons rencontré 
de rudes labeurs et souvent d’inévitables souffrances. 
Qu’en conclure? Tel médecin dénoncera tel travail, 
parce qu’il exige la station debout ; tel autre médecin 
dénoncera un travail contraire, parce qu’il exige que 
l’on soit assis et courbé sur soi-même pendant 
douze ou quatorze heures. L’un attirera l’attention 
sur les étroits ateliers où travaillent les modistes, 
les couturières, les ouvrières des articles de Paris; 
l’autre signalera l’insalubrité pour les femmes du 
travail des champs, l’inconvénient des changements 
de température, de l’humidité des herbes et des blés, 
delà station penchée. Ainsi, chaque spécialiste, uni¬ 
quement occupé de son objet, qu’il aura considéré 
sous toutes les faces, et perdant de vue les objets en¬ 
vironnants, invoquera l’intervention de la loi pour 
interdire ou réglementer un travail qu’il considérera 
comme exceptionnellement dangereux. Ici, c’est le 
docteur Kuborn qui demande que l’État défende aux 
femmes de s’employer dans les mines ; là, c’est le 
docteur Weber et le docteur Lefèvre, qui veulent la 
même défense pour les manufactures; ailleurs, ce 
sont d’autres philanthropes qui, ne pouvant interdire, 
prétendent réduire législativement le travail des cou¬ 
turières et des modistes; enfin, ce sont un grand 
nombre des déposants et plusieurs même des commis- 


229 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. ' 

saires de l’enquête sur les agncultural gangs , qui 
demandent qu’il soit interdit aux femmes, employées 
dans ce mode de travail agricole, de sarcler dans les 
blés humides. 

On voit combien la question s’étend et se com¬ 
plique quand on l’envisage de haut, quand, au lieu 
de se borner à examiner minutieusement et à la loupe, 
avec le grossissement que ces études spéciales com¬ 
portent, une partie étroite du vaste champ du travail 
des femmes, on le considère simultanément dans 
sa totalité. 

La question se présente presque dans les mêmes 
termes pour la moralité. Etudions-nous à part l’une 
des mille occupations féminines, nous ne manque¬ 
rons pas d’y constater des désordres et des excès; il 
sera facile, par une peinture vivante de ces maux trop 
réels, d’exciter l’intérêt, la pitié, l’indignation peut- 
être. Porter la lumière dans ces demeures obscures, 
dans ces recoins ignorés des vices populaires ; expo- 
' ser au grand jour ces mœurs que les plus épaisses té¬ 
nèbres avaient jusqu’ici couvertes; secouer cette 
fange des bas-fonds sociaux : sans doute c’est une 
œuvre méritoire et une œuvre utile, à condition que 
l’on ne perde pas de vue la situation morale des- 
autres parties de la société. C’est sur la population 
ouvrière seulement que s’est portée depuis trente ans 
l’attention investigatrice des moralistes. Mais ne trou- 
.verait-on pas aussi en soulevant le voile décent qui 
abrite les classes plus élevées, ne trouverait-on pas 

20 


230 LE TRAVAIL DES FEMMES 

bien des impudicités et des vices? Sans doute, la po¬ 
pulation des villes est plus exposée que la population 
des campagnes aux fautes grossières et irréparables. 
La jeune fille rencontre dans nos centres industriels 
plus de tentations et d’occasions de chute. Quand, 
malgré une éducation supérieure, malgré les appa¬ 
rences de décence et de tenue rigoureusement exigées 
par le monde, malgré la flétrissure et la déchéance 
que le vice constaté inflige à la femme des hautes 
classes, quand il se commet, en dépit de tous ces 
obstacles et de toutes ces sauvegardes, un si grand 
nombre de désordres dans les régions de la vie élé¬ 
gante, peut-on s’étonner que la jeune fille du peuple, 
laissée dès le berceau sans défense, privée des mille 
douceurs qu’une intelligence plus cultivée et une 
société plus polie offrent aux autres classes, sollicitée 
vers le vice à la fois par la passion sensuelle, par le 
vide de l’esprit et souvent aussi par l’appas de l'or, 
poussée par l’ignorance et quelquefois par le besoin, 
peut-on s’étonner, a-t-on surtout le droit de s’indi¬ 
gner de ce qu’elle succombe? Au point de vue so¬ 
cial, les questions de moralité sont essentiellement 
relatives. Le problème n’est pas de savoir si telle Où 
telle catégorie d’ouvrières est sujette à beaucoup 
d’erreurs et de fautes ; mais si ces fautes et ces 
reurs proviennent du genre de travail et de l’organi¬ 
sation de l’industrie, et si d’ailleurs elles sont telles, 
qu’on les puisse prévenir par des réformes prati¬ 
cables. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 231 

A écouter chacun des moralistes qui ont fait une 
étude spéciale des ouvrières de telle ou telle indus¬ 
trie, il semblerait que les mœurs y soient exception¬ 
nellement scandaleuses. Si nous lisons le rapport du 
docteur Kuborn sur les femmes employées dans les 
mines et les houillères belges, nous rencontrerons 
les plus lugubres peintures. On nous montrera ces 
pauvres filles, séduites dès quatorze ou quinze 
ans par les maîtres ouvriers; on fera passer sous 
nos yeux ces bandes nocturnes d'hommes et de 
femmes allant à l’ouvrage ou en revenant, et on nous 
signalera des groupes se détachant du reste de la 
troupe pour se livrer sans honte et sans pudeur, sous 
les yeux de leurs compagnons, aux plus grossiers 
excès; on nous introduira dans des chambrées où les 
deux sexes reposent pèle mêle ; l’on voudra nous 
narrer des faits particuliers de honteuse et crimi¬ 
nelle débauche; et, par ces tableaux accumulés, 
peints avec les plus vives couleurs, l’on excitera 
en nous une pénible impression de tristesse et de 
pitié. 

Mais vienne le moraliste quia fait des filatures et 
des tissages le champ spécial de ces observations, les 
mœurs des ouvrières employées dans les mines et les 
houillères trouveront grâce à ses yeux, et il les ju¬ 
gera mille fois meilleures que celles des fileuses et 
des tisseuses. Il nous offrira la même suite de tableaux 
repoussants, choisis et présentés avec art; il mettra 
en lumière les mêmes faits particuliers de dégrada- 


232 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tion morale et fera naître dans notre âme les mêmes 
pénibles sentiments. 

Croirait-on que l’industrie qui n’emploie pas les 
moteurs hydrauliques ou à feu, et qui réunit seule¬ 
ment un petit nombre d’ouvriers dans un atelier 
commun, est plus privilégiée? Ce serait une erreur. 
L’on nous dépeindra l’état moral des apprenties tis¬ 
seuses de Lyon, et l’on nous dira que, leur réputa¬ 
tion étant fort mauvaise, elles trouvent difficilement 
à se marier ; on nous fera une observation analogue 
pour le tissage des châles à la main. L’industrie à 
domicile n’est pas, elle non plus, exempte de désor¬ 
dres. Le premier de. tous, c’est l’improbité, trop gé¬ 
nérale chez les ouvrières en chambre et qui les porte 
à s’approprier une partie des matières premières qui 
leur sont confiées. Même, sous le rapport des rela¬ 
tions entre les deux sexes, les ouvrières à domicile 
ne l’emportent pas toujours sur les ouvrières des fa¬ 
briques. « On s’abuserait à croire, dit M. Reybaud, 
en parlant de Reims, que l’atelier domestique est 
exempt de désordre; il fournit au moins autant de 
victimes que l’atelier commun. Le degré de moralité 
des populations tient surtout à l’esprit qui y règne : 
là où les mauvais exemples abondent, où les défail¬ 
lances de la volonté ne sont pas contenues par des 
principes rigides, les occasions, fussent-elles rares, 
ne manqueront jamais pour commettre une faute ‘. » 
Si l’atelier commun offre plus de péril par la présence 

l. Reybaud, — La Laine, page 158. 


233 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

du contre-maître, qui a trop de facilités parfois pour 
séduire l’ouvrière, les industries dispersées ont le 
facteur qui se rend dans les chaumières pour répar¬ 
tir et recevoir la tâche, et jouit de pouvoirs beaucoup 
plus grands. Si les rencontres dans les ateliers ou 
bien à la sortie constitiient un danger réel, d’un 
autre côté, les nombreuses périodes d’oisiveté et de 
chômage que la force des choses impose aux ou¬ 
vrières de 1 atelier domestique ne présentent pas moins 
d inconvénients. M. Reybaud en a fait la remarque 
au sujet d’Amiens. On sait qu’Amiens, jusqu’à cos 
derniers temps, n a compté que très-peu de manu¬ 
factures et que les populations industrielles y tra¬ 
vaillent généralement à domicile : et cependant, 
« du côté des mœurs, il y aurait plus à dire et mieux 
à attendre, écrit M. Reybaud. Trop d’entre ces ou¬ 
vriers arrangent mal leur vie, dissipent leur argent 
au préjudice de leur santé, cèdent au déréglement 
sans avoir la conscience de ses suites. Les jeunes 
filles ne sont pas toutes bien gardées et ne se gardent 
pas assez elles-mêmes contre leurs faiblesses et les 
séductions de la vanité. Le frein est relâché- et la 
cause en est due en partie a ces désœuvrements forcés 
qui accompagnent le régime de la fabrique. Une plus 
grande régularité dans le travail suffirait pour amen¬ 
der ces fâcheuses habitudes. La plus sûre garantie des 
mœurs est dans des occupations suivies, qui obli¬ 
gent et préservent l . » Partout, dans la petite indus- 

1. Reybaud, La Laine, page 245. 


20. 


234 LE TRAVAIL DES FEMMES 

frie, les moralistes ont signalé les inconvénients, 
soit des longs chômages, soit des faibles salaires, 
soit des heures de travail épuisantes qui créent le dé¬ 
sir et presque le besoin d’une violente diversion. Le 
goût excessif de la toilette, que l’on a voulu attribuer 
en propre aux ouvrières des usines, M. Jules Simon 
le dénonce parmi les ouvrières lyonnaises, qui appar¬ 
tiennent à la petite industrie. Il n’est pas un écono¬ 
miste ou un moraliste s’étant occupé des brodeuses 
des Vosges, qui n’ait signalé l'immoralité générale de 
ces pauvres ouvrières. Une monographie, publiée 
dans les Ouvriers des deux Mondes , nous représente 
« l’inconduite passée en habitude et l’amour du luxe 
et des plaisirs comme dominant 1 » parmi elles. Dans 
un autre passage de la même monographie, on nous 
dit qu’on « est surpris en entrant dans quelques mai¬ 
sons isolées, de les voir habitées seulement par des 
femmes avec des enfants, qui sont des enfants natu¬ 
rels 2 . » M. Victor Modeste, dans son essai sur le 
paupérisme, flétrit « le nom si triste et si amer, dans 
son audace impudique, que les ouvrières de Nancy 
donnent à cette soirée qu’elles abandonnent au dé¬ 
sordre soldé de façon ou d’autre. » En pleine Cham¬ 
bre belge, dans la séance du 20 janvier 1869, le mi¬ 
nistre de l’intérieur, M. Pirmez, a pu affirmer sans 
exciter de contradiction que « les ateliers de dentelle 
sont souvent les séminaires de la prostitution. » Enfin 

1 et 2. Les Ouvriers des deux Mondes , tome III, pages 66, 27 ; 
voir aussi les pages 66 et 65. 


AU DIX-NEUVIÈME -SIÈCLE. 235 

dans la session de 1868 de l’association anglaise pour 
l’avancement des sciences sociales, plusieurs orateurs, 
comparant la moralité des ouvrières de Birmingham, 
employées en grand nombre dans les fabriques où se 
travaille le fer, à lamoralité des ouvrières de Liverpool, 
qui ne sont presque jamais occupées en dehors de 
chez elles, établissaient dans les termes les plus éner¬ 
giques la supériorité des premières. 

Le travail des champs, si bienfaisant qu’il paraisse 
à tous les points de vue, n’est pas non plus exempt 
de désordres. L’enquête anglaise sur les agriculturàls 
gangs nous fait un pénible tableau de la moralité des 
jeunes ouvrières agricoles dans les comtés de l’est de 
l’Angleterre; elle nous montre tous les inconvénients 
du travail côte à côte de jeunes filles et de jeunes 
gens, sans surveillance efficace, avec toutes les faci¬ 
lités qu’offrent les buissons, les fossés, les granges, 
les blés. Elle nous présente aussi un contingent 
de faits particuliers empruntés aux greffes des tribu¬ 
naux et qui prouvent que, au point de vue de la gra¬ 
vité, si ce n’est de la fréquence du mal, les cam¬ 
pagnes sont encore plus mauvaises peut-être que les 
villes. C’est un fait souvent reconnu que les bourgs 
qui environnent Manchester et les prairies du Che- 
shire ne le cèdent point en immoralité à cette grande 
ville manufacturière. En 1843, l’ingénieur en chef 
du Hainaut prouvait, dans une enquête officielle, à 
l’aide du tableau suivant, composé d’après les ré- 
gistres de l’état-civil, que la proportion des naissances 


236 LE TRAVAIL DES FEMMES 

naturelles aux naissances légitimes était plus défa¬ 
vorable pour l’arrondissement agricole de Tournai, 
que pour les cantons charbonniers réunis de Boussu, 
Dour, Pâturages, Rœulx, Charleroi, Gosselies et Sé- 
neffe, où les femmes travaillent dans les mines. 

NAISSANCES NAISSANCES RAPPORT 
légitimes naturelles des naiss. nalur. 

aux légitimes 

6,954 622 0,090 


7,126 379 0,053 

6,328 567 0,089 

436 35 • 0,080 

En 1866, d’après les régistres de l’état-civil, l’im¬ 
portante ville manufacturière de Verviers, qui emploie 
en si grand nombre les femmes dans les usines de 
drap, sur 1289 naissances n’en comptait, que 102 
naturelles, ce qui donne un rapport de 8 0/0 infé¬ 
rieur, comme on le voit, au rapport existant d’après 
les tableaux précédents dans l’arrondissement agri¬ 
cole de Tournai. 

Si l’on s’en tenait aux différentes monographies 
qui ont été publiées sur certaines populations des 
campagnes, la démoralisation y serait extrême : en 
voici une sur le paysan du Laonnais, faite par un 


1° Arrondiss 1 . de 
Tournai. 


2° Cantons de 
Boussu, Dour, P⬠
turages, Rœulx, 
Charleroi, Gosse¬ 
lies, Seneffe. ... 


Arrondiss 1 , de 
Tournai. 


_ | 2° Villes de Cliar- 
* / leroi, Gosselies 
w ! et Rœulx. 






AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 237 

digne et vertueux instituteur, dont nous extrayons 
les lignes qui suivent : « L’entretien du ménage et le 
soin des enfants, qui, ailleurs forment la principale 
occupation de la mère de famille, ne sont ici qu’une 
chose accessoire et entièrement subordonnée aux exi¬ 
gences de la culture... Dans les campagnes du Laon- 
nais, dès qu’un enfant est né, il devient pour sa mère 
un embarras en ce sens surtout qu’elle ne peut plus 
participer aux travaux des champs. Mais ce n’est que 
pour peu de temps. Afin de reprendre plus tôt ses 
occupations ordinaires, elle sèvre son enfant; bien¬ 
tôt elle le quitte avant le jour et ne revient pour lui 
donner la nourriture qu’à midi et le soir. Elle le 
laisse seul à la maison et le lie à son berceau, quand 
elle redoute quelque accident 1 .» Une monographie 
sur le manœuvre agriculteur de la Champagne nous 
fait de bien • tristes révélations : on nous y montre 
une mère de famille relativement honnête, qui «laisse 
ses filles sans surveillance au milieu des ouvriers de 
terrassement logés chez elle, et qui tolère même pour 
ne pas perdre une occasion de gain que ces ouvriers 
amènent dans la maison et sous les yeux de ses filles 
des prostituées avec lesquelles ils vivent dans un état 
de véritable promiscuité a . » L’on nous dira que l’on 
a vu dans les Landes « des jeunes filles et des femmes 
travaillant comme les hommes aux terrassements de 
chemin de fer, passant la nuit avec les ouvriers sous 

1. Ouvriers des deux mondes, tome IV, page 7 4. 

2, Idem,, tome I, pages 72 et 104. 


238 LE TRAVAIL DES FEMMES 

des barraques provisoires et vivant avec eux dans un 
état voisin de la promiscuité; » l’on ajoutera que 
« ces habitudes ont eu de déplorables conséquences 
morales et, au point de vue hygiénique, ont créé un 
véritable danger pour l’avenir de ces populations, en 
répandant parmi elles les maladies syphilitiques sous 
leurs formes les plus graves 1 . » Il s’agit là de popu¬ 
lations rurales et de contrées complètement étran¬ 
gères à l’industrie. Lne autre monographie sur les 
lingères de Lille n’est pas plus favorable aux popula-. 
tions des campagnes. « Il serait injus te, nous dit-elle, 
d’attribuer exclusivement à l’industrie le relâchement 
des mœurs qu’on remarque dans le département du 
Nord; les filles de la campagne sont tout aussi faibles 
que celles des villés, et ce qu’il y a de plus triste à 
dire, c’est que la plupart d’entre elles cherchent à en¬ 
trer en relation avec les jeunes paysans riches pour 
s’en faire épouser. De là un grand nombre de nais¬ 
sances illégitimes, que des intérêts sordides empêchent 
le plus souvent de régulariser par le mariage. En 
1856, la commune de R..., située dans la banlieue 
de Lille, dont la population est d’environ 800 habi¬ 
tants, comptait 16 filles enceintes 2 . » Il ne dépen¬ 
drait que de nous de grossir à l’infini le nombre de 
pareilles citations; mais à quoi bon?Notre but n’est 
pas de faire le procès aux populations des campagnes, 
ni d’innocenter les populations industrielles : c est de 

1. Ouvriers des deux mondes, tome I, pages 72 et 104. 

2. Idem, tome III, page 208. 


AU DIX-NEUVIÈME Sl'ÈCLE. 239 

montrer que le mal moral se trouve malheureusement 
partout, quoique à différents degrés d’intensité ; c’est 
de prouver qu’il faut avoir quelque défiance pour ces 
études et ces enquêtes exclusives sur telle ou telle 
population ouvrière, sur telle ou telle branche d’in¬ 
dustrie ; c’est d’établir qu’il n’est que trop facile de 
mettre en lumière des scandales réels, de grouper 
des faits d’immoralité notoire, et que la conclusion 
que l’on tire de ces tableaux et de ces faits particu¬ 
liers est quelquefois trop absolue, et par conséquent 
en dehors et au delà delà vérité. 

Nous ne ferons d’ailleurs aucune difficulté pour le 
reconnaître : la moralité est plus faible dans les cen¬ 
tres industriels que dans les campagnes ou les petites 
villes ; les fautes y sont incontestablement plus nom¬ 
breuses. Il y a plusieurs raisons qui en rendent 
compte : d’abord la vie est plus cachée dans les villes 
et par conséquent la responsabilité y est moins 
grande; les hommes y supportent beaucoup moins le 
fardeau et les conséquences des fautes auxquelles ils 
entraînent les femmes. Puis la classe des riches oisifs 
et débauchés y est également représentée par un effec¬ 
tif plus considérable; les villes d’ailleurs, en propor¬ 
tion de leur grandeur, sont des exutoires où abou¬ 
tissent tous les éléments viciés d’alentour, pour y 
chercher le secret et une existence plus facile. La ma¬ 
nufacture attire le vice plus qu’elle ne le crée. La 
grande industrie, il ne faut pas l’oublier, n’a pas en¬ 
core trouvé en France son assiette définitive : presque 


240 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tous nos tissages mécaniques sont de très-récente 
origine ; .beaucoup de nos grands ateliers d’apprêt 
des étoffes et de peignage des laines ne sont nés que 
d’hier. 11 en résulte que, pour s’introduire dans des 
contrées où elles étaient inconnues, ces industries 
manufacturières ont dû appeler à elles tout un per¬ 
sonnel nomade de femmes et d’hommes étrangers à 
la localité ; c’est parmi ces ouvriers surtout que l’im¬ 
moralité est intense : mais la présence de ces ou¬ 
vriers nomades, ce n'est que la période d’enfante¬ 
ment de la grande industrie, ce n’est pas son état 
„ normal. Peu à peu, cet effectif vagabond se fixe, 
prend racine dans le pays et s’améliore. Ce qui est 
incontestable, c’est que la moralité de nos centres 
industriels s’est relevée depuis un certain nombre 
d’années. 

Que n’a-t-on pas dit et écrit sur l’immoralité dans 
la ville de Reims? M. Villermé représentait ce centre 
industriel comme le pourvoyeur des maisons de pros¬ 
titution parisiennes. Et cependant, qu’on y réfléchisse : 
à cette époque, c’est-à-dire il y a plus de trente ans, 
le nombre des manufactures à Reims était très-res- 
treint et la quantité des ouvrières de fabrique très- 
bornée. Le peignage à la main occupait alors près 
de dix mille ouvriers au foyer domestique ; le tissage 
mécanique n’avait pas encore pris racine dans cette 
région ; il n’y avait donc que les ouvrières de filature 
à travailler dans l’atelier commun. Depuis lors, le 
nombre des femmes employées dans les manufac- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 241 

tures s’est multiplié les peigneuses ïïeillmann et 
Hubner ont développé dans de vastes proportions 
l’industrie mécanique ; le tissage a quitté la chaumière 
pour s’installer dans l’usine. L’immoralité s’est-elle 
accrue? Tous nos renseignements nous attestent 
le contraire. M. Jules Simon, dans une séance du 
Corps législatif reconnaissait en 1869 qu’une amé¬ 
lioration s’était manifestée. On a cité aussi les désor¬ 
dres de Saint-Quentin, mais jusqu’à ces derniers 
temps Saint-Quentin a été exclusivement adonnée 
au travail à domicile. Dans la plupart des villes 
manufacturières, les observateurs impartiaux con¬ 
statent une situation, si ce n’est bonne en elle-même, 
du moins supérieure à celle d’autrefois. « Les mœurs 
sont bonnes à Roubaix, dit M. Louis Reybaud; les 
mariages y sont précoces : sur une population de 
65,000 âmes, l’on n’y comptait, en 1864, que 
69 ménages irréguliers et 55 enfants naturels L » La 
situation morale de Sedan est connue comme satis¬ 
faisante. Un grand industriel de Wesserling, M. Aimé 
Gros, dont les établissements occupent plus de 
6,000 ouvriers, affirmait, dans l’enquête sur l’ensei¬ 
gnement professionnel, qu’il n’y avait pas, dans son 
canton, un seul mariage fictif 2 . Un autre impor¬ 
tant industriel d’Alsace, M. Rourcart, de Guebviller, 
qui ne ménageait d’ailleurs pas le blâme aux ou¬ 
vrières, déclarait cependant que « la vie en com- 

1. Louis Reybaud. —La Laine , page 212. 

2. Enquête, tome I, page 369. 

21 


242 LE TRAVAIL DES FEMMES 

mun d’hommes et de femmes non mariés était à peu 
près inconnue dans cette ville et que, si un cas sè 
présentait, les ouvriers eux-mêmes faisaient en sorte 
que les coupables ne pussent continuer leur mauvaise 
vie sans être mis au ban de toute société b » Nous 
croyons volontiers qu’il y a quelque exagération dans 
ces éloges, de même qu’il y en a dans les critiques. 
Dans beaucoup de vides, la situation est encore mau¬ 
vaise, et dans presque toutes elle laisse à désirer. 
L’amélioration nous est démontrée par un tableau 
statistique sur les naissances naturelles, que nous 
empruntons au travail de M. Legoyt, le directeur de 
la statistique générale de France : 

Enfants naturels pour 100 naissances : 

1851-1856 1856-1866 

Seine. 26.92 26.32 

Villes. 12.21 . 11.49 

Campagnes. 4.03 4.39 

« Ainsi, ajoute M. Legoyt, l’augmentation des en¬ 
fants naturels ne s’est produite que dans les cam¬ 
pagnes 2 . » Il y a eu dans les villes une diminution 
importante et qui mérite d’autant plus d’être remar¬ 
quée que, dans la période décennale de 1856 à 1866, 
la grande industrie a pris un énorme essort et a de 
plus en plus appelé les femmes dans son sein. Avant 
1856, il n'existait que peu d’établissements de tissage 
mécanique en France : dans la seule Alsace, le nora- 

1. Enquête sur VEnseignement professionnel, page 284. 

2. Annuaire de l'Économie polititique pour 1869, page 9. 



243 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

bre des métiers mécaniques de tissage, pendant la 
période de 1856 à 4862, a augmenté de deux tiers, 
soit de 14,000 à 23,000; l’augmentation a été encore 
plus grande dans le Nord, et l’on sait que c’est prin¬ 
cipalement le tissage mécanique qui attire les femmes 
dans l’atelier commun. Le nombre et l’importance 
des ateliers d’apprêts s’est également accru dans de 
vastes proportions ; il n’est pas téméraire de dire que 
le nombre des femmes employées dans les usines en 
1866 doit avoir été deux fois plus grand qu’en 1831 : 
et cependant la proportion des naissances naturelles 
aux: naissances légitimes n’a pas augmenté dans les 
villes; elle a même décru, phénomène considérable 
et qui mérite d’être signalé. 

En Angleterre aussi, l’on a remarqué une amélio¬ 
ration des mœurs des ouvrières industrielles. Dans 
une des dernières réunions de l’association anglaise 
pour l’avancement des sciences sociales, le prési¬ 
dent de la section d’économie politique, le professeur 
Fawcett, membre du parlement,* confirmant les as¬ 
sertions de différents orateurs, déclarait qu’il « con¬ 
naissait très-bien la population de la Cornouaille, 
parmi laquelle c’était une pratique universelle d'en¬ 
voyer travailler les jeunes filles dans les ouvrages 
extérieurs desmines. Et c’étaitun fait notoire que, dans 
aucune classe de femmes, il n’y avait une moralité 
plus élevée que parmi ces jeunes filles. Le vice et le 
concubinage étaient choses complètement inconnues 
dans ces populations ; tous ces progrès avaient été 


244 LE TRAVAIL DES FEMMES 

accomplis sans aucune intervention législative, et il 
en fallait rapporter le mérite au grand mouvement re¬ 
ligieux et intellectuel qui s’était produit naguère sur 
la Cornouaille, quand Wesley y apparut et y accom¬ 
plit sa merveilleuse carrière de missionnaire L » 
Ainsi il ne faut pas prendre à la lettre toutes les 
descriptions lugubres et vieilles des mœurs des ou¬ 
vrières industrielles. Il y a généralement de l’exagé¬ 
ration dans.ces tableaux; il y a surtout beaucoup de 
traits, vrais autrefois, qui ont cessé de l’être. Le pro¬ 
grès est presque partout perceptible ; dans beaucoup 
de localités il est énorme. Les raisons en sont variées: 
d’abord, l’industrie mieux assise est mieux ordon¬ 
née ; elle a chassé de son sein ce personnel de rebut, 
qu’elle employait d’une manière exclusive à l’époque 
de son premier établissement. Les ouvriers nomades 
sont devenus moins nombreux, ils se sont fixés. Les 
écoles, autrefois inconnues, se sont multipliées;l’at¬ 
tention du public, des industriels, des sociétés philan¬ 
thropiques, charitables ou religieuses, s’est portée 
sur les ouvriers de la grande industrie. Il y a eu de¬ 
puis vingt ans un vaste et fécond mouvement d’éduca¬ 
tion. Les mesures légales ont-elles contribué aussi 
à diminuer le mal? quelle a été dans le passé leur in¬ 
fluence; quelle peut-elle être dans l’avenir? C’est ce 
que nous allons étudier. 


1. Transactions of the association for the promotion of social 
science , année 1868, page 612. 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 


215 


CHAPITRE III 

Des lois et des coutumes régissant le travail des femmes 
à l’étranger et en France. 

L’intervention de l’État dans le travail des femmes 
peut se manifester par différentes mesures. La légis¬ 
lation peut défendre aux femmes d’une manière ab¬ 
solue de s’employer dans la grande industrie ou dans 
telle industrie particulière. Elle peut aussi limiter la 
prohibition à certaines catégories de femmes : par 
exemple, aux femmes mariées, aux jeunes mères de 
famille, ou bien, au contraire, aux filles mineures. 
S’il recule devant ces prohibitions, le législateur peut 
réglementer soit les heures, soit les conditions du 
travail; il peut ordonner certaines précautions, ju¬ 
gées nécessaires pour la santé ou la moralité des ou¬ 
vrières : par exemple, de renfermer les machines et 
les courroies dans des boîtes, de séparer lès sexes, 

• soit dans les ateliers, soit à la sortie; de faire con¬ 
trôler le travail des femmes par des contre-maîtresses 
au lieu de conlre-maîtres. Tels sont les différents mo¬ 
des d’intervention de^ l’État qui ont été réclamés par 
les moralistes. 

Il est un fait qui domine toute cette matière : c’est 
que, dans aucun pays du monde, il n’a été sérieuse- 

21 . 


246 LE TRAVAIL DES FEMMES 

ment question d'exclure de la grande industrie les 
femmes en général, ou même certaines catégories de 
femmes comme les jeunes mères. La proposition 
n’a jamais été faite dans aucun parlement; il ne s’est 
point rencontré de député assez audacieux pour pré¬ 
senter une motion dans ce sens, quoique plusieurs 
publicistes, dont quelques-uns ont joui d’une assez 
grande célébrité, aient réclamé une pareille mesure; 
mais là où le publiciste s’aventure sans crainte, 
l’homme d’État recule épouvanté : e’est que la respon¬ 
sabilité pèse sur celui qui fait et écrit les lois, non sur 
celui qui les réclame. 

En dehors de cette prohibition absolue, tous les 
autres modes d’intervention de l’État dans le travail 
des femmes ont été essayés et pratiqués. 

La législation qui s’est montrée le plus envahis¬ 
sante sous ce rapport, ou plutôt la seule qui ait in¬ 
venté un système de réglementation spéciale pour le 
travail des femmes dans l’industrie, c’est la législation 
anglaise. Cela peut surprendre au premier abord; 
mais celui qui descend au fond des choses et examine 
toutes les différentes faces des questions se rend par¬ 
faitement compte des raisons qui ont porté le parle - 1 
ment à intervenir d’une manière aussi minutieuse 
dans le travail des femmes. L’une de ces raisons, la 
principale même, c’est précisément le profond respect 
qu’ont les Anglais pour la liberté des citoyens. Ja¬ 
mais le législateur en Angleterre n’a cru avoir le 
droit de limiter ou de restreindre le travail de l’homme 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 247 

adulte; il n’a donc été fait aucune loi, comme en 
France ou en Allemagne, en vue de limiter le 
travail des ouvrières des fabriques. Mais, avec cet 
esprit de subtilité pratique, qui, dans le domaine de 
la législation civile, a porté les Anglais à placer les 
cours d’équité à côté et en face des cours de droit 
strict, les hommes d’État d’Angleterre ont été bien 
aises d’arriver à restreindre le travail des fabriques 
sans attenter d’une manière ouverte à la liberté du 
citoyen. En réglementant le travail des femnies, ils 
réglementaient en fait et par là même le travail des 
ouvriers des manufactures ; car, dans la plupart des 
industries, les hommes et les femmes étant employés 
côte à côte et dans les mêmes ateliers, on n'e pouvait 
faire cesser le travail pour les unes et le continuer 
avec avantage pour les autres. Même les industries 
qui n’occupent que les hommes supportaient le contre¬ 
coup de la réglementation imposée aux femmes; car, 
les ouvriers des manufactures de coton, de laine, de 
lin et de soie, ne travaillant qu’un certain nombre 
d’heures par jour, il était naturel et même nécessaire 
que les ouvriers des industries métallurgiques s’au¬ 
torisassent de cet exemple et de ce précédent pour se 
refuser à une journée plus longue. Ainsi, en fait, le 
parlement en réglementant le travail des ouvrières 
des manufactures, réglementait par là même le travail 
des hommes; et.nous voyons là, non pas une consé¬ 
quence fortuite et imprévue^ mais le but même des 
factory acts. 


248 LE TRAVAIL DES FEMMES 

D'un autre côté, si le parlement ne croyait pas sortir 
de sa sphère en réglementant le travail des ouvrières 
c’est que la femme en Angleterre est, à certains 
égards, dans la position d’un enfant. Elle n’a pas, au 
point de vue de la loi civile, la plénitude des droits 
que la loi française lui reconnaît. Elle est traitée, en 
beaucoup de circonstances, comme un être faible, 
ayant essentiellement besoin de protection. Fille, la 
loi la défend contre la séduction, reconnaissant par 
là même sa faiblesse morale ; mariée, elle est dépouillée 
de tous les droits que notre Code reconnaît : l’au¬ 
torité maritale pèse d’un poids véritablement écrasant 
sur elle, et plus encore sur sa fortune 1 . Il y a actuel¬ 
lement, en Angleterre, un mouvement accentué con¬ 
tre cet état de choses. Jusqu’à présent considérée 
comme mineure, non-seulement pour ses biens, mais 
aussi pour ses fautes, il n’est pas étonnant que, au 
point de vue du travail, on ait cru pouvoir la sou¬ 
mettre à une certaine tutelle, tutelle mitigée d’ailleurs 
et circonspecte, qui limite seulement la personne in¬ 
dustrielle et ne la supprime pas. 

L on connaît les procédés habituels du législateur 
anglais : il n a pas la prétention de légiférer en vue 
de 1 éternité et pour l’universalité des rapports so¬ 
ciaux ; il suit une marche plus prudente, plus mo¬ 
deste et plus sage. Il ne réglemente qu’un certain 
nombre de cas bien définis; puis, l’expérience une fois 

* ' V ° ir à Cet égard : A brie f su ™™ary of lhe laïcs of England, 
concermng women, by Barbara Bodichon, 1869 . 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 249 

faite pendant quelques années, il amende les lois exis¬ 
tantes et en étend l’application. Ainsi, les lois se 
succèdent fréquemment, non pour s’abroger, mais 
pour se développer ; on les trouve superposées comme 
les différentes couches géologiques, produites, jion 
pas d’un seul jet, mais par un long et continu travail 
d’élaboration. Cette méthode', si heureuse en pratique, 
a ses difficultés pour l’observateur. Rien n’est variable 
et compliqué comme cette législation ; il faut prendre 
l’embryon à sa naissance et le suivre dans ses diffé¬ 
rentes et logiques métamorphoses, dans les phases 
naturelles et successives de sa croissance. La législa¬ 
tion anglaise, en effet, n’est jamais fixée, elle est dans 
un perpétuel devenir; c’est un corps vivant dont le 
développement ne subit pas d’arrêt. 

La première intervention de la loi dans le travail 
de la grande industrie remonte au début de ce siècle. 
Un grand manufacturier, le-premier sir Robert Peel, 
fit passer l’acte 42 George III, chap. lxxiii, pour la 
conservation de la santé et de la moralité des jeunes 
ouvriers employés dans les manufactures de coton 
et de laine. Le travail au delà de 12 heures était prohibé 
pour eux. Un certain nombre d’années plus tard, 
en 1819, un nouveau bill, amendant le précédent, 
défendait l’emploi d’enfants - au-dessous de 9 ans 
dans les mêmes manufactures. Telles sont les pre¬ 
miers essais de la législation industrielle anglaise: 
timides tentatives qui devaient conduire graduelle¬ 
ment à des mesures plus radicales et plus compré- 


250 LE TRAVAIL DES FEMMES 

hensives. Il est à remarquer que ces premiers actes 
concernaient uniquement les enfants et nullement les 
hommes et les femmes adultes ; et que, d’un autre 
côté, ils régissaient les seules manufactures de coton 
et de laine,, à l’exclusion de toutes les autres. Leur 
effet fut à peu près nul. On n’avait pas organisé une 
inspection salariée pour veiller à leur exécution ; on 
s’était contenté de laisser aux juges de paix [justices 
of the peace ) de chaque comté, le soin.de désigner 
deux personnes pour visiter les établissements soumis 
à la loi et en revendiquer l’application : pour atteindre 
le but du législateur ces moyens étaient insuffisants. 

Après une longue expérience et de sérieuses études 
le parlement se décida à faire en avant un pas décisif. 
L’acte de 1833, pour réglementer le travail des enfants 
et des jeunes gens employés dans les fabriques et les 
manufactures du Royaume Uni ( to regulate the la¬ 
bour of children andyoung persons in the mills and 
factories of the United Kingdom), fut beaucoup plus 
audacieux que les précédents. Il défendait pour toute 
personne au-dessous de 18 ans le travail de nuit, 
c’est-à-dire le travail de 8 heures du soir à S heures 
et demie du matin. Il limitait à 12 heures par jour et- 
à 69 heures par semaine le travail des personnes au* 
dessous de 18 ans, la journée du samedi devant être 
pour eux de 9 heures seulement. Il prévoyait le cas 
d’accidents dans les machines, qui feraient perdre 
3 heures de travail de suite, auquel cas il serait loi¬ 
sible d’ajouter une heure aux journées suivantes pour 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 2 r )l 

regagner le temps perdu. Il fixait à une heure et demie 
le temps qui devait être accordé pour les repas aux 
personnes astreintes à un travail de 12 heures par 
jour. Confirmant la disposition de l’acte de 1819, par 
laquelle aucun enfant ne pouvait être reçu dans une 
manufacture avant d’avoir accompli sa neuvième an¬ 
née , il ajoutait qu’aucun enfant ayant moins de 11 ans 
accomplis ne pourrait être employé plus de 48 heures 
par semaine et plus de 9 heures par jour ; enfin l’acte 
créait une inspection efficace des manufactures. 

Cet acte de 1833 est la vraie base de la législation 
actuelle. C’est le premier des documents appelés fac- 
tory acts , auxquels toutes les lois postérieures se ré¬ 
fèrent. Il n’y est pas fait mention des femmes qui, 
comme les hommes adultes, n’étaient encore soumises 
à aucune réglementation : mais cet acte de 1833 fai¬ 
sait une distinction remarquable entre deux classes 
de personnes également soumises à la loi : les unes 
appelées enfants \childreri), ayant de 9 à 11 ans et 
pour lesquels la journée de. travail ne devait jamais 
excéder 9 heures par jour ni 48 heures par semaine ; 
et, d’un autre côté, les jeunes gens (young persons) 
âgés de 11 à 18 ans, ne devant jamais travailler plus 
de 12 heures par jour, ni plus de 69 heures par se¬ 
maine, à cause de la journée écourtée du samedi. 
C’est grâce à cette distinction ingénieuse entre ces 
deux classes de personnes protégées, que les femmes 
finirent par être soumises, pour la durée de leur tra¬ 
vail, à la tutelle légale. 


252 LE TRAVAIL DES FEMMES 

Eli effet, l’acte 7 et 8 Victoria, chap. xv, intitulé : 
A n act to amend the laws relating to labour in fac- 
tories, après avoir amendé et corrigé divers points 
des précédents bills, ajoutait au paragraphe 32 : « I] 
est ordonné qu’aucune femme au-dessus de 18 ans 
ne doit être employée dans les manufactures, si ce 
n’est pour le même temps et de la même manière que 
les jeunes gens (i young persons) peuvent y être em¬ 
ployées, et que toute personne qui sera convaincue 
d’employer une femme au-dessus de 18 ans, pour un 
temps plus long ou d’une autre manière, soit con¬ 
damnée pour chaque semblable délit à supporter la 
pénalité qui est édictée pour l’emploi des jeunes gens 
contrairement à la loi. » Ainsi cette mesure si impor¬ 
tante de soumettre les femmes adultes et majeures à 
la réglementation légale, alors qu’on en exemptait les 
hommes, s’introduisait presque subrepticement dans 
la législation anglaise, par un simple et court article 
sans préambule et perdu dans le corps d’un bill volu¬ 
mineux. Il suffisait pour cela, au milieu d’innombra¬ 
bles prescriptions de détail, de déclarer tout à coup, 
que les femmes au-dessus de 18 ans devaient être 
assimilées aux jeunes gens au-dessous de 18 ans 
(young persons ). Telle était la grave innovation de 
principes que consacrait presque à la dérobée l’acte 
de 1844; il contenait aussi en pratique un autre im¬ 
portant amendement aux lois précédentes. D’après le 
paragraphe 35, les enfants, les jeunes gens ( young 
persons), et par conséquent aussi les femmes de tout 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 253 

âge, désormais assimilées aux jeunes gens, ne pouvaient 
être employées l’après-midi du samedi plus tard que 
4 heures et demie, sous aucun prétexte. Il est remar¬ 
quable que l’acte de 1844, permettant, conformément 
à l’acte de 1833, de regagner le temps perdu par un 
accident dans les machines ou par une interruption 
de la force hydraulique en ajoutant une heure à la 
journée de travail des jours suivants, fît une exception 
expresse pour le samedi, dont la journée devait, en 
tous cas, finir à 4 heures et demie. 

D’après cet acte, les femmes adultes pouvaient être 
occupées 12 heures les 5 premiers jours de la se¬ 
maine, et 9 heures le samedi; le travail de nuit était 
en outre défendu pour elles : cette protection fut bien¬ 
tôt jugée insuffisante. 

Un acte de 1850 intitulé : An act to amend the 
acts relating to labour in factories , défendit d’em¬ 
ployer dans les manufactures les jeunes gens et les 
femmes avant 6 heures du matin et après 6 heures du 
soir pour les 5 premiers jours de la semaine ou 
2 heures de l’après midi pour le samedi. Les heures 
de repas continuaient à être d’une heure et demie, ce 
qui réduisait à 10 heures et demie les jours habituels 
et à 7 heures le samedi la durée du travail effectif, 
soit 60 heures par semaine. Les jeunes gens ou les 
femmes ne pouvaient être employées pour réparer le 
temps perdu par des accidents dans les machines 
ou par des interruptions de la force hydraulique au 
delà de 7 heures du soir. Les jeunes gens et les 


254 LE TRAVAIL DES FEMMES 

femmes occupés dans l’établissement pendant les 
heures des repas devaient être considérés comme em¬ 
ployés contrairement à la loi. Cet acte consacrait, on 
le voit, une limitation considérable des heures de tra¬ 
vail pour les femmes. 

Beaucoup d’autres bills viennent encore se rattacher 
aux précédents et méritent une courte notice. Il faut 
remarquer que les actes que nous venons d’énumérer, 
et dont nous avons expliqué les clauses, n’étaient pas 
d’une application générale pour toutes les manufac¬ 
tures du royaume uni. Les seules filatures ou tissages 
de coton, de laine, d’étoffes mélangées, de chanvre, 
de lin, d’étoupes et de soie [cotton, woollen , wors- 
ted, hemp , flax , tow, linen or silk mills or fado- 
odes) y étaient soumis. Encore doit-on faire observer 
que, dans les manufactures précitées’, les seuls ateliers 
de fabrication proprement dite étaient régis par la 
loi. Les opérations préparatoires ou complémentaires 
de déballage, d’empaquetage, de finissage et beau¬ 
coup d’autres échappaient à toute limitation de la 
journée de travail. Poussé par une irrésistible logique, 
le parlement sentit le besoin de compléter l’œuvre 
commencée. 

L’acte de 1845 (8 et 9 Victoria, chap. xxix) ouvrit 
la série de ces bills accessoires et parallèles aux pré¬ 
cédents, destinés à soumettre peu à peu tous les ate- 
• liers du royaume-uni à la législation faite d’abord eD 
vue des seules manufactures de coton, de laine, etc. 
Cet acte de 1845 s’appliquait aux ateliers d’impression 


A.U DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 255 

sur étoffes ( print works ) et prenait, en faveur des 
femmes qui y étaient occupées, des mesures de pro¬ 
tection analogues, mais non pas identiques à celles 
que nous avons indiquées plus haut. Un bill posté¬ 
rieur, en date de 1885, réglementa les ateliers de 
banchissage, finissage et teinture d’étoffes [An act to 
regulale the employment of females and young per- 
sons under eighteen in bleaching , finishing and 
dyeing works). Cet acte commençait par une énu¬ 
mération des plus précises et des plus longues de tous 
les ateliers ou lieux de travail qu’il entendait régir. 
Ce n’était pas seulement les endroits clos et couverts, 
mais encore les hangars, les cours, champs ou 
pièces de terre affectés à une occupation relative au 
blanchissage, au finissage et à la teinture des étoffes, 
qui devaient être soumis aux prescriptions légales. 
L’atelier, strictement domestique, c’est-à-dire celui 
où l’enfant travaille chez ses parents, échappait 
seul à cette réglementation. Le travail des femmes 
dans les industries régies par le bleachers act 1855 
était soumis exactement aux mêmes limites qui avaient 
été imposées aux manufactures de coton, de laine, etc. ; 
c’est-à-dire qu’il devait s’accomplir entre 6 heures du 
matin et 6 heures du soir avec une heure et demie 
d’intervalle pour les repas, ce qui ne laissait que 
10 heures et demie de travail effectif. La journée de¬ 
vait cesser pour les femmes le samedi à deux heures 
de l’après-midi; leur maximum de travail était donc 
de 60 heures par semaine. Si précise et compréhen- 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


256 

sive qu’ait été l’énumération des lieux et emplace¬ 
ments régis par cet acte, il paraît qu’elle n’était pas 
encore complète ou quelle permettait sur quelques 
points des équivoques. Il fallut deux actes postérieurs, 
l’un en 1860, l’autre en 1863, pour soumettre au ré¬ 
gime des factory acts tous les ateliers s’occupant du 
blanchissage, du finissage et de la teinture des étoffes. 

On aura remarqué que les établissements auxquels 
s’appliquaient les actes que nous venons d’analyser 
avaient tous une étroite relation avec la fabrication 
des matières textiles, et qu’ils n’étaient en définitiye 
que les appendices des filatures et des tissages de co¬ 
ton, laine, lin, etc. Mais la grande industrie s’étant 
infiniment développée en Angleterre, beaucoup d’au¬ 
tres fabrications que celle des étoffes proprement dites 
finirent par s’effectuer dans de vastes manufactures. 
Le parlement sentit donc le besoin d’étendre encore 
l’application des factory acts et de soumettre à leur 
réglementation toute espèce de travail aggloméré. Il 
éprouva cependant des difficultés pour imposer aux 
productions les plus variéés des règles aussi strictes 
que celles que nous avons exposées; et il crut, en 
prenant les mômes mesures au fond, devoir apporter 
d’importantes modifications dans la forme. La pre¬ 
mière industrie qui fut atteinte par cette réglementa¬ 
tion nouvelle fut celle du tulle et des imitations méca¬ 
niques de la dentelle. Nous avons déjà vu l’essor 
presque inouï pris par cette fabrication dans la pre¬ 
mière moitié de ce siècle. Nottingham, qui en est le 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 257 

principal siège, lui doit une rapide et solide prospé¬ 
rité. En 1860, l’on comptait 4,000 machines pour la 
confection mécanique de la dentelle, représentant un 
capital de-cent millions de francs. Le travail était 
excessif dans les usines ; il ne paraissait pas suscep¬ 
tible de la même régularité que le travail des étoffes 
de coton, lin, laine, etc. Les imitations de dentelles 
étant des produits de luxe, soumis aux caprices de la 
mode, les commandes affluaient toutes en même 
temps, Néanmoins, le parlement ne recula pas. Un 
bill de 1861 intitulé : An act to place the employ - 
ment of women , young persons , youths and chil- 
dren in lace factories under the régulation of 
the factory acts , défendait de faire travailler les 
femmes dans les manufactures de dentelles pen¬ 
dant un temps plus long que celui qui avait été 
déterminé pour les filatures et les tissages de coton, 
laine, etc. Les jeunes gens de 16 à 18 ans ( youths ) 
ne pouvaient même être occupés plus de 9 heures par 
jour. D’un autre côté, les manufactures de dentelles, 
contrairement aux règles régissant les autres usines, 
pouvaient commencer la journée à 4 heures et demie 
du matin et la poursuivre jusqu’à 10 heures du soir, 
à la seule condition de ne pas exiger des femmes et des 
jeunes gens plus d’heures de travail que celles fixées 
par la loi. Il y avait ainsi pour cette industrie une lati¬ 
tude qui n’existait pas pour les autres. D’autres bills 
vinrent encore compléter cette législation successive, 
et, en subordonnant à la réglementation des factory 

22 . 


258 LE TRAVAIL DES FEMMES 

acts plusieurs industries nouvelles, s’occupèrent, en 
outre, de commander certaines précautions de salu¬ 
brité ; non-seulement les heures de travail pour les 
femmes furent limitées, mais il fut encore exigé cer¬ 
taines mesures spéciales, et leur emploi dans quelques 
travaux fut même interdit. Le factory acts exten¬ 
sion act ï 864 (acte de 4864 pour étendre les actes 
sur les manufactures) contenait ainsi diverses clauses 
relatives à la ventilation des usines et à d’autres me¬ 
sures sanitaires ; puis il défendait que, dans les manu¬ 
factures d’allumettes chimiques, les enfants, les jeunes 
personnes et les femmes pussent prendre leurs repas 
dans les parties de l’établissement où aurait lieu 
quelque opération manufacturière, si ce n’est celle de 
couper le bois : aucune précaution semblable n’était 
prise pour les hommes. Le factory acts extension 
act 1867 (acte de 1867 pour étendre les actes des 
manufactures) visait spécialement les manufactures 
de papier, de verre, de cristal, de tabac, de caout¬ 
chouc, y appliquant les règles déjà connues pour la 
durée du travail des femmes et ordonnant aussi en 
leur faveur spéciale quelques mesures sanitaires. Pour 
veiller à l’exécution de tous ces règlements légaux, 
un autre bill, the sanitary act de 1866, instituait 
une commission spéciale, dite Nuisance authority , 
ayant le pouvoir de pénétrer à toute heure du jour et 
de la nuit dans les établissements soumis aux factory 
acts, et de s’assurer qu’on ne commettrait aucune 
infraction aux mesures qui y étaient ordonnées. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 259 

Le factory acts extension act 1867 s’appliquait 
uniquement aux établissements employant cinquante 
personnes ou plus. Le législateur anglais trouva illo¬ 
gique de ne pas pousser plus loin une réglementation 
qui lui paraissait utile. Poursuivant jusqu’à ses der¬ 
nières conséquences le principe qu’il n’avait cessé de 
développer depuis plus de soixante ans, il en vint à 
édicter the workshops régulation act 1867 (l’acte de 
1867 pour la réglementation des ateliers). Fidèlé à 
ses traditionnelles habitudes de précision et de 
clarté, le législateur de Londres commençait par dé¬ 
finir les termes qu’il allait employer. « Le mot han- 
dicraft (métier) s’appliquera, disait-il dans le préam¬ 
bule, à toute espèce de travail manuel, fait en vue du 
gain ou donnant lieu à un trafic, et consistant à faire 
un article quelconque ou une partie d’article, à le 
modifier, le préparer, l’ornementer, en un mot, à 
préparer un article pour la vente. Le mot workshop 
(atelier) s’appliquera à toute chambre ou place quel¬ 
conque, soit couverte, soit en plein air, où un métier 
{handicraft) est exercé par un enfant, une jeune per¬ 
sonne ou une femme, et dans laquelle chambre ou place 
le patron a droit d’accès ou de contrôle. » Ces termes 
comprenaient tout, sauf le seul foyer domestique où 
le patron n’a pas le droit d’entrer ni de contrôler le 
travail. Ces définitions faites, l’acte défend dans tous 
les métiers ( handicrafts) l’emploi d’enfants au-dessous 
de huit ans; illimité à six heures et demie par jour 
l’emploi des enfants de huit à treize ans, encore leur 


260 LE TRAVAIL DES FEMMES 

travail ne peut-il avoir lieu que de six heures du 
matin à huit heures du soir. Les jeunes gens et les 
femmes ne peuvent être occupés chaque jour que 
douze heures, dont il faut déduire une heure et demie 
pour les repas, ce qui réduit à dix heures et demie 
leur travail effectif; les personnes ci-dessus désignées 
ne peuvent être employées qu’entre cinq heures du 
matin et neuf heures du soir; enfin les enfants, jeunes 
gens ou femmes, ne peuvent être occupés dans aucun 
métier la journée du dimanche ou le samedi après 
deux heures de l’après-midi, si ce n’est dans les éta¬ 
blissements qui n’occupent pas plus de cinq per¬ 
sonnes, et où le travail consiste uniquement à faire 
des articles destinés à être vendus en détail sur le lieu 
même ou à réparer des articles de même nature. 

Telles sont les dispositions du workshops régula¬ 
tion act 1867 : elles sont au plus haut degré remar¬ 
quables. Ce n’est plus seulement la grande industrie, 
ce ne sont plus les établissements à moteur hydrau¬ 
lique ou à feu, c’est l’innombrable variété des petits 
métiers divers, sans une seule exception et sans que 
l’on prenne en considération leur importance, qui se 
trouve réglementée par la loi. Les ateliers les plus 
obscurs, ceux qui n’emploient que deux ou trois ou¬ 
vriers, sont soumis à cette limitation des heures de 
travail pour les femmes, les enfants et les jeunes gens: 
tentative hardie et dont l’expérience seule pourra dé¬ 
montrer l’efficacité. Ainsi, dans toute l’étendue de 
l’industrie anglaise, depuis la filature de coton jus- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 261 

qu’au plus humble atelier de travail à l’aiguille, l’ou¬ 
vrière majeure ne doit pas et ne peut pas travailler 
plus de dix heures et demie par jour et de soixante 
heures par semaine. 

Avec cet acte qui paraît si exorbitant et si au¬ 
dacieux à la fois, la législation anglaise n’avait pas dit 
son dernier mot. Une autre tentative plus surprenante 
encore est venue récemment compléter le système. 
De l’industrie l’on a songé à faire passer la réglemen¬ 
tation dans l’agriculture. Dans les comtés de l’est de 
l’Angleterre, il existe une organisation tout à fait 
spéciale et infiniment curieuse du travail agricole. 
Des entrepreneurs de travaux ruraux appelés gang- 
masters (chefs de bande) engagent pour plusieurs 
semaines, plusieurs mois ou même.pour toute l’année, 
des enfants et des femmes qu’ils réunissent en troupes 
.permanentes et organisées. Ils traitent ensuite à forfait 
avec les fermiers ou les propriétaires d’alentour pour 
l’exécution de travaux agricoles, le sarclage d’un 
champ par exemple, ou la moisson, et ils se transpor¬ 
tent avec leur personnel, gagé directement par eux, 
sur les lieux où la tâche doit s’accomplir. Le parle¬ 
ment est intervenu dans cette singulière et toute nou¬ 
velle organisation du travail rural. Le agricultural 
gangs act , entre autres prescriptions, défend l’emploi 
simultané d’hommes et de femmes dans la même 
bande agricole: il interdit également l’emploi des¬ 
femmes dans une bande commandée par un homme, 
à moins qu’une femme recommandable, ayant reçu 


262 LE TRAVAIL DES FEMMES 

des magistrats du comté une licence, ne soit égale¬ 
ment présente dans la même bande. L ' agricultural 
gangs act contient aussi d’autres restrictions sur la 
distance à laquelle les femmes occupées dans les 
bandes agricoles pourront être transportées, et le 
temps pendant lequel elles pourront être occupées. 

Enfin, pour achever le tableau de la législation an¬ 
glaise relativement aux ouvrières, il nous reste à ci¬ 
ter un acte très-antérieur aux précédents, mais que 
nous avons distrait de son ordre chronologique 
parce qu’il concerne une industrie tout à fait spéciale 
et qu’il est, d’autre part, empreint d’un esprit de ra¬ 
dicalisme que nous ne trouvons nulle part ailleurs. 
Nous voulons parler de l’acte du 10 août 1842 (5 et 
6 Victoria, ch. 99) intitulé : An act io prohibil the 
employment of womenand girls in mines and colle- 
ries (acte pour défendre l’emploi des femmes et des • 
filles dans les mines et houillères). En vertu de ce 
bill, l’entrée des mines et houillères fut interdite aux 
femmes à partir du 1 er mars 1843; le travail delà 
surface, sauf certains ouvrages rudes ou périlleux, 
continua à être licite pour elles. 

Tel est le développement de la législation anglaise 
sur le travail des femmes adultes. L’on a vu com¬ 
ment, à la faveur de cette distinction entre deux caté¬ 
gories de personnes protégées, les enfants et les 
jeunes gens au-dessous de 18 ans, l’on était arrivé 
dés 1844 à réglementer le travail des femmes ma¬ 
jeures en les assimilant simplement aux jeunes gens 


263 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

[young persons). Cette assimilation une fois intro¬ 
duite, l’on ne s’en départit pas. La législation dès lors 
se développa en deux sens différents, en étendue et 
en profondeur : d’un côté, elle s’appliquait par cha¬ 
que nouveau bill à un plus grand nombre d’établis¬ 
sements; d’un autre côté, elle restreignait de plus en 
plus la durée du travail pendant les cinq premiers 
jours de la semaine et surtout pendant l’après-midi 
du samedi. Et le résultat de ce double mouvement 
simultané, ce fut la réglementation suivante pour 
toutes les ouvrières du royaume-uni, occupées par 
les ateliers de la grande ou de la petite industrie : in¬ 
terdiction du travail de nuit ; restriction de la journée 
à dix'heures et demie de travail effectif pour les cinq 
premiers jours de la semaine; clôture des ateliers 
pendant l’après-midi du samedi et toute la journée du 
dimanche. 

L esprit et la portée de cette législation ont été ré¬ 
sumés dans les termes qui suivent par un inspecteur 
des manufactures d’Angleterre, M. Robert Baker. 
« Les factory acts , dit-il, empêchent la déperdition 
de la force physique en limitant la journée de travail, 
et ils permettent d’améliorer la condition mentale des 
ouvriers en leur fournissant des loisirs pour l’édu¬ 
cation générale et domestique ; mais ils ne prennent 
aucune mesure pour la surveillance physique ou mo¬ 
rale des travailleurs ; ils ne reconnaissent aucun dan¬ 
ger pour les mœurs dans le mélange des sexes ; ils 
ne prennent pas garde à préserver les ôreilles enfan- 


264 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


tines des obscénités qui peuvent courir dans les ate¬ 
liers. Les précautions sanitaires qu’ils ordonnent sont 
insuffisantes, alors même que l’ouvrage est le plus 
évidemment insalubre. Ils n’offrent aucun encourage¬ 
ment à l’économie industrielle ; ils ne fournissent 
aucun appui à la vertu contre les habitudes vicieuses 
qui prévalent dans la majeure partie des cas. Toutes 
ces matières, si essentielles à une saine discipline, la 
loi positive les ignore et la plupart des fabricants 
n’en tiennent pas compte, quelque importance qu’elles 
puissent avoir pour la productivité du travail. En fait, 
ce sont là des obligations morales et sociales que l’on 
abandonne à tout homme qui veut les assumer spon¬ 
tanément par sentiment religieux ou par esprit de 
devoir 1 . » La critique est acerbe. Quelques efforts 
qu’ait faits la législation anglaise, elle n’a pas répondu 
à l’attente d’une école assez nombreuse. Elle ne s’est 
occupée presque exclusivement que de restreindre la 
durée du travail : elle n’a pas pris à tâche de sauve¬ 
garder les mœurs. Mais le législateur pouvait-il, 
devait-il aller plus loin qu’il ne l’a fait? Les meilleurs 
esprits d’Angleterre ne l’ont pas cru et nous sommes 
de leur avis. L’on ne défend point la vertu par des 
lois : ce sont les influences morales qui ont seules là 
force de repousser et d’atténuer le vice. 

En nous plaçant au seul point de vue où se plaçait 
le législateur anglais, nous avons à nous demander si 

I. Extrait du rapport de M. Robert Baker, inspecteur des manu¬ 
factures (1867). 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 265 

son œuvre a été efficace. Les prescriptions légales 
ont-elles été bien exécutées? Étaient-elles en elles- 
mêmes bien ordonnées et cohérentes?Ont-elles atteint 
le but qu’elles se proposaient? A ces trois questions, 
nous répondrons par autant de citations, extraites des 
rapports des inspecteurs des manufactures d’Angle¬ 
terre. 

Sur l’application des règlements des factory acts, 
l’un des inspecteurs, M. Horner, s’exprimait comme 
il suit dans un rapport en date de 1860 : « Le délit qui 
n’admetaucuneexcuse parce qu’il est toujours commis 
en connaissance de cause,.et qu’il a pour but le gain 
personnel, c’est de faire travailler des enfants, des jeu¬ 
nes gens ou des femmes, au delà du temps déterminé 
par la loi. J’ai déjà constaté la fréquence de ce délit 
dans mes rapports au secrétaire d’État. Cette pratique 
abusive, les-sous-inspecteurs se sont efforcés de la 
déraciner, en usant de toute leur vigilance et de tout 
le pouvoir beaucoup trop limité que la loi leur accorde 
en pareil cas ; mais, excepté quand des circonstances 
particulières ont permis de découvrir et de constater 
le délit, tous les efforts de l’inspection ont été inutiles 
et ils continueront à l’être aussi longtemps que les 
factory acts laisseront autant de facilités à l’inapplica¬ 
tion des règlements : c’est ce que j’ai déjà signalé 
bien des fois. » Depuis que M. Horner écrivait ces 
lignes, le parlement a renforcé, par des dispositions 
nouvelles, spécialement dans 1 esanitary act de \ 866, 
les règlements en vigueur. Les droits de l’inspection 


269 LÉ TRAVAIL DES EEMMES 

ont été encore agrandis, et il ne paraît pas contes¬ 
table que l’application des factory acte n’ait dû s’en 
ressentir dans une notable mesure. Qiiant à la ques¬ 
tion de savoir si l’exécution des règlements est deve¬ 
nue le fait général, nous n’hésitons pas à penser 
l’affirmative pour les grandes manufactures que les 
premiers factory acts avaient pour but de réglemen¬ 
ter. Nous croyons, au contraire, qu’il en doit être 
différemment pour les industries diverses régies par 
les actes promulgués depuis 1860. Dans les fabriques 
de dentelles, par exemple, où le travail peut commen¬ 
cer à quatre heures du matin et finir à dix heures du 
soir sans que les femmes puissent être occupées plus 
de dix heures et demie dans la même journée, il nous 
paraît très-vraisemblable que cette dernière clause 
doit être souvent violée. Mais c’est le workshops régu¬ 
lation act qui doit donner lieu au plus grand nombre 
d’infractions. C’est assurément une facile entreprise 
que de régler par un acte du parlement le travail des 
femmes dans l’innombrable multitude des ateliers de 
la petite industrie : mais c’est une entreprise autre¬ 
ment ardue de faire exécuter, dans ces milliers 
d’ateliers obscurs et ignorés, les .prescriptions lé* 
gales. Il faudrait toute une armée d’argus et une 
multitude infinie de tribunaux de police pour con¬ 
stater les infractions et pour les punir. Encore un 
grand nombre échapperaient-elles à la vigilance des 
agents d’inspection et de répression. Les établisse¬ 
ments de la grande industrie, mus par la force hydrau- 


267 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

lique ou par la vapeur, ont une régularité mécanique 
qui les fait ressembler à une horloge. Les petits ate¬ 
liers échappent, par leur nombre et par les conditions 
beaucoup plus variables du travail dans chacun d’eux, 
à cette surveillance extérieure qu’on voudrait leur 
imposer. Tous ceux qui se sont occupés de l’appren¬ 
tissage savent qu’il est d’une extrême difficulté de 
faire exécuter les lois et les règlements qui y sont rela¬ 
tifs. L'enquête sur l’enseignement proportionnel est, 
à cet égard, pleine de dépositions concordantes. La 
connivence des parents et quelquefois des enfants 
avec le patron déjoue toute surveillance. Combien les 
difficultés ne sont-elles pas encore accrues, quand il 
s’agit non pas d’enfants, mais de femmes adultes ! 
C’est volontairement qu’elles subissent des heures de 
travail qui les excèdent : elles seront les premières à se 
révolter contre l’agent qui viendra leur arracher des 
mains la broderie, le châle, la robe auxquels elles tra¬ 
vaillent. Dans un autre cas, le workshops régulation 
act est exposé à être inefficace. Alors qu’on parvien¬ 
drait par des moyens que nous n’entrevoyons pas à le 
faire appliquer à la lettre dans les milliers d’ateliers de 
la petite industrie, que compte tout pays industriel, on 
n’aurait pas allégé d’une manière sensible la destinée 
des ouvrières. Les articles auxquels elles ne pourraient 
travailler plus d’-un certain temps, dans l’atelier com¬ 
mun, elles les emporteraient chez elles, c’est-à-dire 
dans des lieux souvent plus malsains, où la lumière 
et le feu leur manquent, et elles continueraient ainsi 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


268 

dans de plus mauvaises conditions l’ouvrage que la 
loi voudrait leur interdire. 

Nous arrivons à la seconde question que nous nous 
sommes posée, celle de la cohérence des divers règle¬ 
ments contenus dans la longue série des factory 
acts . A cet égard, un inspecteur des manufactures 
anglaises, dont nous avons déjà invoqué'le témoi¬ 
gnage, M. Robert Baker, dans son rapport de 1867, 
s’exprime comme il suit : « J’ai déjà bien des fois ré¬ 
clamé des remaniements dans les actes suivants : le 
print works act (acte concernant les établissements 
d’impression sur étoffes) ; le bleaching and dyeing 
works act (acte sur les établissements de blanchissage 
et de teinture), le calendering and finishing act 
(acte sur les ateliers de finissage) ; le lace works act 
(acte sur les fabriques de dentelles), et enfin 1 act for 
extending the provisions of the bleaching and 
dyeing works acts (acte pour étendre les règlements 
des actes sur les ateliers de blanchissage et de tein¬ 
ture). Tous ces'actes devraient être rapportés, et les 
ateliers qui leur sont actuellement soumis ou les 
ateliers du même genre, qu’on serait tenté de leur 
soumettre, devraient être simplement régis par le 
factory acts extension act , en renouvelant toutefois 
les clauses particulières qui pourraient être exigées 
par telle ou telle industrie. Dans l’état actuel, les fac¬ 
tory acts proprement dits et les actes postérieurs que 
nous avons énumérés, et que nous voudrions voir 
rapporter, ont la prétention de limiter d’une manière 


Aü'DIX-NEUVIÈME SIECLE. 269 

uniforme les heures de travail des catégories d’ou¬ 
vriers analogues entre elles; mais cette uniformité 
n’est qu’une prétention qui, dans la pratique, se 
transforme en une grande variété de règlements. Tous 
ces actes varient plus ou moins dans leurs clauses, 
ce qui rend leur exécution très-confuse et très-difficile, 
sans aucun avantage qui puisse faire compensation. 
Chacun d’eux exige un règlement particulier, chacun 
est interprété d’une manière qui lui est propre. L’éta¬ 
blissement d’un particulier peut comprendre quatre 
ou cinq opérations industrielles diverses, qui toutes 
ont des règlements différents et sont soumises à des 
prescriptions légales différentes. 11 en résulte les plus 
grands inconvénients. » Tel est le faible d’une législa¬ 
tion trop minutieuse : la simplification est désirable, 
mais elle est souvent impossible; car la diversité, 
c’est la vie, et l’uniformité n’est que la mort. Le mé¬ 
rite de la législation anglaise, c’est d’avoir été gra¬ 
duelle, compréhensive et variée. Elle s’est faite peu à 
peu; elle a voulu s’étendre à toutes les industries, 
et, pour n’en blesser gravement aucune, elle a tenu 
compte de leurs exigences particulières. Mais cela 
même, à un autre point de vue, conduit à un défaut : 
cette législation est compliquée, pleine de subtilités 
et de distinctions. Quand on veut réglementer une 
chose aussi variable dans l’espace et dans le temps 
que l’industrie, on peut malaisément échapper à cet 
écueil. La voie la plus sûre et la plus pratique, c’est 
d’être réservé dans l’action pour pouvoir être efficace 

23. 


270 LE TRAVAIL DES FEMMES 

dans l’exécution. A notre avis, la législation anglaise 
est parfois sortie de ces limites : le workshops régu¬ 
lation act est menacé d’être éternellement une lettre 
morte. 

Mais dans les branches où la législation anglaise 
est exécutée, quels en sont effets? Ont-ils répondu à 
l’attente du législateur, oul’ont-ils trompée? Le même 
inspecteur des manufactures anglaises, M. Baker, 
nous fournit la réponse : « En 1830, avant l’acte 3 et 
4 Guillaume IY, la jambe de fabrique ( factoryleg ) et 
l’épine dorsale déviée (curved spiné) étaient des locu¬ 
tions passées à l’état de proverbe et de protestation 
dans les districts industriels du Lancashire et du 
Yorkshire. Il y avait, il est vrai, quelques comtés ma¬ 
nufacturiers d’Angleterre où l’on ne rencontrait guère 
d’estropiés, parce que dans ces comtés la pratique des 
longues heures de travail était rare pour -les enfants 
et même pour les adultes. Combien la contemplation 
de l’état actuel des choses n’est-elle pas plus conso¬ 
lante ! Le proverbe est mort de sa mort naturelle et 
la protestation n’a plus de raison d’être. C’est à peine 
si l’on peut découvrir dans tous nos districts manu¬ 
facturiers une jambe estropiée ou une épine déviée pdr 
suite du travail des fabriques, à moins qu’il ne s’agisse 
de quelque vieillard, spécimen des anciens jours. Les 
visages, autrefois pâles et hagards, sont aujourd’hui 
sains et joyeux ; les formes, qui étaient anguleuses* 
sont pleines et rondes ; il y a de la gaieté dans la dé¬ 
marche et du bonheur dans la contenance. La condi- 


AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 271 

tion physique des femmes des manufactures peut 
être comparée sans désavantage à celle des mères de 
n’importe quelle campagne, et peut-être n’y a-t-il 
pas de fait plus important et plus intéressant pour 
l’avenir commercial de l’Angleterre. Il y avait, en 
1833, au moins 200,000 femmes employées dans les 
manufactures du royaume-uni. C’était une pauvre 
rare amaigrie et à l’aspect découragé. Au dire du 
docteur Smith, l’éminent chirurgien de Leeds, leurs 
épaules étaient anguleuses, leurs têtes affaissées, 
toutes leurs formes étaient privées de cette rondeur 
qui indique^ la santé. Maintenant il y en a 400,000, 
et, selon le même chirurgien, elles sont belles et floris¬ 
santes, fortes et pleines de muscles, gaies et heureuses 
et leurs formes sont admirables [fair and florid , 
stout and muscular , cheerful and happy , and the 
outlines are admirable). Tels sont les témoignages 
concordants extraits des certificats de chirurgiens 
ayant fait une enquête dans des manufactures qui 
emploient àlapréparation des matières textiles 70,000 
personnes, dont 40,000 femmes. » Ce serait s’abuser 
que d’attribuer ce progrès dans sa totalité à l’in¬ 
tervention de la loi. Les conditions du travail des 
manufactures se sont sensiblement améliorées par 
la seule force des choses et par les découvertes méca¬ 
niques ou chimiques ; les ateliers se sont construits, 
plus grands, mieux aérés : c’est ce qu’il ne faut pas 
oublier; mais cette constatation ne nous empêche 
pas de rendre à la loi la justice qui lui est due et de 


272 LE TRAVAIL DES FEMMES 

reconnaître que l’abréviation de la journée de travail 
est pour beaucoup dans ce changement heureux. 

Avant de quitter l’Angleterre, nous voudrions ex¬ 
poser en quelques mots l’état de l’opinion publique 
en ce pays, relativement à la question qui nous occupe. 
Sauf quelques exceptions en petit nombre, nous 
avons vu que la loi était intervenue en Angleterre, 
non pour exclure les femmes de tel ou tel travail, 
mais pour fixer seulement et réduire le nombre 
d’heures pendant lesquelles il serait licite de les em¬ 
ployer. Convenait-il d’aller plus loin? La question est 
venue à diverses reprises pendant ces dernières années 
devant l’association anglaise pour l’avancement des 
sciences sociales. L’on sait ce que sont ces congrès et 
ces sociétés philanthropiques : ce n’est pas , d’ordi¬ 
naire, la circonspection et la réserve qui les domine; 
ils sont presque toujours enclins aux partis radicaux. 
Il est si commode de supprimer un mal social, quand 
on n’a pour cela qu’à dire quelques paroles, sans 
avoir aucune mesure d’application à prendre, ni 
aucune responsabilité à supporter. Ilne manqua donc 
pas d’orateurs pour demander soit l’expulsion des 
femmes en général de la grande industrie, soit, tout au 
moins, celle des jeunes mères. L’association, cepen¬ 
dant, ne se laissa pas séduire par ces projets. Sur la 
question : quels sont les résultats sociaux de l’emploi 
des filles et des femmes dans les manufactures et les 
ateliers? la section de l’économie politique et du. 
commerce a été presque unanime à reconnaître que, 


273 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

malgré les quelques maux qui peuvent résulter de 
l’emploi des femmes dans les manufactures, spéciale¬ 
ment dans le cas de jeunes mariées, cependant les ré¬ 
sultats sociaux de cet emploi des femmes et des filles 
sont bons à. tout considérer, si le travail est judicieu¬ 
sement ordonné et réglé 1 . » C’est là, croyons-nous, 
l’expression de l’opinion publique en Angleterre, et 
tous les moralistes et philanthropes vraiment pratiques 
doivent adhérer à ces vues judicieuses et modérées. 
Quant à la durée du travail, les ouvriers en demandent 
la limitation à neuf heures par jour. Un membre im¬ 
portant du ministère actuel, M. Forster, dans un dis¬ 
cours à ses électeurs au mois de septembre 1872, s’est 
prononcé en faveur de cette mesure, tout en doutant 
qu’il fallût recourir, pour l’établir, à l’action delà loi. 

De l’Angleterre nous passons aux États du conti¬ 
nent européen.. Avant d’en venir à l’étude spéciale de 
la question qui nous occupe, nous devons d’abord 
constater les différences générales qui existent entre 
les pratiques séculaires du gouvernement de la Grande- 
Bretagne et celles dés gouvernements du continent 
dans leurs rapports avec les intérêts particuliers. En 
Angleterre, tout se fait et se règle par des lois : la 
législation entre dans les détails-les plus minutieux, 
prévoit tout, définit tout, ne laisse rien à l’arbitraire 
des agents d’exécution. Sur le continent européen, au 
.contraire, sans presque aucune exception, la loi se 

1. Transactions of lhe national association for lhe promotion of 
social science , armée 18G8, session de Birmingham, page 34. 


274 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


restreint dans des prescriptions générales et peu pré¬ 
cises : c’est aux fonctionnaires chargés de l’appliquer 
qu’il incombe de prendre les règlements administratifs 
nécessaires pour que la loi devienne efficace ; la légis¬ 
lation presque toujours ne fait qu’indiquer le but, l’ad¬ 
ministration découvre les moyens. C’est là une essen¬ 
tielle différence, qu’il est indispensable de signaler. 

De tous les États européens, celui où cette prédo¬ 
minance de l’administration se fait le plus sentir, c’est 
la Prusse. Nous avons sous les yeux un fort intéres¬ 
sant recueil de lois et de circulaires ministérielles sur 
l’emploi des ouvriers dans les fabriques, les chemins 
de fer, les mines, les salines, etc. ( Gesetze über die 
Verhœltnisse der Arbeiter in Fabriken , bei Eisenbah- 
nen, in den Bergwerken , Hütten und Salinen und 
bei der Landwirthschaft 1 ). Si l’on parcourt les lois 
proprement dites, on voit qu’il n’y est nullement 
question des femmes : on a légiféré plusieurs fois en 
Prusse sur le travail des enfants 2 , mais jamais sur. 
l’emploi des ouvrières adultes. Si on lit les circulaires 
ministérielles qui interprètent le texte des lois et indi¬ 
quent aux agents de l’autorité les règles qu’ils doivent 
suivre dans leur application, l’on trouve alors plu¬ 
sieurs prescriptions, dont quelques-unes nemanquent 


1. Publié par Kletke, 1864. 

2. Voir spécialement : Das Regulativ über die Beschœftigung ju- 
gendlicher Arbeiter in Fabriken, en date du 9 mars 1839, et 'Das 
Gesetz von 16 mai 1853, betreffend einige Abanderungen des Regu¬ 
lativ von 9 mars 1839 uber die Beschœftigung jugendlicher Arbeiter 

in Fabriken. 


AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 275 

pas d’importance sur le travail et l’emploi des femmes. 
La circulaire du ministre du commerce et des travaux 
publics, en date du 18 août 1853, recommande aux 
inspecteurs des fabriques de veiller à ce que les filles 
au-dessous de seize ans ne soient jamais employées 
avec des garçons ou des hommes, sauf dans le cas 
d’extrême nécessité, et elle attire spécialement l’atten¬ 
tion à ce point de vue sur les manufactures de tabac 
et les imprimeries. La même circulaire charge les in¬ 
specteurs de veiller à la bonne tenue des ouvriers pen¬ 
dant le trajet qu’ils ont à faire pour se rendre à l’usine 
ou en revenir. Ces prescriptions n’ont pas beaucoup 
de gravité : en voici une plus digne d’attention. Le 
règlement royal du 21 décembre 1846 sur les ouvriers 
manœuvres occupés à la construction des chemins de 
fer contient la clause qui suit: « Les femmes ne 
doivent être employées qu’exceptionnellement et avec 
l’autorisation des autorités locales de police, et même 
alors doit-on leur assigner une tâche qui les sépare 
des ouvriers du sexe masculin. » Ce paragraphe est 
plus remarquable par la tendance qu’il indique que 
par la portée qu’il dut avoir. Mais c’est surtout dans 
les règlements qui concernent les mines et les houil¬ 
lères que l’administration prussienne s’est occupée du 
travail des femmes. Le conseil des mines du district 
de Bonn, par un règlement administratif du 9 février 
1827, interdit aux femmes le travail dans l’intérieur 
des houillères et des mines. Les raisons de cette inter¬ 
diction méritent d’être mises en lumière : ce n’est pas 


276 LE TRAVAIL DES FEMMES 

par intérêt pour les femmes ou pour la famille que 
cette décision fut prise, c’est par un motif tout diffé¬ 
rent. Le travail des femmes dans l’intérieur des 
mines mettait en péril, alléguait-on, non-seulement 
leur propre vie et leur propre santé, mais encore la 
santé et la vie des autres travailleurs. Leur présence 
accroissait les dangers et les catastrophes : c’est à la 
suite d’un accident arrivé par l’imprudence d’une 
ouvrière que l’interdiction fut prononcée. Avec le 
temps elle se généralisa dans toute la monarchie 
prussienne. Le conseil des mines de Breslau, par une 
décision en date du 20 octobre 1868, étendait aux 
mines de Silésie cette prohibition de l’emploi des 
femmes dans les travaux de l’intérieur. Un proprié¬ 
taire de mines protesta et, après s’être adressé en 
vain au ministre compétent pour faire annuler le rè¬ 
glement de la direction royale des mines à Breslau, " 
posa la question devant la chambre des représentants 
au moyen d’une pétition. La commission de la 
chambre approuva la décision prise par la direction 
royale des mines à Breslau et conclut, en outre, à 
l’unanimité moins une voix, à ce que le gouverne¬ 
ment fît une enquête pour savoir si l’on devait régle¬ 
menter par une loi le travail des filles et des femmes 
dans les mines, les hauts-fourneaux et les fabriques. 
Déjà, lors de la loi de 1853 sur le travail des enfants, 
il avait été question de faire aussi quelques prescrip¬ 
tions relativement à l’emploi des femmes, mais l’on 
avait fini par décider que la nécessité d’étendre aux 


277 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

femmes la protection de la loi n’était pas suffisam¬ 
ment démontrée. L’est-elle plus à l’heure qu’il est? 
La commission de la chambre prussienne a semblé 
le croire l . Ce que l’on peut assurer, c’est que, en 
aucun cas, il ne sera question de fermer les usines 
aux ouvrières; il ne pourra s’agir que de la réduc¬ 
tion de la journée et de la prohibition du travail de 
nuit. 

L’Autriche est encore moins riche que la Prusse en 
documents sur le travail des femmes. La loi du 23 
mars 1854 sur les mines ne contient sur l’emploi des 
femmes aucune prescription particulière: le paragra¬ 
phe 200 semble seulement indiquer, en s’en remettant 
d’ailleurs à la conscience des propriétaires et des admi¬ 
nistrateurs de mines, qu’il est souhaitable que les 
femmes et les hommes soient séparés les uns des 
autres. Quant aux manufactures, elles sont encore en 
petit nombre en Autriche : bien loin de voir les usines 
avec défiance, l’Allemagne du Sud et la Hongrie se 
plaignent de n’en point avoir davantage. Phénomène 
curieux! pendant qu’un certain nombre de mora¬ 
listes français ou anglais prétendent relever le sort 
des femmes en leur fermant les manufactures, les 
moralistes et les philanthropes autrichiens n’entre¬ 
voient pas de moyen plus sûr, pour relever la condition 
de l’ouvrière, que la construction de grandes usines 

1. Consulter à ce sujet les deux intéressants opuscules suivants : 
Bericht des Abgeordneten D r Becker uber die Arbeit der Frauen in 
Bergwerken unter T âge ; et : Die Besehœftigung der Frauen und 
Mœdchen bei Berqbau unter Tage von Adolf Krantz , 1869. 

24 


578 LE TRAVAIL DES FEMMES . 

qui emploient les femmes en grandes masses. Un fort 
intéressant opuscule du docteur Thomas Richter 1 est, 
à ce sujet, plein d’enseignements: il nous décrit les 
misérables et avilissantes occupations des femmes 
dans les contrées où la grande industrie n’existe pas, 
et il implore, comme une bénédiction du ciel, Tintro- 
duction de ces manufactures qui excitent parmi nous 
l’horreur d’une certaine école philanthropique. Un 
autre ouvrage également récent, qui provient de l’ex¬ 
trême nord de l’Allemagne et qui a eu un certain 
retentissement 2 , est plein de la même admiration 
pour le travail des femmes dans les usines. E-nfinl’or¬ 
gane périodique allemand pour l’amélioration du sort 
de la femme, Nene Bahnen , ne refuse pas non 
plus les éloges aux manufactures dont le développe¬ 
ment a tant contribué à tirer les femmes de l’état pré* 
caire où elles semblaient condamnées à végéter. C’est, 
en effet, dans les contrées où la grande industrie 
n'est pas encore fort répandue, que la misère et l’avi¬ 
lissement de l’ouvrière sont le plus intenses. Au mo¬ 
ment où nous écrivons ces lignes, nous nous trouvons 
en Toscane; il existe dans cette belle province un 
assez grand nombre de papeteries mues par des mo¬ 
teurs hydrauliques et qui emploient beaucoup d’ou¬ 
vrières. Les heures de travail sont longues, n’étant 
réglementées par aucune loi : le travail de nuit est en 

1. Vas Redit der Frauen auf Arbeit, Vienne, 1869. 

2. Die Frauen Arbeit und der Kreis ihrer Enuerbsfœliiijkeit von 
Daul, Altona, 1867. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 279 

usage; les jeunes filles à tour de rôle sont occupées 
la nuit une semaine sur deux. Croit-on qu’une orga¬ 
nisation aussi sévère va rebuter les habitants, et que 
les moralistes locaux se trouveront offensés d’un 
pareil spectacle? Tout au contraire: il n’y a qu’une 
voix pour bénir cette grande industrie qui assure à 
tous une occupation permanente et un emploi ré¬ 
munérateur. Les localités où ces papeteries existent 
sont renommées au loin, et l’on nous dit ailleurs avec 
une admiration pleine d’envie : « Il ri’y a pas de 
pauvres dans ces pays, toutes les femmes travail¬ 
lent d’une manière régulière et sont bien payées. » 
Tel est le jugement que l’on porte sur la grande 
industrie dans les seuls pays où l’on puisse com¬ 
parer sur les mêmes lieux l’ancien et le nouvel état de 
choses. 

En Belgique, la question du travail des femmes 
dans les fabriques et dans les mines vient d’être posée 
devant l’opinion et devant le parlement; elle attend 
encore sa solution. Pays manufacturier par excellence, 
la Belgique fut une des premières contrées de l’Europe 
à faire, la lumière sur le sort des classes laborieuses 
employées dans les usines, mais elle n’alla pas jus¬ 
qu’à des loisspéciales'pour réglementer ou restreindre 
le travail. Un décret du 7 septembre 1843 institua une 
commission pour rassembler tous les renseignements 
utiles relativement au travail des enfants et à la con¬ 
dition des ouvriers des manufactures. Il se fit alors 
dans tout le pays une enquête sérieuse, loyale, appro- 


280 LE TRAVAIL DES FEMMES 

fondie. L’on consulta les industriels, les chambres de 
commerce, les académies et les sociétés médicales. 
Mais de ces recherches minutieuses et impartiales, il 
ne résulta en pratique qu’une publication volumi¬ 
neuse, pleine de faits intéressants et d’instructives 
dépositions l . Ni le travail des enfants, ni celui des 
adultes ne furent l’objet d’une réglementation quel¬ 
conque. Là question n’était pas éteinte, elle n’était 
qu’assoupie et, après vingt-trois ans, elle vient de 
reparaître sur la scène avec plus de retentissement 
que la première fois. Le travail des femmes dans les 
usines et les inconvénients qui en résultent pour leur 
santé furent l’occasion, au début de l’année 1869, 
d’une sorte d’agitation dans le public et d’un vif dé¬ 
bat dans les chambres. L’Académie de médecine de 
Bruxelles se mit à la tête de ce mouvement, et, par le 
rapport du D r Kuborn, par les discours du D r Yleminx à 
la chambre, elle souleva dans le pays une sérieuse 
émotion. D’autres philanthropes, publicistes ou dé¬ 
putés, le D r Lefèvre, M. d’Elhoungne agrandirent le 
débat. On alla jusqu’à demander qu’il fut défendu 
aux femmes de travailler dans les ateliers de la grande 
industrie. Le ministre de l’intérieur, M. Pirmez, et le 
président du conseil, M. Frère-Orban, n’eurent pas 
de peine à repousser ces exorbitantes propositions. 
Mais les deux ministres furent aussi extrêmes dans la 
résistance que leurs adversaires dans l’attaque. En se 

1. Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail 
des enfants. 3 volumes. Bruxelles, Lcsigue, 1846. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. '281 

refusant à toute législation pour réglementer le tra¬ 
vail des enfants ou la durée de la journée, ils mécon¬ 
nurent les inévitables nécessités de l’industrie dans 
notre vieux monde. Aussi la chambre leur donna- 
t-elle tort, et, après une discussion qui dura du 15 au 
21 janvier 1869, adoptant la motion de M. d’Elhoun- 
gne, elle renvoya lespétitionsau ministre de l’intérieur 
« avec demande d’explications.-» La question n’est 
donc pas tranchée en Belgique. Aujourd’hui, le 
travail ordinaire et effectif des manufactures belges 
est de treize heures :• c’est une heure de plus qu’en 
France et deux heures et demie de plus qu’en Angle¬ 
terre. Les enfants peuvent être employés pendant 
ces treize heures de travail journalier; le travail de 
nuit n’est prohibé en aucun cas et pour aucune caté¬ 
gorie de travailleurs. Ce sont là, on ne peut en dou¬ 
ter, des conditions bien sévères et bien dures. Il nous 
paraît probable qu’une loi restreindra d’une manière 
notable le travail des enfants et déterminera même 
pour les adultes une limite à la journée. Le travail de 
nuit pourra aussi être interdit, sauf pour les industries 
où il est indispensable. Dans ces limites l’intervention 
de la loi est justifiée ; elle l’est moins, selon nous, 
pour prohiber l’emploi des femmes dans les mines et 
les houillères. Il est, sans doute, désirable que les fem¬ 
mes abandonnent des occupations si peu compatibles 
avec la délicatesse de leur nature; mais il faudrait agir 
par une propagande purement morale, ou bien at¬ 
tendre que les administrations prissent la résolution 


LE TRAVAIL LES FEMMES 


de leur fermer ces sortes de travaux, comme il est 
déjà arrivé dans la province de Liège. En tous cas 
l’application d’une loi d’interdiction devrait être gra¬ 
duelle et pleine de ménagements. 

Les conditions du travail manufacturier sont, en 
Suisse, à peu près les mêmes qu’en Belgique. La du¬ 
rée de la journée y est également de treize heures ef¬ 
fectives pour les femmes comme pour les hommes* 
Dans ce pays démocratique et républicain* cet état de 
choses n’excite cependant aucune plainte* Des rap¬ 
ports plus affectueux entre les patrons et les ouvriers, 
une organisation tout à fait spéciale pour le travail 
des jeunes filles, et qui consiste à les renfermer dans 
des manufactures-internats, préviennent beaucoup 
d’abus criants et de maux qui, autre part, sautent 
aux yeux. Dans ce pays pratique, où toutes les femmes, 
presque sans exception, se livrent à un travail merce¬ 
naire, celui qui, sous prétexte de protection, voudrait 
exclure des manufactures le sexe faible, exciterait 
dans toutes les classes plus d’étonnement que d’ap¬ 
probation. 

L’Amérique, qui emploie actuellement les femmes 
par centaines de mille dans des manufactures de toute 
sorte, passe aussi pour être entièrement sevrée de 
toute réglementation légale. « Les propriétaires des 
manufactures, écrit l’éditeur du Northern Whig , 
peuvent, dans cette partie du monde, faire marcher 
leurs machines pendant vingt heures consécutives, si 
cela leur plaît et s’ils trouvent le moyen de garder 


. 283 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

pendant tout ce temps aup'rès des bobines et des mé¬ 
tiers les bras qu’ils occupent; aucune autorité n’inter¬ 
viendra dans ces arrangements. Mais telles sont les 
relations cordiales entre patrons et ouvriers, que des 
règles fixes sont tacitement reconnues de part et d’au¬ 
tre, et que le système des courtes heures de travail est 
aussi efficacement appliqué que si le congrès avait 
édicté des milliers de règlements et de pénalités, et 
avait confié à une armée d’inspecteurs et de fonction¬ 
naires le soin de protéger les ouvriers. Dans les dis- 
trits manufacturiers, le travail commence d’ordinaire 
à 7 heures du matin ; les ouvriers ont de midi à une 
heure pour dîner ; ils retournent ensuite à l’ouvrage 
jusqu’à six heures : la durée du travail, avec cette 
complète absence de réglementation, se trouve ainsi 
presque exactement semblable à celle qui existe en 
Angleterre avec le code de restrictions légales. » C’est 
ainsi, du moins, que les choses se passent dans les 
manufactures les mieux organisées, à Lowell, par 
exemple, et dans la filature de Lisburn, à Pater- 
son (New-Jersey). Mais il ne faut pas croire qu’il en 
soit partout de même, et que ce bon ordre n’admette 
aucune exception. C’est une trop commune erreur, 
quand on parle des États-Unis, de ne considérer que 
la législation s’appliquant à l’ensemble des États, sans 
tenir compte des lois et des règlements en vigueur dans 
les États particuliers. S’il est vrai que, en général, le 
travail des fabriques ne soit pas réglementé aux États- 
Unis, cela est inexact pour certaines parties de cette 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


immense confédération. Des journées de travail fort 
longues se rencontrent aussi dans un certain nombre 
de districts. Dans le Massachusetts, les manufactures 
ont douze ou douze heures et demie de travail effectif; 
le samedi, le travail finit à quatre heures. Dans les 
États plus à l’ouest, ce sont les mêmes usages. Dans 
le New-Jersey, il existe une loi qui défend un travail 
prolongé au delà de douze heures ; mais cette loi est, 
nous dit-on, souvent violée. Le travail des enfants est 
aussi, dans plusieurs États, soumis à des prescriptions 
légales. Dans le New-Jersey, il est défendu de les oc¬ 
cuper avant dix ans au travail des usines. On se fait, 
d’après les manufactures de Lowell, une idée trop fa¬ 
vorable des manufactures américaines. L’emploi des 
femmes dans l’industrie s’est excessivement accru en 
Amérique depuis quelques années. Le recensement 
de 1860 comptait 73,606 femmes occupées dans les 
seules manufactures de coton. D’après le recensement 
de 1870, le nombre total des établissements manu¬ 
facturiers était à cette époque de 252,148 employant 
2,053,088 ouvriers, dont 1,615,504 hommes et 
323,768 femmes au dessus de 15 ans : le surplus se 
compose d’enfants. 

Or cesfemmes, pour la plupart, n’appartiennent pas, • 
comme les jeunes filles de Lowell, à des familles de 
petits propriétaires ou de fermiers, qui les envoient se 
chercher une dot par un travail de quelques années 
dans une filature. Presque toutes ces ouvrières.sont 
des Allemandes, des Irlandaises ou desCanadiennes.il 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 285 

se fait même une sorte de raccolement au loin, et des 
manufacturiers ont des agents qui vont spécialement au 
Canada recruter des jeunes filles qu’ils conduisent en¬ 
suite dans les fabriques de la Nouvelle-Angleterre ou 
de la Pensylvanie. Telle est la situation en Amérique. 
La législation n’est pas restée dans une abstention 
aussi complète qu’on le suppose d’ordinaire, les 
mœurs n’ont pas autant agi, en général, qu’on est 
porté à le croire ; enfin la différence entre la condition 
des ouvrières de l’Amérique et celle des ouvrières du 
vieux continent, à quelques exceptions près, est moins 
grande que nos préjugés et d’anciens récits ne nous le 
font penser *. 

Dans les dernières années de la monarchie de juil¬ 
let, il fut souvent question en France du travail des 
femmes. Quelques publicistes, contemporains de l’é¬ 
tablissement de la grande industrie, Sismondi entre 
autres, auraient voulu que l’on fermât aux femmes les 
manufactures. Telle était aussi plus tard l’opinion de 
Blanqui. Des propositions aussi exagérées, aussi 
peu fondées en droit, aussi irréalisables en pratique, 
ne rencontrèrent d’appui ni dans les pouvoirs publics, 
ni dans la nation. Mais des réclamations plus modé¬ 
rées trouvèrent faveur à la fois près des chambres et 
du gouvernement. La Société industrielle de Mulhouse, 
qui déploya tant de persévérance pour obtenir la loi 
sur le travail des enfants, fit également des vœux pour 


1. Voir à ce sujet : Daul’s Frank)i Arbeit, pages 7 60 et suivantes. 


286 LE TRAVAIL DES FEMMES 

que le travail des femmes fût réglementé. En 1847 
une commission de la Chambre des pairs, s’occupant 
de réviser et de développer la loi sur le travail des en¬ 
fants dans les manufactures, proposait d’appliquer aux 
filles et aux femmes, quel que fut leur âge, toutes les 
dispositions en faveur des adolescents de douze à seize 
ans : c’est-à-dire qu’on ne pourrait les faire travailler 
au delà de douze heures par jour, et que pour elles 
tout travail de nuit serait interdit. L’organe de 
la commission, M. le baron Dupin , développa ces 
idées dans un remarquable rapport, qui eut du reten¬ 
tissement en France et à l’étranger. Assimiler ainsi 
les femmes aux adolescents, c’était procéder comme 
les Anglais. La révolution de février étouffa ces projets. 
Ils furent repris par M. Wolowski devant l’asseim 
blée constituante, dans la séance du 14 août 1848, Il 
n’y fut alors donné aucune suite ; mais trois semaines 
plus tard, parla loi du 9 septembre 1848, l’assem¬ 
blée républicaine, dépassant toutes les demandes qui 
avaient été faites a-u dehors, et malgré les efforts de 
M. Léon Faucher, limitait à douze heures le travail 
effectif dans les usines et les manufactures. C’est ce 
que M. Léon Faucher appelait du socialisme bâtard. 
C’était la première fois, si nous exceptons le décret 
du gouvernement provisoire en date du 3 mars, qu’un 
Etat quelconque se croyait le droit de restreindre la 
journée des hommes adultes et d’intervenir dans les 
rapports d’intérêt privé : cet exemple demeure en¬ 
core unicrue. Ainsi l’assemblée constituante avait 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. SS 1 ? 

étendu à tous les travailleurs des fabriqués, sans 
exception, les mesures tutélaires que la commission 
de la Chambre des pairs, en 1847, proposait d’établir 
pour les femmes. Une partie de ces mesures cepen¬ 
dant avait fait naufrage : c’était celle qui tendait à 
interdire le travail de nuit. A partir de cette époque, 
et jusqu’à ces derniers temps, il ne s’éleva aucune 
voix en France pour réclamer des mesures législa¬ 
tives en vue de réduire la journée du travail des femmes 
dans les manufactures. La question du travail de nuit, 
au contraire, fut souvent agitée. En 1849, la Société 
industrielle de Mulhouse attirait sur ce point l’atten¬ 
tion du ministère. En septembre 1851, M. Mimerel 
(de Roubaix) présentait au conseil général du Nord un 
rapport remarquable où il insistait sur la nécessité 
de réglementer le travail de nuit. Ainsi engagée, la 
question est toujours pendante. Dans ces dernières 
années, quelques voix plus hardies ont réclamé une 
réglementation plus minutieuse et une intervention 
plus radicale de la législation. Dans l’enquête sur ren¬ 
seignement professionnel, M. Bourcart, de Guebwiller, 
déclarait que les seuls hommes employés dans les 
ateliers de construction peuvent supporter impuné¬ 
ment un travail journalier de douze heures, et il fai¬ 
sait des vœux pour qu’une loi défendît, aux femmes 
surtout, de travailler plus de dix ou onze heures par 
jour ; il demandait aussi la suppression du travail pen¬ 
dant l’après-midi du samedi : en un mot, l’introduc¬ 
tion en France des lois et des règlements d’Angleterre. 


288 LE TRAVAIL DES FEMMES 

Nous applaudirions à la défense du travail de nuit 
pour les femmes, et nous souhaitons la réduction de 
la journée à dix heures, quoiqu’il nous paraisse im¬ 
prudent de faire de cette dernière réforme l’objet 
d’une loi. Il faut remarquer que la plupart des 
hommes qui se sont prononcés en France ou en An¬ 
gleterre pour la restriction de la journée, ou pour la 
suppression du travail de nuit, sont de grands manu¬ 
facturiers. Tels sont les membres de la Société indu¬ 
strielle de Mulhouse; tels sont aussi M. Bourcart, 
M. Mimerel; tels encore, en Angleterre, Owen, le 
premier sir Robert Peel, et d’autres encore que nous 
aurons l’occasion de citer. 

En résumé, un seul État d’Europe a pris des me¬ 
sures spéciales de protection pour les femmes em¬ 
ployées dans les manufactures : cet État, c’est l’An¬ 
gleterre. Un autre a cru devoir restreindre législati- 
tivement la journée de travail, non-seulement des 
femmes, mais des hommes : c’est la France. Quelques 
petits États d’Amérique ont aussi pris des mesures 
pour réglementer dans certains cas le travail des 
adultes. Tous les autres pays, la Prusse, la Belgique, 
la Suisse, se sont abstenus et n’ont pas cru devoir in¬ 
tervenir en général dans le travail des adultes, femmes 
ou hommes .Telle est la situation : en Angleterre, la 
femme travaille soixante heures par semaine; en 
France soixante-douze, et presque partout ailleurs 
soixante-dix-huit. 


TROISIÈME PARTIE 


DES MOYENS DE RELEVER LA CONDITION DES FEMMES 
ET DE RECONSTITUER LA FAMILLE OUVRIÈRE 


CHAPITRE 1 


Du perfectionnement de l’éducation des femmes et des nouvelles 
carrières qu’on leur pourrait ouvrir 

Nous avons étudié les faits dans leur exacte réalité : 
nous nous étions interdit soit de les grossir artificiel¬ 
lement par des procédés oratoires, soit de les atténuer 
par une connivence coupable. Nous avions renoncé 
pour les peindre à toute prétention d’art n’ayant 
pour poursuite que la ressemblance. Nous tenions 
moins à faire un tableau frappant, c’est-à-dire où 
tous les détails fussent groupés en vue d’exciter chez 
le lecteur une impression voulue, qu’à faire un 
tableau vrai. Et cependant, le simple récit de tant de 
misères excite une commisération profonde et une 
ardente sympathie. L’on a pu voir, en effet, combien 
précaire, destituée de tout secours, est la condition 
d’un grand nombre de femmes dans notre société si 
riche et si laborieuse : on a pu mesurer l’étendue de 

2o 


290 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


l’œuvre de rédemption que tant de nobles esprits se 
sont proposée comme objet exclusif de leur activité et 
de leur vie. Il importe d’examiner quels sont les 
moyens qui s’offrent aux particuliers et à ta société 
dans son ensemble, pour secourir d’une manière 
efficace et durable tant d’inforfcdnes. 

C’est toujours une pente glissante,, et où les chutes 
sont aisées, que l’étude des améliorations dont les 
institutions ou les mœurs sont susceptibles: le cœur 
généreux et passionné, vivement pénétré de l’amour 
de l’humanité, se laisse séduire par l’illusion qui lui 
ouvre des perspectives décevantes : l’esprit critique, 
au contraire, épris de l’analyse des faits plus que de 
la poursuite des idées, se laisse prendre par.le décou¬ 
ragement, qui, le rivant à la condition présente, lui 
ôte jusqu’à l’aspect des horizons les plus prochains et 
les plus réels. Cette double faiblesse, tenant à des 
causes opposées, paralyse également les efforts de 
l’homme et l’empêche d’atteindre le but qu’il se pro¬ 
pose. L’esprit vraiment pratique, qui n’ignore pas 
que la vie des sociétés comme celle des individus est 
une perpétuelle, mais presque insensible transforma¬ 
tion, est à l’abri de ces deux erreurs, dont l’une con- 
. siste à ne rien concevoir en dehors des conditions du 
temps présent, et dont l’autre est de s’imaginer que 
les choses actuelles se puissent subitement et radica¬ 
lement métamorphoser. 

L’exposition de Paris, en 1867, avait eu l’heureuse 
prétention, quoique difficilement réalisable, de réunir 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 291 

et de rendre sensible aux yeux les progrès moraux, 
comme les progrès matériels, accomplis en ce siècle 
par les nations civilisées. On avait institué un nouvel 
ordre de récompenses pour Y harmonie sociale ; comme 
éléments qui devaient être pris en considération par 
lesjugesdece nouveau concours, l’on avait spécial 
lement signalé les systèmes de travail qui permet¬ 
traient aux mères de famille de rester chez elles et, 
d’un autre côté, les mesures efficaces pour protéger 
, les jeunes filles, auxquelles les nécessités de l’indus¬ 
trie imposeraient un travail au dehors. Nous n’avons 
pas à examiner si les médailles et les prix décernés 
par le jury eurent une influence considérable sur le 
développement des institutions destinées à améliorer 
le sort des femmes ; ce serait aller trop loin que de 
leur attribuer ce mérite. Mais ils eurent, du moins, 
ce résultat bienfaisant d’attirer l’attention de tous sur 
une des questions les plus importantes de notre temps 
et de seconder dans l’opinion un mouvement fécond 
en faveur de l’émancipation industrielle de la femme. 
Beaucoup d’autres documents ou actes officiels con¬ 
temporains sont empreints du même esprit, dont les 
organisateurs de l’Exposition de 1867 étaient pénétrés. 
L’on peut dire que depuis cinq ou six ans un pro¬ 
grès immense s’est accompli sur le point qui nous 
occupe, si ce n’est dans les faits, du moins dans les 
idées. Nous ne sommes encore qu’à la période de 
conception : ce ne sont que des germes qui existent, 
à l’heure qu’il est ; mais ces germes sont vivants, ils 


292 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tombent dans le sein d’une société préparée et 
échauffée pour les recevoir. Il ne peut y avoir aucun 
doute qu’un grand nombre ne soit destiné à une heu¬ 
reuse croissance, lente au début, selon les conditions 
naturelles de toute existence, mais continue. Le con¬ 
cours d’harmonie sociale en 1867 a été, non pas la 
cause, mais le symptôme et l’effet de ces aspirations 
d’abord indéfinies et qui, aujourd’hui, se précisent et 
se préparent à devenir des actes. 

Ce sont ces premières impulsions de laphilanthro-. 
pie, ces premiers et indistincts efforts que nous allons 
avoir à retracer, en appelant à notre aide l’expérience 
de toutes les nations, et en déterminant avec rigueur 
les conditions pratiques auxquelles est subordonnée 
l’efficacité et la durée de la réforme, que l'opinion 
publique appelle et qu’elle est prête à opérer. 

Cherchant les raisons de l’abaissement du salaire 
des femmes, nous en avons découvert deux : c’est que 
les carrières qui leur sont ouvertes par la force des 
traditions, des mœurs et des convenances sociales, 
sont peu nombreuses ; c’est, en outre que, dans les 
branches d’industrie où elles ont accès, le défaut de 
connaissances et d’habileté professionnelle les con¬ 
traint à se restreindre aux ouvrages les plus grossiers 
et les plus rudimentaires. Leur champ d’emploi est 
très-limité, et elles sont, d’ailleurs, incapables de 
l’exploiter avec fruit. Leur situation précaire a donc 
deux origines : d’un côté, certaines préventions, qui 
commencent à s’affaiblir, d'un autre côté, les lacunes 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. '293 

même de l’éducation des femmes. A cet état de choses 
il n’y a qu’un remède, d’une efficacité sure, mais 
d’une application lente, c’est l’instruction. 

L’on a tout dit et tout écrit sur l’instruction des 
femmes, nous venons trop tard pour en démontrer 
théoriquement les imperfections, toute plainte à ce 
sujet tombe dans la banalité. L’ignorance, cette 
maladie héréditaire et tenace, continue à peser sur 
près de la moitié de notre population féminine. Non- 
seulement les connaissances scolaires, mais les 
notions les plus usuelles sont le plus souvent absentes 
de l’esprit de l’ouvrière, l’éducation manque à la 
femme du peuple comme l’instruction même. Et 
cependant, au point de vue économique, la femme 
qui est une force matérielle presque nulle et dont les 
bras sont avantageusement remplacés par la moindre 
machine, ne peut avoir d’utilité notable et par consé¬ 
quent obtenir une forte rémunération que par le 
développement des précieuses qualités de son intelli¬ 
gence. C’est l’inexorable loi de notre civilisation, c’est 
le principe et la formule même du progrès social, que 
l’accomplissement par des engins mécaniques de 
toutes les opérations du travail humain, qui ne relè¬ 
vent pas directement de l’esprit. La main de l’homme 
est chaque jour dessaisie d’une partie de sa tâche pri¬ 
mitive ; mais ce bienfait général se tourne en préju¬ 
dice pour les particuliers ou les classes, qui n’ont 
pas d’autre instrument de travail et d’autre gagne- 
pain que leurs bras débiles. Or, pendant que tout se 

25. 


294 LE TRAVAIL DES FEMMES 

perfectionne, pendant que la production se raffine, se 
subtilise, se spiritualise même, il est une chose qui 
est demeurée presque stationnaire, c’est l’instruction 
des femmes. Tout a grandi, tout s'est élevé, tout 
s’est amélioré : seul, l’esprit de l’ouvrière est resté 
grossier, routinier et obscur, aussi la main-d’œuvre 
des femmes a été dépréciée. Soit quelle lutte encore 
avec le rouet et la quenouille contre le banc à broches, 
soit qu’avec ses aiguilles à tricoter elle fasse concur¬ 
rence au métier circulaire à douze têtes, soit qu’elle 
veuille rivaliser avec la machine à coudre, l’ouvrière 
est vouée à une tâche ingrate, à moins qu’ellene con¬ 
sente à s’engager comme surveillante dans cet engre¬ 
nage de machines qui l’ont dépossédée. Mais les 
cadres agrandis de l’industrie manufacturière, sivasr 
tes qu’ils soient devenus, laissent encore en dehors 
d’eux des masses énormes de femmes et de filles, qui 
ont leur vie et quelquefois celle des leurs à soutenir ; 
et, en outre, avec leur implacable discipline, les 
machines ne conviennent pas à toutes les situations 
et à toutes les époques de la vie des femmes. 

Dans la récente enquête sur l’enseignement techni¬ 
que, document qui jette un si grand jour sur l’état 
réel de nos populations ouvrières, le ministre du com¬ 
merce demandait à M lle Marchef-Gérard, l’habile direc¬ 
trice de l’établissement professionnel pour les jeunes 
filles établi à Paris, rue de la Perle, ce qu’il y aurait à 
faire en France pour préparer aux ouvrières des occu¬ 
pations plus fructueuses, et cette femme de tête et 


295 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

d’expérience répondait : « C’est de rendre les femmes 
à la fois plus intelligentes et plus spéciales. » Cette 
brève réponse est l’expression la plus juste des néces¬ 
sités industrielles de notre temps. Ce qu'il faut, en 
effet, à une production aussi raffinée et aussi progres¬ 
sive que la nôtre, ce sont des agents dont l’esprit soit 
ouvert à tous les progrès par une solide éducation gé¬ 
nérale et qui aient en même temps une connaissance 
approfondie des mille détails d’un métier déterminé. 
Autrefois, les femmes étaient affranchies de la néces¬ 
sité d’apprendre un état : sans quitter le foyer pater¬ 
nel, elles recevaient en quelques leçons l’héritage des 
connaissances pratiques qui étaient nécessaires à 
leur existence et au bien-être de leur famille : le jeu 
du rouet, le maniement de la quenouille ou du fuseau, 
des aiguilles à coudre ou à tricoter : c’était là un en¬ 
seignement sommaire et complet que la mère trans¬ 
mettait en quelques mots ou en quelques gestes à sa 
fille; mais de ces instruments domestiques, beaucoup 
ont perdu toute leur utilité, et les autres ont vu la leur 
gravement affaiblie; et cependant renseignement dans 
son ensemble n’a pas varié, de là cette inaptitude des 
femmes à rendre des services efficaces : tout a changé 
autour d’elles : plies seules sont restées les mêmes : 
elles sont comme désorientées au milieu de cette civi¬ 
lisation automatique et de cet outillage si merveilleu¬ 
sement spécialisé, aux exigences desquels elles ont 
été mal préparées par leur éducation. 

Cependant, quand on examine de près notre état 


296 LE TRAVAIL DES FEMMES 

social, on est surpris de la place immense que les 
femmes y pourraienl prendre et de la place infime 
qu’elles y occupent actuellement. Il est un ordre de 
fonctions auquel leur nature semble les avoir prédes¬ 
tinées. Le commerce a dans notre société une impor¬ 
tance égale à l’industrie; il occupe probablement au¬ 
tant de mains et de têtes que l’industrie emploie de 
bras. Or, il est incontestable que la femme, autant et 
plus que l’homme, est apte aux professions commer¬ 
ciales. Elle a beaucoup de précision dans l’intelligence, 
du moins pour les choses et les idées courantes; son 
esprit est vif, son coup d’œil sûr; elle calcule avec ra¬ 
pidité et exactitude, son attention est vivement atti¬ 
rée et retenue par les menus objets; l’ordre matériel 
est une des exigences de son esprit et la condition 
naturelle de son activité : elle a plus de droiture que 
l’homme et de dévouement, plus de soumission aussi. 
Les femmes doivent être d’excellents commis, des se¬ 
crétaires corrects, des caissiers sûrs. Pour tenir des 
livres, faire des écritures, rédiger des bordereaux, des 
quittances, distribuer des bulletins, des billets, des 
prospectus, pour toutes ces occupations faciles, dé¬ 
pourvues d’initiative, les femmes sont, au moins, les 
égales des hommes. Ce qui leur manque, c’est la force 
du corps et l’invention de l’esprit; pour tout le reste, 
elles nous sont supérieures. Quel usage a-t-on fait dans 
la pratique de toutes ces qualités de l’intelligence et 
du cœur de la femme? Presque aucim. L’on voit bien 
les femmes des commerçants faire quotidiennement 


297 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

leurs preuves d’exactitude et de capacité au comptoir 
de leurs boutiques, dans leurs achats et dans leurs 
ventes. On voit les veuves des grands industriels mon¬ 
trer de la' tête, de l’énergie, de l’entente des affaires. 
Ces faits sont fréquents. Mais l’on ne s’est pas avisé 
jusqu’ici que ces mêmes qualités, qui font des femmes 
d’excellents auxiliaires ou suppléants de leurs maris, 
puissent en faire, d’une manière générale, des subal¬ 
ternes capables. A quel chiffre s’élève le nombre des 
commis et des employés dans la multitude des adminis¬ 
trations publiques ou privées de la France? A plusieurs 
centaines de mille : et, parmi eux, il n’y en a peut- 
être pas le quart, dont la tâche ne pût être accomplie 
avec autant de soin et d’exactitude, ou plutôt avec 
plus d’exactitude et plus de soin, par des femmes. 
Mais ces qualités que les femmes possèdent, ce sont, 
pour la plupart d’entre elles, des qualités latentes, des 
germes qui réclament une culture pour se développer : 
cette culture ne venant pas, ils s’étiolent et se dissol¬ 
vent. 

Dans les professions industrielles même, combien 
n’y en a-t-il pas qui semblent devoir être, au point de 
vue rationnel, le domaine réservé des femmes? Quelle 
part ne tient pas dans la production française l’habi- 
' leté et la légèreté de la main, la vivacité et la facilité 
de l’esprit, la finesse et l’élégance du goût. Or, l’in¬ 
telligence et la nature de lafemme ne renferment-elles 
pas tous ces dons précieux? Il suffit d’un peu de tra¬ 
vail pour les mettre au jour; mais, faute de ce travail 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


préliminaire, ces rares facultés restent grossières et 
obscures, comme le diamant brut, qui demeure sans 
éclat tant qu'il n’a pas été dégrossi et taillé par une 
main patiente et expérimentée. La femme manque 
d’invention, il est vrai, elle n’a pas cette force d’ima¬ 
gination qui crée ou combine ; elle reste impuissante 
devant le grand art ; son organisation psychologique, 
la délicatesse de sa sensibilité, la vivacité et la mobi¬ 
lité de ses sensations, l’absence d’une raison solide et 
calme qui réunisse, coordonne et concentre toutes ces 
fugitives et variables impressions, ce sont là des ob¬ 
stacles au développement d’un véritable artiste. Mais 
combien, au contraire, ce mélange de qualités et de 
défauts n’est-il pas précieux pour le subalterne qui 
exécute la pensée d’autrui, qui n’a que de menus ob¬ 
jets à travailler et à parfaire, dont toute la tâche est 
dans l’imitation et la reproduction d’un modèle et d’un 
type?La distinction des nuances, l’esprit de minutie,la 
fidélité dans l’exécution, la femme possède ces qualités 
plus que l’homme même. Mais elles restent enfouies pro¬ 
fondément sous cette couche épaisse d’ignorance et 
de grossièreté que l’habitude d’une vie rude et inculte 
accroît sans cesse. Ces femmes, dont les doigts sont 
sans finesse ni vivacité, qui souvent, c’est un fait con¬ 
staté, ne savent pas même tenir une aiguille à coudre, 
comment pourraient-elles mettre en œuvre ces facul¬ 
tés délicates qu’elles ont reçues du Créateur et qui ont 
été chaque jour s’émoussant pour finir par dispa¬ 
raître? 


299 


■ AU DIX-NEUVIEME siècle. 

Nous avons vu qu’il y a plus de femmes que d’hom¬ 
mes occupées aux articles de Paris; mais lés femmes 
se tiennent sur les derniers échelons de cette produc¬ 
tion artistique ; elles ne sont employées qu’aux ou¬ 
vrages les plus simples et les plus routiniers : elles 
sont reperceüses, brunisseuses, guillocheuses, colo¬ 
ristes, émailleuses, retoucheuses; dans ces occupa¬ 
tions aisées, elles gagnent 1 fr. 50, 2 fr., 3 fr., au 
plus; les hommes sont, dans les mêmes industries, 
modeleurs, graveurs, ciseleurs, dessinateurs, décora¬ 
teurs, peintres, Aoristes, fîguristes, armoristes, minia¬ 
turistes, et, à ces titres, obtiennent une rémunération 
rarement inférieure à 4 francs et qui monte souvent 
à 6, 8, 10, 12 et 15 fr. par jour. Dira-t-on que ces 
dernières occupations sont réservées aux hommes par 
privilège de naissance et de nature? ou bien qu’il y a 
des convenances sociales qui rendent légitime cette 
inégale répartition du travail entre les deux sexes? 
Assurément non. Mais les moyens d’instruction ont 
toujours été plus nombreux jusqu’ici pour les hommes 
que pour les femmes. Ainsi s’est formée cette division 
des tâches entre les deux sexes, tout artificielle, mais 
qui, par sa permanence, a acquis aux yeux d’un grand 
nombre l’apparence d’une institution naturelle et nor¬ 
male. 

Notre siècle, avec sa logique impétueuse, ne pou¬ 
vait éternellement respecter de pareils préjugés : il 
était visible qu’une moitié de l’humanité était restée, 
en développement intellectuel, trop en arrière de l’au- 


300 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tre, qu’elle ne rendait pas, par conséquent, au point 
de vue de l’utilité générale, les services qu’elle pou¬ 
vait rendre et qu’elle était vouée, quant à ses intérêts 
particuliers, à une vie de labeurs ingrats et de fatales 
privations. C’est de l’Angleterre que partit le mouve¬ 
ment de rédemption. Ce qu’a été, au commencement 
de ce siècle, dans la Grande-Bretagne, l’agitation en 
faveur de l’instruction populaire, nous ne pouvons ici 
l’exposer. Dès 1800, le docteur Birbeck avait posé à 
Glascow les premières bases des célèbres Mechanics' 
Institutes, sortes d’universités ouvrières qui étaient 
réservées à un si grand avenir. En 1825, sous la pa¬ 
role ardente de lord Brougham, cette noble croisade 
pour l'instruction des classes pauvres faisait de nou¬ 
velles recrues et emportait d’importantes positions. 
Alors se fondait la Société pour la propagation des 
connaissances utiles , dont faisaient partie, dès l’ori¬ 
gine, l’historien Hallam, lord John Russell, lord Au- 
kland et l’évêque de Durham. Dans ces premiers es¬ 
sais, l’attention n’avait pas été spécialement attirée sur 
le sort des femmes, mais elles recueillaient leur part 
dans l’enseignement qui était destiné aux classes ou¬ 
vrières en général. Le mouvement de 1825 eut une 
nouvelle reprise un quart de siècle plus tard, et, cette 
fois, les femmes furent l’objet d’une attention parti¬ 
culière. C’est l’État qui, en opposition avec ses vieilles 
traditions, se décida à prendre en main la cause de 
l’instruction professionnelle. L'exposition universelle 
de 1851 avait mis au grand jour l’infériorité de l’An- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 301 

gleterre dans toutes les industries où les arts trouvent 
une application. Un grand peuple est toujours le pre¬ 
mier à reconnaître et à signaler ses propres défauts : 
et la clairvoyance, dont il fait preuve en les décou¬ 
vrant, n’est que le prélude de l’énergie qu’il met à les 
corriger. Ainsi fit l’Angleterre. Le gouvernement et 
le parlement résolurent, dès lors, de n’épargner au¬ 
cun sacrifice pour répandre dans le public les notions 
artistiques et pour former des élèves et des maîtres 
en vue de développer les arts industriels. Une section 
spéciale fut créée au sein du Comité du Conseil prive 
chargé de Tinstruction. Cette section, connue sous 
lenomd’Artf départment , eut pour mission d’organi¬ 
ser, dans des proportions vastes, un enseignement 
public du dessin par tout le royaume, et elle imposa 
à l’État des charges considérables pour rendre cet en¬ 
seignement accessible à toutes les classes. Nous n’en¬ 
trerons pas dans le détail de Y Art department et de 
ses nombreuses fondations; elle est compliquée, mais 
efficace : elle a été décrite dans un savant rapport, qui 
est en même temps un fort beau livre et qui a pour 
auteurs MM. Marguerin et Mothéré, chargés par le 
préfet de la Seine d’étudier de près l’enseignement 
des classes moyennes et des classes ouvrières en An¬ 
gleterre. Les institutions qui relèvent de Y Art depar¬ 
tment se, divisent en deux catégories, selon qu’il s’agit 
de l’enseignement public destiné à réformer lé goût 
général de la nation ou de l’enseignement spécial, 
qui doit former des maîtres d’art. L’enseignement pu- 

26 


302 LE TRAVAIL DES FEMMES 

blic comprend : 1° des écoles centrales d’art, qui 
étaient, en 1861, au nombre de 87 et autour des¬ 
quelles se groupent des associations locales d’écoles 
primaires pour l’enseignement du dessin ; toutes ces 
institutions comptaient, en 1861, 91,836 élèves, re¬ 
cevant un enseignement artistique; 2° des inspections 
annuelles des écoles centrales d’art et des écoles pri¬ 
maires réunies en association : des concours locaux 
annuels donnant lieu à des primes ; 3° un concours 
national annuel entre les lauréats des concours locaux; 
4° le musée central de South-Kensington, qui prête 
aux diverses écoles des modèles, des moulages, des 
photographies, des écrits sur l’art et qui tient tous 
les ans, dans un certain nombre de localités, une ex¬ 
position ambulante d’objets d’art originaux; 5 & un 
fonds de subvention alloué aux écoles d’art pour ac¬ 
quérir des modèles et d’autres objets utiles à l’ensei¬ 
gnement. La seconde catégorie des institutions fon¬ 
dées par Y Art department et ayant pour but de for¬ 
mer des maîtres d’art, se compose de l’école normale 
d’art établie à South-Kentsington; on n’y est admis 
qu’en faisant preuve de connaissances générales; l’en¬ 
seignement y est gratuit, et même les bons sujets bé¬ 
néficient de primes hebdomadaires importantes. LeS 
élèves de cette école normale y reçoivent une éduca¬ 
tion trop spéciale pour que leur carrière ne soit pas 
nettement indiquée ; ils deviennent, en général, des 
artistes industriels. 

Telle est, en ses principaux traits, l’organisation 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 303 

compliquée de l 'Art department; elle constitue un 
vaste réseau s’étendant sur tout le territoire : au 
moyen de subventions, de primes, d’examens, de bre¬ 
vets de capacité, d’expositions artistiques, elle influe 
d’une manière notable sur le goût de la nation; elie 
développe en particulier ou suscite les talents obscurs. 
En aucun pays il n’existe de système aussi ingénieux 
d’encouragement à l’instruction populaire ; et c’est un 
objet digne de réflexion que cet exemple nous ait été 
donné par le gouvernement d’Angleterre, qui avait 
jusqu’ici pour règle de conduite en ces matières l’ab¬ 
stention la plus absolue. 

Quelle place tiennent les femmes dans ces institu¬ 
tions nouvelles?La même que les hommes, et c’est 
tout dire : l’éducation des femmes a été jusqu’à ce 
jour si négligée dans tous les pays du monde qu'on 
regarde presque comme une faveur étonnante de les 
admettre à titre égal aux établissements publics d’en¬ 
seignement. Obtenir l’égalité avec l’autre sexe, c’est 
pour elles comme un privilège. Les femmes partici¬ 
pent donc en droit à tous les moyens d’instruction et 
à tous les encouragements qui sont offerts par l’État 
aux classes populaires ; en fait, elles profitent avec ar¬ 
deur de cet enseignement qui leur est libéralement 
ouvert. Dans les écoles primaires associées pour l’en¬ 
seignement du dessin et dans les écoles centrales, 
elles montrent parfois, nous assure-t-on, plus de dis¬ 
positions que les hommes. Elles savent souvent être 
correctes et elles sont toujours ingénieuses. Dans l’or- 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


304 

nemént, le modelage et l’aquarelle* elles réussissent; 
mais il est des exercices où surtout elles se distinguent : 
en voici un, par exemple, qui donnera une juste idée 
des méthodes suivies dans les écoles centrales d’art en 
Angleterre : on prend une fleur, on la copie d’après 
nature au trait, avec ombre, à l’aquarelle ; puis l’élève 
s’applique à trouver dans les éléments décomposés de 
cette fleur, pétale, calice, feuille, un motif d’ornemen¬ 
tation. Ce n’est pas là de ia routine : il faut du tact, 
du goût, une certaine imagination de détails, de la vi¬ 
vacité et de la facilité d’esprit pour faire ces recon¬ 
structions et ces combinaisons élégantes. Les femmes, 
nous dit-on, y excellent. Admises à titre d’élèves 
dans les écoles, les femmes peuvent aussi y devenir 
maîtresses. L’école normale d’art leur est ouverte et 
des subventions leur sont accordées, de 5 à 15 shil¬ 
lings par semaine (6 fr. 25 à 18 fr. 75). 

L’art joue un grand rôle dans la petite industrie, 
mais la science y tient aussi sa place. Faire de l’ou¬ 
vrier , non un agent inerte d’exécution , mais un 
facteur intelligent, savant dans une certaine mesure, 
dominant son métier par l’étendue de ses connais¬ 
sances, c’est une idée qui s’est mise à germer et à 
croître au commencement de ce siècle, et qui nulle 
part n’a trouvé pour la recevoir un sol mieux préparé 
et plus fécond que l’Angleterre. Les Mechanics Insti- 
lutes , fondations privées, avaient posé les premières 
bases d’un enseignement scientifique à l’usage des 
classes ouvrières. Une intervention plus puissante fut 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 305 

jugée nécessaire, et l’État se mit résolûment en cam¬ 
pagne. C’est en 1859 qu’il commença ses opérations. 
L 'Art department , agrandi dans ses attributions, 
reçut de l’Etat la mission d’organiser un enseigne¬ 
ment populaire des sciences appliquées : et, à dater 
de cette époque, cette section du conseil privé porte 
le nom de Science and Art department. Le plan, déjà 
suivi pour l’enseignement artistique, le fut avec peu 
de modifications pour les sciences. L’on eut des 
maîtres et des maîtresses brevetées après examen. 
Des médailles, des prix furent décernés : enfin chaque 
candidat ouvrier qui a obtenu une médaille ou un 
prix vaut au maître ou à la maîtresse brevetée, dont 
il a suivi le cours, une prime déterminée. Les primes 
croissent en proportion du succès obtenu par le can¬ 
didat. Cet ingénieux système de subventions profite 
à l’ouvrier studieux et intelligent que le maître in¬ 
struit à des conditions peu onéreuses, dans l’espérance 
d’être rémunéré au jour de l’examen : on a ainsi les 
avantages sans les inconvénients de la gratuité. « Les 
deux sexes sont admis aux examens et dans le fait y 
prennent part 1 . » 

« Les tendances qui se manifestent chez nos voi¬ 
sins à l’égard de l’éducation des femmes, écrivent 
MM. Marguerin et Mothéré dans leur rapport au pré¬ 
fet de la Seine, sont bien propres à faire réfléchir : et 
les voies larges où ils entrent n’appellent pas seule- 


1. Marguerin et Mothéré. Instruction en Angleterre, page 30. 

26. 


306 LE TRAVAIL DES FEMMES 1 

ment la curiosité, mais un attentif examen. Si ce qui 
se fait en Angleterre et plus librement encore en 
Amérique ne peut pas s’importer simplement en 
France, il est, au moins, possible de tendre au même 
but par des moyens différents, conformes aux mœurs 
et aux habitudes de notre pays. L’on est frappé de 
cette circonstance, singulière pour nous, que toutes 
les nouvelles institutions sont communes aux femmes 
et aux hommes. Celles-ci sont admises dans les écoles 
centrales d’art comme dans les cours de sciences 
appliquées ; elles ont le droit de se présenter auxmêmes 
examens et de recevoir les mêmes certificats. Le mé¬ 
lange des deux sexes dans des cours communs n’é¬ 
tonne pas en Angleterre, où les écoles mixtes sont 
nombreuses, même au delà'de l’instruction primaire. 
C’est ainsi que nous avons vu les jeunes filles réunies 
aux garçons pour le cours d’économie politique à 
l’école séculière de Peckharn. Mais, par quelles rai¬ 
sons appelle-t-on les femmes à participer à ce grand 
enseignement public des arts et des sciences appli¬ 
quées, qui semble, au premier abord, convenir aussi 
peu à leur rôle dans la vie et dans la société qu’il con¬ 
vient aux hommes ? Nous avons fait bien des questions 
à cet égard. Yoici ce que les Anglais répondent : 
L’éducation que reçoivent les femmes est le plus sou¬ 
vent nulle ou insignifiante. A tous les points de vue 
il importe qu’elle devienne plus élevée, plus forte et 
plus solide'. » Les deux consciencieux et estimables 

1. Marguerin et Molhéré. Instruction en Angleterre, page 232. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 307 

auteurs développent, ensuite avec grand sens tous les 
arguments que nous avons déjà présentés : ensemble 
de vérités banales et de principes évidents, qu’on rou¬ 
girait presque d’écrire, tellement ils paraissent des 
axiomes, mais qui, sans cesse méconnus dans la pra¬ 
tique, doivent être sans relâche répétés. C’est cepen¬ 
dant un signe des temps que de voir ces vérités pro¬ 
clamées dans des publications officielles. 

C’est une des gloires de l’Angleterre et une des 
raisons de sa force et de ses progrès que l’action des 
particuliers et des sociétés libres y soit toujours 
excitée par les grandes tâches humanitaires et ne se 
laisse effrayer par aucun obstacle. Dans ces dernières 
années l’on a vu une émulation féconde entre le gou¬ 
vernement et les associations privées pour l’accom¬ 
plissement d’une sorte de régénération populaire au 
moyen de l’instruction. L’on connaît l 'Association 
anglaise pour Vavancement des sciences sociales , in¬ 
stitution puissante et vivace qui a eu longtemps lord 
Brougham à sa tête et qui tient tous les ans ses 
savantes et philanthropiques assises dans les premières 
villes du royaume: Birmingham, Édimbourg, Dublin, 
Liverpool. Au contraire de certains congrès de nos 
jours, qui donnept, au milieu d’un grand fracas de 
paroles vides et de déclamations sonores, le spectacle 
delà confusion des langues, les sessions de l’associa¬ 
tion anglaise, auxquelles participent des membres du 
Parlement, des ecclésiastiques, de grands industriels, 
des professeurs renommés, se signalent par la préci- 


308 LE TRAVAIL DES FEMMES 

siou des recherches et l’esprit pratique des résolutions. 
La question de l’éducation et de l’emploi industriel 
des femmes y a été bien souvent traitée avec ré¬ 
flexion et prudence. Mais l’association des sciences 
sociales a influé, d’une manière plus active et plus 
directe, sur le sort des femmes en Angleterre, en sus¬ 
citant auprès d’elle et sous sa protection des sociétés 
privées, ayant pour but exclusif d’ouvrir aux femmes 
des carrières nouvelles. On distingue deux sortes de 
sociétés de ce genre: les unes ont généralement pour 
objet d’ouvrir des débouchés aux femmes delà classe 
moyenne [Societies for promoting the employment 
of educated womeri); les autres s’occupent des ou¬ 
vrières proprement dites ( Societies for promoting 
the industrial employment of womeri). C’est au pre¬ 
mier congrès de l’association des sciences sociales 
tenu à Liverpool que la première de ces sociétés fut 
fondée : depuis lors, sur les différents points du Royau¬ 
me-Uni, un grand nombre sont spontanément écloses. 
Ce ne sont pas de simples sociétés de patronage, elles 
visent plus haut et plus loin : elles n’aspirent à rien 
moins qu’à relever la condition des femmes dans tout 
le Royaume-Uni et à multiplier leurs débouchés indus¬ 
triels. Cette œuvre immense ne peut s’accomplir 
qu’avec la collaboration du temps; mais de nombreux 
jalons sont déjà posés. Il est permis de croire que 
dans un pays qui a offert au monde cette merveille 
sociale, le développement inouï des associations de 
tempérance, les sociétés pour l’emploi industriel des 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 303 

femmes n’éprouveront pas un échec. Leur mode d’ac¬ 
tion est de trois sortes : elles font faire aux jeunes 
filles l’apprentissage de métiers lucratifs; elles se 
mettent pour elles à la recherche'de places ou d’ou¬ 
vrage; enfin elles s’efforcent d’influer sur l’esprit 
public et de combattre, par tous les moyens possibles, 
et spécialement par la presse et les conférences, les 
préjugés populaires dont les ouvrières souffrent et se 
plaignent. Elles ont déjà ouvert aux femmes certains 
états qui leur étaient fermés. La peinture à l’huile et 
à l’aquarelle, sur verre ou sur porcelaine, toutes les 
autres menues occupations où l’art tient une place 
notable, la. gravure sur bois principalement et la 
lithographie ont été, grâce à ces sociétés, abordées 
avec succès par les jeunes ouvrières. On a vu dans 
ces tâches aisées des jeunes filles gagner 5 et 6 fr. 
par jour, quelquefois davantage. Les occupations plus 
grossières, mais d’un champ plus étendu, ont aussi 
été l’objet de l’attention de ces associations initia¬ 
trices. Elles se sont efforcées de répandre dans les 
hôtels et les restaurants l’emploi des femmes de 
service (maîtresses ), au lieu de garçons. Lord Brou- 
gham, dans un discours de 1862, se prononçait vive¬ 
ment en faveur de cette dernière propagande. «Il est 
inutile de démontrer, disait-il, qu’une femme bien 
dressée à servir à table (to wait) est souvent préfé¬ 
rable à un homme. Un de nos collègues, qui est un 
distingué, populaire et opulent membre du Parlement, 
était si frappé de cette supériorité de la femme pour 


3JÛ LE TRAVAIL DES FEMMES 

cet emploi, qu’on ne vit jamais de laquais autour de 
sa table hospitalière et élégamment fréquentée : et il 
n’est personne qui ait jamais contesté l’excellence (Jn 
service que l’on trouvait dans sa maison. » Lesmêines 
sociétés sont parvenues à établir des boutiques de 
coiffure pour les femmes et tenues par des femmes. fi 
était naturel que la typographie attirât leurs efforts. 
Elles ont fondé, entre autres établissements, une im¬ 
primerie exclusivement féminine (Victoriapress), oii 
paraissent, entre autres journaux, le Lady Magazine, 
et le English woman journal ; il en est sorti aussi un 
volume appelé Victoria regia , dont la reine a accepté 
la dédicace et qui contenait en faveur de l’œuvre des 
articles de quelques-uns des écrivains les plus renom¬ 
més du jour. Mais c’est à ouvrir aux femmes la 
carrière commerciale que ces associations déploient 
le plus d’ardeur. Faire de leurs protégées des secré¬ 
taires, des comptables, des teneuses delivres, c’est là 
un de leurs buts le plus énergiquement poursuivis. 
Elles voudraient même faire invasion dans les études 
d’hommes de loi et confier à des femmes le soin de 
rédiger les écritures d’avoué, de notaire, d’huissier. 
Lord Brougbam n’a-t-il pas déclaré qu’il n’y a aucune 
raison pour que les femmes soient exclues des études 
et des offices des gens d’affaires (there is no reason 
why women would not be admitted in the offices of 
clerkship ) ? Cette affirmation a de l’importance de la 
part d’un hommes qui a siégé pendant de longues 
années, et l’on sait avec quel éclat, à la tête de la 


. AU biX-NÉÜVlÈME SIECLE. 311 

magistrature anglaise. Il y a une autre branche d’oc¬ 
cupation que l’on voudrait voir se développer et qui 
ouvrirait Un débouché heureux aiix femmes de tête et 
d’expérience: c’est celle de contre-maîtresse et de 
directrice dans les manufactures : il y a, en effet, en 
Angleterre des femmes qui remplissent de pareils 
emplois, il y en a aussi quelques-unes en France. Les 
sociétés anglaises pour l’avancement industriel des 
femmes voudraient rendre plus fréquents des faits 
qui ne sont encore qu’exceptionnels. Une loi récente 
du Parlement sur les agricultural gangs semble 
leur donner raison. D’après cette loi, nousFavons vu, 
üne bande agricole ne peut comprendre dans son sein 
des travailleurs du sexe féminin, à moins qu’il n’y ait 
à leur tête pour les surveiller une femme inspirant 
des garanties [a woman of staid character) et ayant 
obtenu une licence personnelle du magistrat local. 
Les sociétés anglaises, dont nous parlons, ne bornent, 
d’ailleurs, pas leurs efforts à assurer le sort des 
femmes de la classe ouvrière ; avec un esprit de logique 
incontestable, elles donnent leur appui à toutes les 
motions et tentatives qui peuvent relever le sexe fé¬ 
minin. La question de savoir jusqu’à quel point les 
femmes pourraient avoir accès dans les professions 
savantes a été portée, en 1862, devant le public an¬ 
glais. Le débat s’eSt'élevé au sujet de la nouvelle 
charte de l’université de Londres : l’on se demandait 
s’il y fallait insérer une clause pour autoriser les 
femmes à se faire immatriculer et à prendre leurs 


312 LE TRAVAIL DES FEMMES 

degrés tout comme les hommes; l’affirmation fut 
soutenue par un des membres les plus distingués du 
conseil universitaire et, quand on procéda au vote 
on trouva égalité de voix dans un sens et dans 
l’autre : « Mais je regrette d’être obligé de déclarer 
dit lord Brougham, auquel nous empruntons encore 
ce fait, que la question fut tranchée contre les femmes 
par la voix prépondérante du président. Je pense que 
mon noble ami, lord Granville, eût pu, sans un grand 
effort de courage social, laisser tenter l’expérience. » 
Dix ans se sont passés, et l’homme illustre que nous 
avons mis tant de fois en scène est depuis plusieurs 
années dans le tombeau; or, voici que les universités 
d’Oxford, de Dublin, d’Édimbourg, de Saint-Péters¬ 
bourg et de Zurich ont résolu d’admettre les femmes 
aux degrés académiques ; l’université de Dublin a 
même décidé que, par une faveur spéciale pour elles, 
des commissions se rendraient dans les lieux où se 
rencontreraient quarante femmes candidats. 

Nous nous sommes arrêté longuement sur ces 
premiers efforts tentés avec ensemble, ardeur et per¬ 
sévérance par les sociétés anglaises pour relever le 
sort des femmes. Ce qu’il peut y avoir d’exorbitant, 
d’excentrique peut-être ou d’intempestif dans cette 
consciencieuse propagande, nous ne nous le dissimu¬ 
lons pas. Il y a pour les institutions et pour les socié¬ 
tés, comme pour les individus, une période d’enfance 
et de jeunesse, où l’on rencontre un excès de sève, 
une exubérance d’action, une intempérance de mou- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 313 

vements: tout alors est exagéré, disproportionné, 
déréglé même : mais ce qui peut être ridicule aux 
yeux de l’observateur superficiel présente un carac¬ 
tère tout autre à l’homme de sens et de réflexion. Ce 
qu’il faut surtout au début des associations philan¬ 
thropiques, c’est de l’élan. La circonspection et la 
prudence auront assez tôt leur jour. Cicéron disait 
qu’il aimait que le style d’un jeune homme présentât 
quelque chose à élaguer : il en doit être de même 
des plans d’une société quelconque à sa naissance : 
elle n’atteindra jamais son but si elle ne vise au delà ; 
elle n’aura jamais beaucoup de persévérance si elle 
n’a d’abord un peu d'effervescence : 

De la pratique Angleterre si l’on passe à la spécu¬ 
lative Allemagne, le spectacle est autre sans être con¬ 
traire : 

Faciès non omnibus una, 

Nec diversa tamen ; qualis decet esse sororuin. 

Les Allemands qui, dans toutes les conditions et 
toutes les classes, sont pénétrés du sens historique et 
de l’espritde tradition, ne manquent jamais de rappe¬ 
ler que le respect de la femme a pris naissance dans 
les forêts de la Germanie, pour se répandre de là 
chez toutes les nations de l’Europe. Dans un langage 
d’une belle et fière éloquence, Herder s’écrie : « Le 
vieux Germain, même dans ses incultes forêts, re¬ 
connut la noblesse de la femme et sut honorer en elle 
les plus belles qualités de son’sexe : la prudence, la 
fidélité, la grandeur d’âme, la chasteté ; son climat, 

27 


314 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


il est vrai, son. tempérament et tout son genre de vie 
l’y aidaient. Lui et sa femme grandissaient dans les 
forêts avec lenteur et force, à l’abri de toute pourri¬ 
ture, comme les chênes : les séductions corruptrices 
manquaient à sa Contrée : tout était pour les deux 
sexes un aiguillon aux vertus : et la constitution de 
la société et les nécessités de la vie. Fille de la Gef- 
manie, vénère la gloire de tes aïeules et qu’elle te 
remplisse d’émulation. Chez peu de nations, l’histoire 
redit ce qu'elle redit de tes aïeules : chez peu de na¬ 
tions l’homme a autant honoré la vertu de là femme 
que chez les vieux Germains : esclaves étaient les 
femmes chez la plupart des peuples; des amies et des 
conseils étaient tes mères dans leurs familles, et toute 
noble femme l’est encore aujourd’hui parmi nous 1 . ». 
Cet orgueil n’est pas ici déplacé : si les doctrines du 
christianisme relevèrent spéculativement la femme 
chez les peuples d’Occident, c’est l’infusion du sang 
et de l’esprit germain qui compléta dans'les mœurs 

i , « Der alte Deutsche aücti in seihen rauhen Wœldèrn efkàmte 
das Edle in Weibe und genoss an ihm die schonsten Eigenschaften 
seines Gesehlechtes : Klugheit, Treue, Muth, und Keuschheit: aller- 
dings aber kamen ihm auch sein Klima, sein genetischer Ch'aract'éf, 
seine ganze Lebensweise hierin zu Hilfe. Er und sein Weib wuch- 
séh, wie die Eichen langsam, ünverwüstlich utid krœftig : die Reize 
der Verführung fehlten seinem Lande. Trieb zu Tugehden; dagé- 
gen, gab beiden Geschlechtern sowohl die gewohnte Yerfassung als 
die Noth. Tochter Germaniens, fühle den Rhum deiner Urinutîtei’ 
und eifre ihm nach : unter wenigen Volkern riihmt Geschichte, was 
sie von ihnen rühmt : unter wenigen Volkern hat auch der Mann 
die Tugetid des Weibes wie im œltesten Germaliien gfeehW. Skia- 
vinncn sind die Weiber in meisten Nationen ; rathgebcnde Freu- 
dinhen waren deine Mutter und jede Édle unter ihnen ist’s hçcli. » 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 315 

cette heureuse réforme. Un peuple qui avait toujours 
gu ce respect de la femme devait plus que tout autre 
être accessible, non pas au mouvement désordonné 
d’émancipation du sexe féminin, mais aux doctrines 
et à la propagande qui ont pour but d’améliorer la 
position industrielle de la femme. Aussi, de bonne 
heure commencèrent en Allemagne des tentatives 
heureuses pour ouvrir aux femmes de nouvelles car¬ 
rières. Mais, tandis que, en Angleterre, le gouverne¬ 
ment avait pris les devants et avait presque joué le 
rôle d’un initiateur : en Allemagne, il est resté jus¬ 
qu’ici spectateur immobile. Les efforts particuliers* 
ont tout l’honneur de cette campagne pour la ré¬ 
demption industrielle des femmes. Dans un rapport 
au ministre de l’instruction publique, M. Beaudoin, 
chargé d’étudier en Belgique, en Allemagne et en 
Suisse, l’état de l’instruction spéciale, écrivait, il y a 
quelques années, les lignes qui suivent. « L’intelli¬ 
gence des filles est aussi développée que celle des 
garçons : elles pourraient aussi bien qu’eux calculer, 
rédiger des bordereaux, tenir des livres, faire la 
correspondance, et, si le commerce-les employait dans 
l’intérieur, les négociants auraient à leur disposition 
un grand nombre de jeunes gens qui sont occupés 
aujourd’hui au service des bureaux : enfin les riches 
commerçants pourraient appeler ces jeunes filles dans 
leurs familles pour les charger de donner à leurs 
enfants des connaissances générales sur le commerce, 
de leur faire une sorte d’éducation commerciale qui 


316 LE TRAVAIL DES FEMMES 

les disposerait à comprendre et à seconder un jour le 
commerçant qu’elles devraient épouser. Donc, il faut 
ouvrir pour les jeunes filles un enseignement analogue 
à l’enseignement commercial que la chambre de 
commerce fait donner aux garçons. Telles sont les 
pensées qui se sont présentées à l’esprit de quelques 
personnes et, sur-le-champ, il s’est trouvé dans Leip- 
sick, comme toujours, un professeur particulier pour 
les mettre à exécution 1 . » Le mouvement avait été 
beaucoup plus général queM. l’inspecteur Beaudouin 
ne paraît le croire. En 1862, une semblable école 
avait été fondée dans le Wurtemberg, et, depuis lors, 
il n’est guère de ville importante d’Allemagne où 
n’ait surgi quelque institut pour préparer les jeunes 
filles aux carrières commerciales. 

Il y a trois ans, naquit la première association pour 
le développement industriel des femmes ( Frauenbil- 
dungsverein zur Forderung der Erwerbsfâhigkeit ). 
Depuis ce temps-là, se sont fondées de semblables 
sociétés à Breslau, à Leipsick, à Hambourg, à Prague 
(Frauen Eriverbverein), à Yienne, à Berlin (société 
d’instruction et de récréation pour les femmes, Verein 
zur Belehrung und Unterhaltung der Frauen ), à 
Brême et dans beaucoup d’autres lieux. En général, 
ces associations fondent des écoles professionnelles 
et industrielles pour les femmes ( Handels und Gewer- 
beschule) : ces écoles comprennent presque toujours 

1. Rapport ■eu ministre de l’instruction publique sur l'Enseigne¬ 
ment spécial en Allemagne , par Beaudouin, page 224. 


317 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

un enseignement commercial complet et quelque¬ 
fois des ateliers pour la couture mécanique ou pour 
quelques autres fabrications comme celles des gants 
et des enveloppes à lettre. Il est rare quelles pré¬ 
parent les jeunes filles aux arts industriels. Leur acti-_ 
vité est tournée d’un autre côté. Yoici là distribution 
des études et des travaux dans une de ces institutions : 
celle de Brieg, qui fut ouverte le 7 avril 1869 a deux 
leçons par semaine pour la composition allemande et 
les comptes rendus d’affaires (deutsche Aufsdtze und 
Geschâftsberichté) ; deux leçons de tenue des livres ; . 
deux de calcul, y compris l’étude des poids et me¬ 
sures, du système décimal et de la comptabilité; 
deux leçons pour l’histoire et l’organisation commer¬ 
ciale ; deux leçons pour les sciences naturelles, deux 
également de technologie, deux de géométrie, quatre 
leçons de dessin, deux leçons par semaine pour les 
ouvrages de femme de tout genre (prendre mesure, 
couper un vêtement, coudre à l’aiguille ou à la ma¬ 
chine, tricoter, etc.). On le voit, c’est l’enseignement 
commercial qui domine. Il ne faut pas oublier que les 
Allemands sont un des peuples du monde les plus 
habiles au commerce et qu’ils nous surpassent autant 
sur ce point que nous leur sommes supérieurs en in¬ 
dustrie. Dans quelques villes, où il n’existe pas d’écoles 
professionnelles pour les femmes, elles trouvent à 
certaines heures dans des établissements, d’ailleurs 
spéciaux aux hommes, des cours qui leurs sont des¬ 
tinés. L’association polytechnique de Wurzbourg, 


318 LE TRAVAIL DES FEMMES 

par exemple [Polytechnische Centraiverein zu Würz¬ 
bourg), a ouvert des cours pour les femmes : c’est tou¬ 
jours la tenue des livres, la correspondance d’affaires, 
la rédaction des bordereaux, quittances, etc., l’éco¬ 
nomie domestique qui forment, le fond de l’enseigne¬ 
ment. Tous ces cours trouvent faveur et ont un aùdi- 
toire féminin nombreux et assidu. La plupart des 
écoles professionnelles pour les femmes ont un per¬ 
sonnel qui varie de 50 à 100 : celle de Vienne a donné 
de l’instruction à plus de 700 jeunes filles. A quel¬ 
ques-unes de ces institutions sont joints des bureaux 
pour placer les ouvrières et leur chercher de l’ouvrage 
[Àrbeits und Stellen Vermittelungs Bureau ). D’autres 
ont pour annexes des bazars, où sont mis en vente 
les produits du travail des femmes [Bazar von Frau- 
enarbeiten ), ou bien encore organisent des expositions 
périodiques pour les articles travaillés par les ouvrières 
(.Ausstellungen der Frauenarbeit). Enfin un grand 
nombre de sociétés se proposent de relever la destinée 
des femmes, non-seulement en leur ouvrant de nou¬ 
velles branches d’industrie, mais encore en leur pro¬ 
curant des plaisirs élevés et des distractions instruc¬ 
tives : elles instituent à ce sujet des récréations du 
soir ( Abeudunterlialtungen) qui réunissent les ou¬ 
vrières toutes les semaines ou tous les quinze jours 
pour des lectures, des conférences, des spectacles et 
des chants. La musique joue un rôle dans ces distrac¬ 
tions. Nous avons sous les yeux le compte rendu 
d’une de ces séances, tenue récemment à Hambourg : 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE, 319 

elle s’ouvrit par une cpnférence populaire sur l’élec¬ 
tricité avec des expériences; puis, vint l’exécntion 
d’une sonate de Mozart et de Lieder de Mendelssohn 
et de Schubert : d’autres fois ce furent des leçons sur 
la poésie locale et le patois du pays. On voit avec 
quelle largeur d’esprit ces sociétés poursuivent leur 
Uche. Avec ce sens philosophique si commun en 
Allemagne, elles mêlent toujours un élément idéal 
jusque dans les institutions les plus positives. Portant 
leur attention sur les besoins du corps, elles ne 
peuvent néanmoins oublier et délaisser ceux de l’in¬ 
telligence. Dans des œuvres économiques elles savent 
trouver une place pour le culte de l’art. C’est là le 
cachet qui les distingue et qui les recommande ; c’est 
1 empreinte de cette race poétique et active, qui, plus 
que toute autre au monde, sait allier les puissances 
de l’esprit à l’énergie et à l’assiduité dans le travail 
matériel. 

Ce qu’ont produit ces œuvres jusqu’ici, il serait 
difficile de le dire : bien peu de chose peut-être : ce 
sont des semences et non pas des récoltes. Mais qui 
eût étudié, il y a quinze ans, les associations de crédit 
fondées par M. Schulze-Delitsch, n’eût pas vu un 
développement plus avancé et une certitude plus 
■grande de succès. Ce qu’il importe de remarquer, 
e est que sur tous les points ces idées se répandent 
et passent peu à peu dans les faits. Le passé n’est 
rien, le présent est presque insignifiant en lui-même, 
mais il est gros de l’avenir : et l’on peut, sans témé- 


320 LE TRAVAIL DES FEMMES 

rité, conjecturer, d’après des analogies nombreuses, 
que le succès n’est séparé de nous que par un nombre 
plus ou moins grand d’années. 

Quoique les carrières commerciales soient le but 
principal de ces associations pour relever le sort des 
femmes, il en est qui font une part exclusive aux 
études artistiques ; telle est la Kunstschule furFrauen 
(école d’arts pour les femmes) à Munich. Elle est 
de fondation récente, et c’est la première institution 
de ce genre qui se soit élevée en Allemagne. Elle 
semble réussir et l’on nous dit qu’il y vient des élèves 
d’Angleterre et même d’Amérique. 

Ce n’est pas seulement par des établissements 
d’instruction, c’est plus encore par la propagande 
morale que les sociétés allemandes pour l’avancement 
industriel des femmes servent la cause à laquelle elles 
se sont vouées. Une idée souvent répétée dans les 
journaux, les conférences, les livres, les conversa¬ 
tions, s’infiltre peu à peu dans toutes les couches so¬ 
ciales et y laisse sa trace. Une des preuves de cette 
action morale des sociétés, que nous étudions, c’est 
que dernièrement dans le congrès international des 
libraires et des relieurs à Leipsick, il fut question 
d’admettre aussi les femmes à l’exercice de ce métier 
(Gewerkschaft). On sait que l’Allemagne a beaucoup- 
de chemin à faire sous le rapport de la liberté du 
travail. Ce pays, qui a conservé en partie les institu¬ 
tions du moyen âge, a encore des corporations privi¬ 
légiées, des règlements et des lois restrictives sur 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 321 

l’exercice des métiers, et souvent les femmes sont 
éloignées des carrières lucratives, non-seulementpar 
les mœurs, mais par les institutions. La réforme 
tentée en faveur des femmes est soutenue en Allema¬ 
gne par plusieurs journaux spéciaux, entre autres les 
Neue Bahnen (les voies nouvelles). Un très-grand 
nombre de publications, qui datent des deux ou trois 
dernières années, prouvent combien la question est 
actuelle et attache les esprits. Un livre de beaucoup 
d’étendue et de science, et de quelque intérêt, qui 
paraît avoir excité Inattention en Allemagne, énumère, 
sous forme de dictionnaire et par ordre alphabétique, 
jusqu’à 600 métiers où les femmes peuvent trouver 
accès b II y a, il faut l’avouer, de la naïveté et de la 
frivolité dans quelques-unes de ces indications ; mais 
l’ivraie qui est parfois plus apparent ne doit pas em¬ 
pêcher de cueillir le bon grain. 

Nous avons réservé la France pour en parler en 
dernier lieu, afin de pouvoir y mettre plus d’insistance 
et nous autoriser des exemples rencontrés en pays 
étrangers. Ce serait pour une nation un bien chétif 
amour-propre et le signe d’une singulière débilité 
morale, que la prétention de tirer exclusivement de 
son propre fonds les germes du progrès et les inspi¬ 
rations de sa conduite. Grâce au ciel, notre pays n’est 
pas tombé à ce degré d’affaissement qu’il repousse ou 
dédaigne les enseignements du dehors et qu’il se re- 

1. Die Frauen Arbeit und der Kreis ihrer Erwerbsfœhigkeit von 
A. Daul, 1867. 


322 LE TRAVAIL DES FEMMES 

fuse à cette émulation féconde qui est actuellement 
le ressort et la condition de toute amélioration sociale, 
De tous les pays la France est celui où, depuis le 
moyen âge, la femme a tenu la plus grande place 
dans la littérature, dans la politique et surtout dans 
la société. C’est celui où les lois civiles ont été le plqs 
favorables à son indépendance et où les moeurs et les 
lois commerciales lui ont ouvert la plus grande sphère 
d'action. C’est aussi la terre où les productions déli¬ 
cates et les industries artistiques ayant pris le plus de 
développement, les ouvrières ont trouvé le plus de 
débouchés. Quelles que soient les misères, trop réelles 
et trop frappantes de la condition des femmes ail 
temps où nous vivons, on peut dire, en se plaçant 
seulement à un point vue relatif, que la France a été 
pour elles une terre promise. La dentelle, la broderie, 
la fabrication des gants, mille autres industries de 
luxe, le commerce, les administrations ont employé 
de tout temps chez nous des centaines de mille fem¬ 
mes, qui ont eu presque toujours à la fois des salaires 
plus élevés, une vie plus digne et plus d’indépen¬ 
dance que les ouvrières des autres contrées européen¬ 
nes. Mais cette justice rendue à notre sociabilité ne 
doit pas nous empêcher d’ouvrir les yeux sur des 
institutions récentes que d’autres nations ont dévelop- 
pées-et dont nous ne possédons jusqu’ici que le germe, 
L’un des plus grands éloges que l’on puisse adresser 
à la génération contemporaine, c’est que les hommes 
vraiment distingués, dépouillant tout faux orgueil et 


AU DIX-NEUVIEME SIECLË. 3ÎS 

toute fatuité nationale, sont les premiers à interroger 
les contrées étrangères pour mieux découvrir nos 
côtés faibles et pour nous perfectionner sans cesse. 

En 1851, à la suite de l’exposition de Londres, 
l’Angleterre avait jeté un cri d’alarme à la vue de son 
infériorité constatée dans les arts industriels ; en 1862, 
après une nouvelle exposition de Londres, ce fut la 
France, à son tour, qui manifesta ses craintes en 
voyant sa vieille supériorité dans les industries artis¬ 
tiques, non pas encore détruite, mais un peu ébran¬ 
lée. En 1851, l’Angleterre s’était mise immédiatement 
et résolument à l’œuvre pour regagner du terrain et 
atteindre ses rivales heureuses; elle avait institué 
cette vaste organisation de l’enseignement du dessin, 
et de l’enseignement des sciences appliquées, que nous 
avons essayé de décrire. En 1862, après beaucoup de 
bruit dans la presse française, dans nos cercles com¬ 
merciaux et dans notre monde officiel, on mit à 
l’étude, suivant nos procédés traditionnels, la question 
d’une réforme radicale ou plutôt de la création de 
renseignement industriel et commercial en France, 
et après une période d’incubation qui dura cinq ans, 
après une enquête administrative, on aboutit à des 
vœux formulés qui attendent encore leur réalisation. 
« Les résultats de la dernière exposition universelle 
de 1862, à Londres, lit-on dans un rapport à l’empe¬ 
reur, ont pu faire craindre que si la France n’est pas 
restée stationnaire dans la production des œuvres 
d’art et de goût où la première place lui a appartenu 


324 LE TRAVAIL DES FEMMES 

jusqu’ici, ses rivaux ne se fussent de plus en plus 
rapprochés d’elle, et que, si elle ne faisait de nouveaux 
et rapides progrès, elle ne fût dépassée dans un ave¬ 
nir prochain. Cette situation qu’ont mise en lumière 
les rapports faits à la section française du jury inter¬ 
national, a vivement préoccupé Votre Majesté, et dans 
l’exposé de la situation de l’empire, le gouvernement 
a annoncé qu’il rechercherait tous les moyen s propres 
à développer dans le pays l’éducation artistique et 
professionnelle h » Une commission, formée parmi 
les membres de la section française du jury interna¬ 
tional de 1862, avait fait une étude particulière de 
l’enseignement industriel, et son rapporteur, M. Mé¬ 
rimée, avait appelé, avec l’assentiment unanime des 
membres de cette commission, l’attention la plus sé¬ 
rieuse du gouvernement sur la nécessité de mesures 
propres à garantir les intérêts du pays. L’instinct 
des intéressés avait, dès longtemps, prévenu ces 
constatations officielles. En 1852, presque immédia¬ 
tement après l’exposition de Londres, les artistes in¬ 
dustriels de Paris adressaient au prince président 
plusieurs mémoires, dans lesquels, après avoir signalé 
les efforts que faisaient déjà et ceux que projetaient 
encore les Anglais, ils concluaient en demandant 
avec instance : 1° L’organisation d’une exposition spé¬ 
ciale des œuvres des artistes industriels ; 2° la créa¬ 
tion d’un musée des beaux-arts industriels; 3° la 

1. Enquête sur VEnseignement professionnel. Tome I er . Rapport 
à l'Empereur. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 325 

création d’nne école centrale des beaux-arts appliqués 
à l’industrie. 

La commission de l’enseignement technique, en 
1865, examinant les moyens pratiques de satisfaire 
ces besoins universellement constatés, émettait, 
entre autres, les vœux qui suivent : « L’instruction 
industrielle et agricole des femmes ne mérite pas 
moins que celle des hommes la sollicitude et l’appui 
du gouvernement. Les encouragements de l’État 
peuvent donc être utilement donnés aux établisse¬ 
ments fondés pour le perfectionnement de l’instruc¬ 
tion primaire et le développement de l’instruction 
technique des jeunes filles et des femmes \ — Mal¬ 
heureusement, il n’est que trop avéré qu’en France, 
continuait la même commission officielle, de toutes 
les branches d’études nécessaires à l’indtistrie, la plus 
généralement négligée est celle qui traite des ques¬ 
tions relatives au commerce, soit qu’on le considère 
au point de vue général, soit qu’on ne s’occupe que 
des détails. Les membres de la commission les plus 
autorisés en pareille matière ont signalé l’absence 
presque complète de cet enseignement dans notre 
pays et l’ignorance trop générale où l’on y est de tout 
ce qui se rapporte aux échanges, à la géographie 
commerciale, etc... Les femmes sont éminemment 
aptes à remplir les fonctions qui exigent de l’exacti¬ 
tude et de la régularité... l’organisation de l’ensei- 

1. Commission de U enseignement technique. Rapport et notes, 
page 51. 


28 


326 LE TRAVAIL DES FEMMES 

gnement commercial en faveur des jeunes filles et des 
femmes, convenablement approprié à leur sexe, mé¬ 
rite tout particulièrement les encouragements de 
l’État 1 .» Ainsi, notre administration avait fait preuve 
de clairvoyance, fit-elle preuve également de résolu¬ 
tion et d’activité? Entrevoir les lacunes dans l’ensei¬ 
gnement national, c'est discerner et reconnaître la 
route du progrès ; mais cela même demeure inutile, 
si l’on ne s’engage ensuite avec énergie dans cette 
route. Malheureusement, nous allons avoir à exposer 
moins des faits que des projets, et plutôt des plans 
d’établissements à constituer dans l’avenir que des 
fondations déjà effectuées dans le présent. 

Nous avons vu que, en Angleterre, le mouvementque 
l’exposition de 1851 avait provoqué dans les esprits 
s’était manifesté dans la pratique par l’organisation, 
sur une grande échelle, de l’enseignement du dessin 
pour les femmes comme pour les hommes des classes 
ouvrières. C’est aussi par un plus grand essor im¬ 
primé à l’enseignement populaire du dessin que la 
réforme débuta en France : malheureusement, Paris 
fut presque le seul lieu où ces améliorations se pro¬ 
duisirent, et l’on ne peut guère citer en province que 
Mulhouse, Lyon, Lille et deux ou trois autres villes 
peut-être, qui aient pris à cet égard des mesures effi¬ 
caces et donné un utile exemple. L’État, d’ailleurs, 
s’est jusqu’ici presque tenu à l’écart d’une propagande 

1. Commission de l'enseignement technique. Rapport et notes, 
pages G3 et 69. 


AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 327 

si nécessaire à la prospérité de notre industrie natio¬ 
nale, et ce sont les municipalités, les chambres de 
commerce, les sociétés industrielles ou les particuliers 
qui ont pris part à cette organisation nouvelle de 
l'enseignement populaire du dessin. D’après la dépo¬ 
sition faite dans l’enquête sur l’enseignement pro¬ 
fessionnel par M. Noyon, conseiller de préfecture et 
directeur des affaires municipales de la ville de Paris, 
il existait alors dans cette capitale 7 écoles spéciales 
de dessin pour les hommes et 8 pour les femmes : 
toutes ces écoles avaient été fondées à diverses épo¬ 
ques par des professeurs privés et étaient subven¬ 
tionnées par la Ville. Les écoles subventionnées de 
dessin pour les adultes (hommes) dataient les unes de 
1825, les autres de 1832, 1840, etc. Au contraire les 
écoles de femmes adultes se trouvaient toutes de ré¬ 
cente fondation, la première ayant été inaugurée en 
1860. Il était question d’en augmenter le nombre, de 
façon qu’il y en eût une pour chaque sexe dans cha¬ 
cun des arrondissements. Quant aux écoles primaires 
de la ville de Paris, les enfants y apprenaient dans la 
première classe le dessin linéaire et y commençaient 
le dessin d’ornement : cette partie de l’enseignement 
devait être développée. Mais, dans les écoles primaires 
pour les filles, le dessin était moins enseigné que dans 
les écoles primaires pour les garçons, et l’on pourrait 
même dire qu’il ne l’y était pas du tout. En somme, 
ce n’était que dans les écoles spéciales de dessin que 
les femmes pouvaient être initiées à une instruction 


328 LE TRAVAIL DES FEMMES" 

artistique élémentaire. Or, ces écoles spéciales pour 
les femmes ne comptaient que 427 élèves inscrites, 
tandis que les mêmes écoles pour les hommes comp¬ 
taient 1,607 élèves inscrits. Le chiffre de la fréquenta¬ 
tion était encore plus défavorable aux femmes. Lors 
d’une inspection faite à un jour déterminé, l’on avait 
trouvé pour les hommes 907 élèves présents, et pour 
les femmes seulement 202 *. 

Ainsi toutes nos écoles subventionnées de dessin 
pour les femmes se bornaient à donner de l’instruc¬ 
tion à 202 élèves. Et cependant il y a à Paris 105,000 
femmes occupées par l’industrie, et dont plus de 
10,000 sont employées à des travaux en partie 
artistiques ! La qualité de l’instruction était aussi 
faible que la quantité. La directrice de la principale 
de ces écoles de dessin, Mlle Hautier, déclarait avoir 
« été obligée de constater, au bout de quelque temps, 
que les élèves des écoles de dessin n’arrivaient presque 
jamais à rien. Tantôt par leur faute, tantôt à cause 
de la mauvaise organisation des écoles de dessin et 
de l’inexpérience des personnes qui les dirigeaient, 
les résultats étaient presque nuis 1 2 . » L’unanimité des 
déposants reconnaissait que tout était défectueux 
dans cet enseignement : les locaux, les méthodes, le 
recrutement, surtout les modèles à la fois rares et 
mauvais. M. Marguerin, directeur de l’École Turgot, 


1. Enquête sur l’enseignement professionnel, pages 227 et sui¬ 
vantes, tome I. 

2. Ibid., page 154. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 329 

affirmait, ce que chacun a été à même de vérifier, 
que le résultat actuel de l’instruction des femmes, 
« c’est dans les arts graphiques une manière mes¬ 
quine, qui est passée en proverbe, une mollesse 
flasque, une sécheresse extrême, un pointillé menu, 
tout le contraire de la véritable méthode qui donne 
l’intelligence et le sentiment du beau ; » et il ajoutait 
dans un rapport au préfet de la Seine : « Ce n’est pas 
au dessin seul qu’il conviendrait d’appliquer la ré¬ 
forme. Tout le système de l’enseignement demande¬ 
rait à être renouvelé dans sa distribution, dans ses 
programmes et dans son esprit 1 . » Pour compléter 
ce tableau, une école professionnelle pour les femmes, 
fondée au passage Saint-Pierre et largement subven¬ 
tionnée par la Ville, n’avait donné que d’insignifiants 
résultats. Ainsi, non-seulement il fallait élargir Pceuvre 
commencée, mais il était nécessaire de la reprendre 
par les fondements. On avait fait, une expérience 
qui avait échoué, on devait en profiter pour corriger 
les fautes sans découragement ni irrésolution. 

Pendant que les efforts officiels se perdaient en pure 
perte, sans aboutir à rien de durable, une œuvre pri¬ 
vée naissait dans l’ombre par l’initiative de quelques 
femmes qui possédaient la vraie science de la charité. 
Au mois de mai 1862, il se formait à Paris une société 
pour l’instruction professionnelle des femmes. Elle 
ne comptait que 30 souscripteurs pour une cotisation 

1. Marguerin. De l’enseignement des classes moyennes et ouvrières 
çn Angleterre, page 234, 


330 LE TRAVAIL DES FEMMES 

annuelle de 25 fr. Avec ces ressources dérisoires et 
l’aide d’une femme de tête et de cœur, elle ouvrit, 
le 15 octobre 1862, rue de la Perle, une école qui ne 
reçut d’abord que 6 élèves : au bout de six mois, 
elle avait 40 élèves et 105 souscripteurs. Elle avait 
reçu en don une somme de 4,055 fr. Les recettes, y 
compris la rétribution scolaire de 8 fr. par mois, 
s’élevaient à 9,000 fr. A la fin de 1864, c’est-à-dire 
après deux ans d’existence, l’école, transportée rue du 
Val-Sainte-Catherine, comptait 146 élèves; une suc¬ 
cursale qui venait d’être ouverte rue Rochechouart 
en avait 16, en tout 152. Les demandes d’admission 
affluaient de Paris et de la province. Les progrès, 
depuis lors, ne se sont pas ralentis. Aussi efficaces’est 
montrée l’instruction de l’école, que son développe¬ 
ment matériel avait été rapide. Outre l’enseignement 
général, que l’on y trouvait solide et substantiel, cet 
institut avait à sa naissance trois cours, ou plutôt 
deux cours et un atelier : un cours de commerce, qui 
avait pour but de former des jeunes filles comme 
comptables; un cours de dessin, dans lequel on faisait 
du dessin général jusqu’à ce que les élèves fussent 
assez fortes pour être dirigées vers une spécialité ; un 
atelier de couture, subdivisé en atelier de confection 
pour dames et atelier de lingerie. La progression des 
recettes et du nombre des élèves permit d’élargir les 
bases de l’enseignement, de le rendre plus spécial et 
plus varié. Dans l’impossibilité d’ouvrir autant d’ate¬ 
liers que le dessin appliqué à l’industrie contient dp 


331 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

genres différents, l’on enseigna d’abord la gravure 
sur bois et l’on eut presque immédiatement dix élèves 
pour ce métier productif. Puis l’on adopta la peinture 
sur porcelaine et les industries de goût, dites indus¬ 
tries parisiennes, comme la peinture sur ivoire, sur 
écran, sur store ; considérant en outre que la locali¬ 
sation des industries et les dispositions des élèves 
apportent à l’art industriel une variété pour ainsi dire 
infinie, l’on décida que si quelques élèves de l’école 
professionnelle voulaient embrasser un genre non 
enseigné dans l’établissement, on les placerait dans 
des ateliers spéciaux, sans rompre pour cela avec 
elles le lien de protection et de confiance qui aurait 
été formé pendant le cours des études générales. 
Ainsi organisée, l’école de la rue de la Perle donna 
les plus importants résultats ; il en sortit des jeunes 
filles, admirablement disposées pour les luttes de la 
vie et qui, placées dans des maisons de commerce, 
ou travaillant pour des fabricants, valurent une solide 
réputation à l’établissement qui les avait formées. 

Quelles sont les causes du succès de cette école 
privée et de l’échec des tentatives officielles anté¬ 
rieures ou contemporaines? Il y en a quatre, à notre 
avis. L’enseignement du dessin dans l’école profes¬ 
sionnelle de la rue de la Perle était précédé et accom¬ 
pagné de larges et fortes études générales. Ce même 
enseignement du dessin était suivi d’un appren¬ 
tissage méthodique de l’art industriel auquel se des¬ 
tinait particulièrement l’élève. En outre, la mai» 


332 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


son avait formé et formait perpétuellement des rela¬ 
tions avec des patrons ou des personnes du monde, 
ce qui facilitait le placement et l’emploi des jeunes 
filles sortant de l’établissement. Enfin, une rétribution, 
légère il est vrai, était exigée des élèves. De cet en¬ 
semble de conditions dont il eût suffi de supprimer 
une seulepour détruire l’œuvre entière, vient ce succès 
si rapide à la fois et si durable. 

Quelque engouement que l’on puisse avoir pour le.s 
études strictement professionnelles, il y a unanimité 
parmi les hommes compétents — la dernière enquête 
le constate à chaque page — pour admettre qu’un 
enseignement général établi sur de larges bases doit 
leur servir de préliminaire. Avant de prétendre uti¬ 
liser les aptitudes spéciales, il. faut développer les 
diverses facultés de l’esprit par des exercices et des 
vues d’ensemble. Il faut former l’homme avant l’ar¬ 
tiste ou l’artisan. L’enseignement primaire, tel qu’il 
est donné dans nos écoles, ne suffit pas à des 
personnes qui se veulent vouer à la pratique des arts 
industriels. Il leur faut une base plus large, plus pro¬ 
fonde et plus solide. Voilà ce que l’on a compris pour 
les hommes en fondant l’École Turgot ; ce sont les 
mêmes principes qu’il faut appliquer pour les femmes; 
l’école de la rue de la Perle a eu le mérite de se les 
approprier, ce fut une des causes de son succès. 

Tous ceux qui ont recherché les raisons de l’échec 
qu’avaient éprouvé universellement les écoles subven¬ 
tionnées de dessin pour les femmes ont signalé en 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 333 

outre les lacunes suivantes, que l’école professionnelle 
de la rue de la Perle a su combler. Il y a dans la pra¬ 
tique des arts industriels deux parties : la première 
est le dessin, la seconde est l’art industriel spécial 
que l’on veut exercer. Or, les élèves qui suivaient les 
cours des écoles de dessin de la ville de Paris n’avaient 
guère la possibilité d’apprendre, postérieurement ou 
simultanément, sous un bon maître, la profession 
industrielle à laquelle elles se destinaient. Aussi, 
n’ayant aucune direction suivie, aucun apprentissage 
spécial, ne sachant si elles étaient suffisamment pré¬ 
parées, elles n’arrivaient, pour la plupart, alors même 
que leurs études de dessin étaient bonnes, à aucune 
position favorable. 

Il existe encore pour la jeune fille une difficulté 
plus grande, c’est de trouver de l’ouvrage. On ne sait 
pas assez combien de relations et quels persistants ap¬ 
puis il faut à une jeune ouvrière habile pour se faire 
jour et se faire connaître. Ace point de vue les femmes 
ont moins de ressources que les hommes ; elles sont 
plus retenues au foyer et dans la famille, les démar¬ 
ches de leur part sont moins aisées ; il n’existe pas 
pour elles cette camaraderie, qui est aux hommes 
d un si grand secours ; enfin elles sont en contact avec 
beaucoup moins de gens et beaucoup moins de choses. 
Les conditions naturelles de leur destinée rendent les 
débuts de leur carrière industrielle pénibles et lents, à 
moins qu’elies ne rencontrent un puissant appui exté¬ 
rieur. L’école professionnelle de la rue de la Perle 


334 LE TRAVAIL DES FEMMES 

avait eu le mérite de suivre les élèves après la termi¬ 
naison de leurs études, non pour leur imposer un gê¬ 
nant patronage et les soumettre à un trop minutieux 
contrôle, mais pour les mettre en relation avec des fa¬ 
bricants ou des personnes du monde, et leur procurer 
ainsi des places ou de l’ouvrage; elle faisait pour les 
femmes ce que l’École Turgot fait pour les hommes; 
c’était rendre également service aux ouvrières et aux 
patrons, mettant toujours en face l’une de l’autre l’of¬ 
fre et la demande, qui dans la petite industrie souvent 
s’ignorent et se cherchent réciproquement sans se ja¬ 
mais rencontrer, et qui souffrent gravement l’une et 
l’autre de leur mutuelle absence. 

Enfin nous avons compté, comme l’une des causes 
du succès de l’école de la rue de la Perle, la rétribu¬ 
tion qui était exigée des élèves. Il y a de quoi surpren¬ 
dre, au premier abord, et cependant rien n’est plus 
certain. Il n’y a qu’une voix parmi les déposants de 
l’enquête professionnelle pour accuser les défauts con¬ 
sidérables et presque irrémédiables de l’enseignement 
spécial gratuit h Que l’on admette le principe de la 
gratuité pour l’enseignement primaire, rien de mieux; 
il peut y avoir à cela une utilité sociale et politique. 
On donne ainsi satisfaction à un vœu populaire très- 
accentué et qu’il peut être opportun de satisfaire ; en 
outre, il est bon de ne laisser aucune excuse au père 
insouciant ou égoïste, qui aimerait mieux exploiter 


t. Voir notammenttome I, pages 145, 156. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 335 

son enfant que de le faire instruire ; il importe aussi 
de faire cesser la distinction cruelle que la demi-gra¬ 
tuité a introduite dans la plupart de nos écoles entre 
les élèves payants et les élèves admis comme indigents. 
Enfin, en ce qui concerne l’instruction élémentaire, 
l’on peut dire jusqu’à un certain point que la quantité 
vaut mieux que la qualité, c’est-à-dire qu’il est plus 
important de la voir s’étendre à un très-grand nombre 
de personnes, dût-elle être un peu plus faible, que de 
la rencontrer, fût-elle plus approfondie, chez un 
moindre nombre. Ainsi, ce sont des raisons politiques 
et sociales qui plaident en faveur de l’enseignement 
primaire gratuit. Mais vouloir faire de la gratuité un 
principe général et avoir la prétention de l’appliquer 
aux écoles d’un enseignement un peu élevé, c’est 
commettre les plus graves erreurs psychologiques et 
pédagogiques ; c’est porter un coup des plus funestes 
à l’enseignement que l’on croit développer. Au point 
de vue psychologique, il est parfaitement certain que 
l’ouvrier, comme tout homme, n’estime bien que ce 
qu’il paye ; il fera infiniment mieux ce qui lui coûtera 
quelque sacrifice : un amateur n’arrive jamais à rien, 
c’est une vérité d’expérience ; or, un élève qui ne paye 
pas est toujours en grande partie un amateur, il est 
moins intéressé à l’étude et en prend plus à son aise ; 
l’expérience sur ce point est incontestable et l’on ne 
trouvera pas un seul homme compétent qui soit d’un 
autre avis. Au point de vue pédagogique, il est cer¬ 
tain que la gratuité encombre les écoles spéciales d’é- 


33-3 LE TRAVAIL DES FEMMES 

lèves peu sérieux, peu assidus, qui sont autant d’élé¬ 
ments perturbateurs, et qui non-seulement n’appren¬ 
nent rien eux-mêmes, mais distraient l’attention de 
leurs condisciples et des maîtres et entravent ainsi les 
progrès de tous. Ce sont des cadres trop chargés et 
alourdis. C'est comme une armée dont une grande 
partie serait composée de rôdeurs, ce qui ralentirait 
la marche générale. L’on arrive, avec la gratuité de 
l’enseignement spécial, à avoir sur le papier un effec¬ 
tif considérable et en réalité un effectif nul ou insigni¬ 
fiant. De telles mesures sont de celles qui flattent les 
instincts du peuple et nuisent à ses intérêts. Dans les 
pays et les lieux les plus démocratiques, mais où l’en¬ 
seignement est bien organisé, l’on s’est gardé d’a¬ 
dopter pour les études professionnelles le principe de 
la gratuité. « A Mulhouse rien n’est gratuit; il en est 
de même dans presque tous les cantons suisses; à 
Paris les cours de dessin les plus suivis sont ceux des 
écoles municipales subventionnées, dans lesquels deux 
ou trois francs sont exigés mensuellement des 
élèves L » S’il faut établir une rétribution, il faut 
du moins qu’elle soit légère. Le principe économique, 
que toute dépense doit se rémunérer par elle-même, 
ne peutici trouver son application. La rétribution doit 
avoir pour objet, non de couvrir tous les frais, ce qui 
est impossible, mais d’exciter les élèves et d’écarter 
les simples curieux. Un droit un peu fort serait un 


t. Enquête professionnelle, tome I, page 145. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. :i37 

droit prohibitif; le gros de la recette doit venir de 
subventions, ou mieux encore de fondations. 

Comme cause accessoire du succès de l’école de la 
rue de la Perle, on doit signaler encore qu’elle était 
préparatoire, non pas à une seule industrie, mais à un 
certain nombre. Elle formait des élèves pour le com-' 
merce, elle en formait pour la couture, elle en formait 
pour la gravure et aussi pour la peinture. Cette diver¬ 
sité est une des conditions naturelles de l’enseigne¬ 
ment professionnel qui se divise à l’infini; c’est aussi 
un élément de vie. Notre révolution a brisé pour les 
hautes études le lien qui unissait les différentes bran¬ 
ches d’enseignement et, sacrifiant les universités, elle 
n’a plus eu que des facultés isolées. Ce fut un grand 
tort, l’expérience l’a démontré. La vitalité des études 
diminua, faute de cette émulation, de cet entrain, de 
cette instruction toute pratique, qui ressort du seul 
contact et des continuelles relations des étudiants des 
différentes branches sous un toit commun et dans des 
salles voisines. Du petit au grand, il en est de même 
pour l’enseignement professionnel. Que les divers 
métiers se touchent et parfois se mêlent, il n’en peirt 
résulter que du bien : un développement plus complet 
de l’esprit, une plus grande variété de connaissances, 
tout cela sans plus d’efforts et à moins de frais. Les 
vocations, en outre, sont de cette manière mieux 
éveillées et ont plus conscience d’elles-mêmes. 

Tels sont les vrais principes pour l’enseignement 
professionnel des femmes. Une expérience a été ten* 

29 


338 LE TRAVAIL DES FEMMES . 

tée dans les circonstances les plus ingrates, elle a eu 
le plus éclatant succès, et cela presque immédiate¬ 
ment, par la force des choses, par la vertu de l’in¬ 
stitution même. Quelle conclusion en tirer? C’est 
que cet heureux exemple doit être imité partout et 
sur une large échelle. Que l’État, les sociétés et 
les particuliers contribuent côte à côte à cette œuvre 
féconde. Nous avons eu le mérite de fournir le 
type le plus parfait pour cette œuvre de régénération 
de la femme du peuple ; il n’est dans toute l’Europe 
aucun établissement qui soit aussi propre à atteindre 
ce but difficile : relever la condition et les salaires des 
femmes en augmentant les services qu’elles rendent. 
Nous voudrions que chacun des arrondissements de 
Paris possédât une école de ce genre. Que l’on fasse 
pour les femmes ce que l’on a déjà fait pour les hommes. 
M. Marguerin, l’habile directeur de l’École Turgot, 
réclamait que l’on fondât pour les jeunes filles des 
écoles analogues. Que la charité privée se mette à 
l’œuvre. Nous aurons l’occasion, dans les chapitres qui 
suivent, d’indiquer quelques-uns des inconvénients, 
parfois très-graves, des établissements charitables; il 
y a des réformes à opérer dans la manière de faire le 
bien; il y faut apporter plus de science. Les écoles 
professionnelles pour les femmes sont un des moyens 
les plus efficaces de servir les intérêts matériels et mo¬ 
raux de l’humanité. La meilleure sauvegarde de la 
vertu, c'est la connaissance d’un métier honnête et lu¬ 
cratif. Préparer les jeunes filles à un travail qui les 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 339 

pourrisse et les relève, c’est établir entre elles et la 
débauche une solide barrière; c’est préparer l’union 
des ménages et la bonne éducation des générations à 
venir. 

Il y a, à l’heure où nous écrivons, une tendance 
prononcée vers la décentralisation : chaque ville de 
province cherche à être, non plus un satellite, mais 
un centre; Jes institutions locales demandent à se 
raffermir et à se fortifier. Il faut que ce ne soient pas 
là de vagues et stériles aspirations ; un des meilleurs 
moyens de produire la décentralisation féconde et 
durable, c’est la création spontanée d’établissements 
d’enseignement sur tous les points du territoire. 
Déjà un grand nombre de chambres de commerce et 
de municipalités ont fondé des écoles pour les arts 
appliqués; qu’elles n’oublient pas les femmes, qu’elles 
leur ouvrent aussi des maisons d’étude et d’apprentis¬ 
sage. La ville de Lyon, qui possède un des plus utiles 
établissements de France, l’école La Martinière, a 
voulu aussi penser aux jeunes filles, elle en a préparé 
un certain nombre au commerce et avec grand succès. 
Mais ce mouvement ne doit pas s’arrêter à la seconde 
ville de France. L’enseignement, au surplus, pourrait 
être varié selon les industries : ici ce serait telle caté¬ 
gorie de métiers, et là telle autre. 

L’industrie profiterait singulièrement de cette pro¬ 
pagande. S’il est une conviction que produisent 
l’enquête professionnelle et les statistiques récentes, 
c’est qu’on ne forme presque plus d’apprentis dans 


340 LE TRAVAIL DES FEMMES 

les ateliers de la petite industrie et qu’on les forme 
mal. Notre .siècle est trop pressé : il y'a trop d’acti¬ 
vité dans l’atelier commun pour qu’on y puisse bien 
apprendre un état. Puis la division du travail est 
tellement grande, le morcellement de la main-d’œuvre 
si excessif, qu’un enfant peut rester des années dans 
nos ruches laborieuses, sans parvenir à rien savoir. 
Qu’on y prenne garde, nous sommes menacés de ce 
côté d’une véritable décadence : en même temps que 
les procédés scientifiques se perfectionnent chaque 
jour, les procédés artistiques semblent menacer de 
se perdre. « L’industrie étant partagée en une infinité 
de spécialités, disait M. Lequien, directeur d’une 
école municipale de dessin à Paris, il faudrait une 
encyclopédie de modèles : les uns voudraient ne 
dessiner que tel genre ; celui-ci le paysage, celui-là 
les fleurs, cet autre les animaux ; on demanderait, 
comme cela m’est arrivé souvent, à ne dessiner que 
du gothique, ou de- la renaissance, du grec ou de 
l’égyptien ; il y a peu de temps, on m’a amené un 
élève pour dessiner du chinois. « On ne fait que cela 
chez mon patron, » me dit l’élève. Les élèves, les pa¬ 
rents et les patrons eux-mêmes ne comprennent pas 
que c’est, non le genre à la mode qu’il faut apprendre, 
mais bien ce qui mène à tous les genres*. » Il en va 
de même pour presque tous les métiers. « Pour ter¬ 
miner les mouvements de pendules qui viennent de 


1. Enquête professionnelle, pages 205 et 206. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 341 

fabrique, un ouvrier fait Y emboîtage, un autre 
Xéchappement, un troisième le remonté ; et la plu¬ 
part du temps aucun de ces ouvriers n’est capable 
d’exécuter les trois opérations. Chacun d’eux s’intitule 
horloger et fait des apprentis. On juge de la valeur de 
l’instruction professionnelle que ceux-ci reçoivent 1 .» 
Un autre déposant de l’enquête professionnelle ' s’ex¬ 
prime en ces termes : « La perfection des procédés 
de fabrication, des moyens mécaniques, fait que les 
états disparaissent. Ainsi il n’y a presque plus d’états 
individuels. Il n’y aplus que des limeurs, des perceurs, 
des tourneurs, des poseurs. L’apprenti n’est entouré 
que d’ouvriers qui ne savent presque pas leur état. 
En un mot l’ouvrier s'en va, l’ouvrier pour le travail 
manuel n’existe plus ; il est remplacé par ces états 
qui font tout. Par exemple, le repousseur repoussera 
pour le fabricant d’ornements de cuivre aussi bien que 
pour le bijoutier; et celui-ci n’aura plus dans ses 
ateliers que des soudeurs pour réunir les pièces fa¬ 
briquées. Dès lors qu’est-ce qu’un enfant peut ap¬ 
prendre dans de pareils ateliers 2 ? » Il y a dans ces faits 
une nécessité contre laquelle on ne peut lutter; mais 
ils contiennent un péril, et il leur faut opposer un 
contrepoids. C’est là en effet ce que l’on peut ap¬ 
peler le régime de la spécialité dispersive, pour nous 
servir de l’expression d’un esprit sagace de notre 

1. Enquête professionnelle, page 142. 

2. Ibid., page 179. 

29. 


342 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


temps. Il importe de prévenir ce que ces tendances et 
ces habitudes ont de fâcheux, on ne le peut que par 
des écoles professionnelles. Ainsi le service rendu aux 
élèves profite à l’industrie elle-même, aux fabricants et 
au public. Par les écoles professionnelles on pourrait 
aussi doter la France d’industries qui sembleraient 
devoir lui appartenir et où elle ne joue cependant 
qu’un rôle secondaire. Nous ne venons qu’au second 
rang pour l’horlogerie. Plusieurs déposants, des 
hommes doués de l’expérience pédagogique comme 
M. Marguerin, ou des hommes pratiques comme 
M. Ernest Gouin, réclamaient dans l’enquête qu’on 
fondât une école pour l’horlogerie et les instruments 
de précision ; c’était aussi le vœu de beaucoup de fa¬ 
bricants : ainsi l’on pourrait arriver à lutter avec la 
Suisse, qui nous est encore bien supérieure. Or l’hor¬ 
logerie peut, avec grand avantage, devenir une in¬ 
dustrie féminine. 

En dehors du commerce proprement dit et des in¬ 
dustriels, il est d’autres débouchés que l’on peut ou¬ 
vrir aux femmes. Les grandes administrations publi¬ 
ques, par exemple, les pourraient employer en grand 
nombre. Nos Compagnies de chemins de fer ont déjà 
donné l’exemple à toute l’Europe en les prenant comme 
distributrices. Il n’est personne qui ne reconnaisse 
qu’elles sont parfaitement aptes à ce rôle : elles ont la 
vivacité de l’esprit et des doigts qui sont nécessaires 
à une pareille tâche. Les Postes aussi, et de longue 
date, leur ont donné dans notre pays de nombreuses 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 343 

et bonnes positions. L’expérience ayafit ainsi réussi, 
on aurait pu l’étendre plus qu’on ne l’a fait encore. 
Les femmes seraient d’aussi bons comptables que de 
bonnes distributrices. Les grandes banques les pour¬ 
raient employer, comme on les rencontre déjà dans 
un certain nombre de bureaux de change. Il est enfin 
une administration nouvelle où on les admet à l’étran¬ 
ger et où. nous ne sachions pas que la France les re¬ 
çoive : ce sont les télégraphes. Notre pays, en excluant 
les femmes de cette profession aisée, manque à 
l’exemple qu’il avait donné lui-même, et avec tant 
de succès, en matières analogues. La Suisse a été 
l’une des premières à recruter dans le sexe féminin 
une partie de son personnel télégraphique; il y a 
trois ans, nous lisions dans les journaux helvétiques 
un avis de l’administration centrale de Saint-Gall, 
engageant les jeunes filles qui se destinaient à la 
carrière télégraphique à se faire inscrire dans un 
délai déterminé. L’Union américaine, l’Angleterre, la 
Prusse, la Saxe, le Wurtemberg et Bade ont égale¬ 
ment fait une place aux femmes dans le service des 
télégraphes. Il n’est pas jusqu’à la Hongrie qui n’ait 
récemment suivi cet exemple L 
Mais un débouché bien autrement large et fécond 
pour les femmes, c’est l’instruction publique. Plus 
aptes que les hommes sont les femmes à l’enseigne¬ 
ment. Leur esprit, qui embrasse moins que le nôtre, 


1. Voir le journal Neue Bahnen 1869, tome VI, n° 5. 


341 LE TRAVAIL DES FEMMES 

saisit et retient mieux ; elles ont quelque chose d’ab¬ 
solu dans l’intelligence qui conduit à la précision et à 
la clarté ; elles ont, d’ailleurs, d’instinct la connais¬ 
sance de l’enfance. Nos mains et nos cœurs sont trop 
rudes pour la culture de ces jeunes et frêles âmes qui, 
si délicates elles-mêmes, réclament tant de délicatesse 
dans tout ce qui les approche : les femmes ont à la 
fois la patience, la ténacité et la souplesse; elles sont 
insinuantes et fermes ; elles savent mieux se faire ai¬ 
mer et conduire doucement l’enfant à leurs fins. Elles 
n’instruisent pas seulement, elles élèvent; elles pétris¬ 
sent à la fois le cœur et l’esprit : au point de vue pé¬ 
dagogique lui-même, elles sont admirables et d’une 
grande hauteur au-dessus de nous. L’expérience a été 
faite sur la plus large échelle. En Amérique, presque 
toute l’instruction primaire est aux mains des femmes : 
dans l’état de New-York l’on compte 19,400 institu¬ 
trices contre 8,000 instituteurs; mais plus on s’éloi¬ 
gne de la côte pour s’enfoncer dans l’ouest, plus les 
femmes prédominent dans l’enseignement. Il n’est pas 
jusqu’aux hautes études qui ne les prennent pour in¬ 
terprètes. Un professeur de faculté, chargé d’une mis¬ 
sion en Amérique, M. Hippeau, racontait dernièrement 
dans la Revue des Deux-Mondes qu’il avait entendu 
des femmes traduire en chaire Xénophon ou donner 
une leçon de géométrie descriptive, et avec quelle ai¬ 
sance, quelle clarté, quelle supériorité ! Que ces mœurs 
s’introduisent en France, nous ne le demandons pas; 
nous sommes plus modestes dans nos espérances et 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 345 

surtout dans nos prétentions. Mais n’y a-t-il pas lieu 
d’employer les femmes àl’enseignementplusque nous 
ne l’avons fait jusqu’ici? Beaucoup de bons esprits le 
croient. Les difficultés, il est vrai, sont grandes; elles 
ne sontpas seulement pédagogiques : elles ne provien¬ 
nent pas seulement des préjugés et des préventions 
populaires. Non, elles ont aussi leur cause, qui le croi¬ 
rait? dans notre organisation politique et administra¬ 
tive. L’expérience a été tentée, nous regrettons qu’elle 
n’ait pas réussi. Dans plusieurs départements on a es¬ 
sayé de remplacer pour quelques communes les insti¬ 
tuteurs par des institutrices ; mais il y a eu générale¬ 
ment des plaintes. Yoici quelques faits que nous gla¬ 
nons dans les rapports des inspecteurs d’académie 
composant l’intéressant recueil intitulé : État de 
l'enseignement 'primaire. Dans la Seine-Inférieure, 
la substitution d’institutrices à des instituteurs avait 
été tentée dans trois communes ; elle n’avait réussi que 
dans une seule. Dans les deux autres, après un essai de 
quelques années, les autorités locales avaient été aussi 
ardentes pour la suppression qu’elles s’étaient mon¬ 
trées ardentes auparavant pour l’application de cette 
mesure. Les familles regardaient l’enseignement des 
institutrices comme insuffisant pour les garçons. Puis 
la plupart des maires ne peuvent se passer de secré¬ 
taires, ni les curés de chantres L Or nos communes 
sont si petites — dans le Calvados par exemple il y a 


1. État de l’instruction primaire en 1864, tome I, page 387. 


346 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


12 communes n’ayant pas 100 habitants, 101 en 
ayant moins de 200, et 277 communes n’ayant pas 
300 habitants; on conçoit qu’avec une population si 
chétive le secrétaire de la mairie et le chantre soient 
difficiles à trouver quand l’école est tenue par une 
femme. Dans le département du Nord, le remplace¬ 
ment des instituteurs par des institutrices pour les 
petites communes s’était heurté aux mêmes obstacles. 
On ajoutait encore une objection : l’avantage quetrou^ 
vent les jeunes filles dans l’enseignement des travaux 
d’aiguille et de couture est loin de compenser, disait- 
on, l’inconvénient pour les garçons d’être privés de 
leçons d’agriculture ou d’horticulture h II nous est 
impossible d’être de cet avis. Toutes ces difficultés, 
d’ailleurs, sont-elles insurmontables ? Qui empêche¬ 
rait, par exemple, les institutrices de tenir les regis¬ 
tres de la mairie? Elles ont la capacité intellectuelle 
suffisante. Au surplus, il y a un certain revirement en 
faveur de l’emploi des femmes dans l’éducation. IJn 
des symptômes en est le prix décerné par l’Académie 
des sciences morales et politiques, il y a quelques ans, 
à M me Pape-Carpentier, l’intelligente directrice des 
salles d’asile. « La commission a pensé, disait à cette 
occasion M. Drouyn de Lhuys dans son rapport, que, 
de nos jours, il y a pour la société française un infé? 
rêt de premier ordre à susciter parmi les femmes, par 
tous les encouragements possibles, des vocations pour 


1. Etat de l’instruction primaire en 1864, page 658. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 347 

l’enseignement. » Nous ne pouvons que donner à 
cette opinion notre adhésion chaleureuse. Oui, il y a 
là un intérêt social de premier ordre : pour les fem¬ 
mes, pour les enfants, pour toute la famille enfin, il 
est utile qu’une part plus large soit faite aux femmes 
dans l’éducation. Tout au moins, il y a une part qui 
ne leur peut être contestée et qui ne fait que gagner 
chaque jour, ce sont les salles d’asile. Nous sommes 
encore loin, qu’on ne l’oublie pas, des célèbres jardins 
d’enfants d’Allemagne (Kindergarten). Il y a, de ce 
côté aussi, des progrès à accomplir. 

Nous avons étudié, avec la rapidité imposée par lé 
cadre de notre ouvrage, les diverses carrières que 
l’on pourrait ouvrir aux femmes : arts industriels, 
professions commerciales, grandes administrations, 
enseignement. A supposer que l’on fît un pas dé¬ 
cisif en ce sens , quelle en serait l’influence sur 
la situation morale de la femme, sur la consti¬ 
tution et la vie intime de la famille ? Elle serait fort 
grande, mais il faut cependant se garder de toute 
illusion. 

Toutes les carrières que nous venons de passer en 
revue n’auraient pas pour effet immédiat de ramener 
la femme au foyer domestique. Le public, c’est sa 
coutume en toute matière, fait sur ce point les plus 
étranges confusions. Qu’on emploie davantage les 
femmes dans le commerce, qu’on remplace par elles 
une grande partie du personnel des commis de nou¬ 
veautés, que l’on requière leurs services sur une 


348 LE TRAVAIL DES FEMMES 

échelle plus large dans les imprimeries, nous nous en 
féliciterons; mais il n’en est pas moins vrai qu’un 
très-grand nombre des inconvénients signalés, au 
sujet de l’ouvrière en général, persisteront, que quel¬ 
ques-uns même seront aggravés. Les femmes seront 
retenues pendant un temps très-long, treize ou 
quatorze heures quelquefois, loin de leurs foyers et 
de leurs familles; elles vivront dans des ateliers ou 
dans des études où se trouveront à côté d’elles des 
jeunes gens de l’autre sexe, avec tous les défauts et 
toutes les convoitises qui leur sont naturels. Elles 
seront même moins surveillées ; et les intervalles 
de répit que laissent de pareilles occupations, le 
laisser-aller plus grand, l’absence d’une discipline 
rigoureuse feront plus de place aux entreprises re¬ 
grettables et aux chutes irréparables. Le contre¬ 
maître sera remplacé par le chef de rayon, le comp¬ 
table en chef ou le petit patron ; cela n’en vaudra 
guère mieux : la clientèle aussi aura ses dangers. 
D’un autre côté, certaines de ces occupations sont 
fatigantes et peuvent avoir sur les constitutions 
faibles une influence pernicieuse. Enfin, dans l’impri¬ 
merie, par exemple, la jeune fille et la jeune femme 
sont exposées à rencontrer souvent des pages immo¬ 
rales, quelquefois immondes, et à prêter leurs doigts 
à la composition d’obscénités, ou, ce qui ne vaut 
guère mieux, de révélations scientifiques et grossières. 
Tous ces inconvénients, il ne les faut pas perdre de 
vue, et le public en général n’en tient aucun compte. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 349 

Néanmoins, il y aurait un grand avantage à ce que 
ces carrières nouvelles fussent ouvertes aux femmes : 
elles y gagneraient une rétribution plus élevée; elles 
auraient des emplois plus variés et plus dignes, im¬ 
posant ou permettant une tenue et des habitudes 
moins communes et moins abandonnées. Ce sont là 
des sauvegardes contre le vice : elles ne sont pas 
toujours efficaces, mais elles sont puissantes; elles 
ne garantissent que celles qui veulent être garanties, 
c’est déjà beaucoup. Enfin, le marché de la cou¬ 
ture et des professions à l’aiguille se trouverait 
dégagé et la main-d’œuvre y pourrait hausser. 

On se fait aussi des illusions relativement à l’impor¬ 
tance des arts industriels : on ne nous accusera pas 
d’avoir passé trop légèrement sur l’éducation profes¬ 
sionnelle et d’en avoir méconnu les avantages, mais 
il importe d’être précis et de tenir compte des chiffres. 
Les industries des articles de Paris n’occupent en¬ 
semble dans notre capitale que25,698 ouvriers, parmi 
lesquels 10,742 hommes seulement : que l’on y joigne 
la boissellerie où l’on trouve 4,390 ouvriers, dont 
3,176 hommes; les instruments de précision et l’hor¬ 
logerie, qui comprennent 11,828 travailleurs; l’or, 
l’argent et le platine, ainsi que l’imprimerie, la gra¬ 
vure et la papeterie, qui occupent ensemble 38,000 
positions, dont 24,000 hommes, l’on aura en tout 
un effectif de 80,000 positions, dont 49,000 seule¬ 
ment appartiennent à des hommes, 22,000 sont en 
possession des femmes, et le reste entre les mains des 

30 


350 LE TRAVAIL DES FEMMES 

enfants. En admettant que l’on puisse doubler 
le nombre des femmes dans toutes ces industries, 
et nous croyons aller ainsi à la limite du pos¬ 
sible, cela ne ferait que 22,000 places à prendre. 
Triplons encore ce nombre pour toute la France, 
nous arrivons au chiffre de 66,000 places. Assuré¬ 
ment, il en résulterait une notable amélioration. Mais 
il ne faut pas mettre ce résultat, qui n’est d’ailleurs 
que conjectural, en face des occupations si nom¬ 
breuses et si multipliées que la grande industrie offre 
aux femmes ; et il serait insensé de prétendre trouver 
dans ces menus travaux une compensation à la fer¬ 
meture des usines. Que l’on enseigne aux femmes la 
gravure sur bois, la peinture sur porcelaine, sur 
émail, etc., rien de mieux; mais ce serait une folie 
de croire que ces débouchés nouveaux pourraient 
tenir lieu des tissages mécaniques, des indien- 
nages et des ateliers d’apprêts. Il importe d’être 
pratique dans le bien et de ne pas se bercer d’illusions, 
qui mèneraient fatalement à des mesures précipitées 
ou à de regrettables découragements. Il faut, avant 
tout, calculer avec exactitude et partir de données 
précises. 

Une autre remarque importante, c’est que les 
ouvrières, qui s’adonnent aux arts industriels, sont 
pour la plupart occupées à l’atelier, et que c’est l’ex¬ 
ception seulement qui travaille au foyer domestique; 
cet état de choses se pourrait modifier, mais dans une 
mesure limitée. Même dans ces industries artistiques 


351 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

la présence à l’atelier est parfois indispensable, et le 
plus souvent elle est utile : l’atelier, c’est la vie, c’est 
le progrès. Le travail solitaire doit nécessairement 
pencher à la routine ou à la manière. 

Telles sont les difficultés de la tâche ; ayant pour 
but, non de soutenir une thèse, mais d’exposer une 
situation, nous n’avons pas cru les devoir dissimuler. 
Quoi qu’il en soit, le bien à faire, pour ne pas être 
infini, est cependant réel. Quand de nombreuses 
écoles professionnelles pour les femmes auront été 
fondées, ce sera une amélioration sensible, quoiqu’il 
n’en faille pas attendre une transformation radicale. 
Dans les grandes villes surtout, l’effet sera des plus 
heureux. La misère reculera et la prostitution aussi : 
la famille aura des ressources plus grandes. Les tra¬ 
vaux de couture seront dégagés et prospéreront mieux. 
Nous avons sous les yeux une statistique, dont nous 
ne pouvons garantir l’exactitude, n’en connaissant pas 
l’origine. On y donne la proportion des filles non 
mariées au-dessus de 40 ans et des femmes mariées 
dans les plus grandes villes d’Europe. Sur 1,000 fem¬ 
mes de plus de 40 ans l’on trouverait : 

A Vienne 459 non mariées; 408 mariées. 

A Paris 264 — 592 — 

A Londres 303 — 551 — 

A Berlin 37 3 — 503 1 — 

Paris serait plus favorisé que toutes les autres 
grandes villes ; et cependant il y aurait encore dans 


1. Neue Bahnen 1869, tome IV, n° 7. 


352 LE TRAVAIL DES FEMMES 

notre capitale plus du quart, et, si l’on y comprend les 
veuves, les deux cinquièmes des femmes au-dessus 
de quarante ans qui devraient pourvoir seules à leur 
existence. Il est incontestable que l’emploi plus fré¬ 
quent des femmes dans les industries artistiques et 
dans le commerce, avec l’amélioration des travaux de 
couture qui en serait la conséquence, relèverait no¬ 
tablement dans les grandes villes la situation de ces 
femmes isolées. Dans les provinces, l’effet produit se¬ 
rait beaucoup moins grand, parce que les arts indus¬ 
triels y emploient un personnel fort restreint et que 
les importantes maisons de commerce y sont rares. 
Nous avons recherché, en nous gardant de toute 
utopie et de tout enthousiasme décevant, l’influence 
possible et probable de l’enseignement professionnel 
sur la condition des femmes. Nous allons examiner, 
dans les chapitres suivants, les autres réformes qui 
devraient servir d’auxiliaires à la précédente en la 
rendant plus complète et d’une plus générale appli¬ 
cation. 


A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


353 


CHAPITRE II 


De la concurrence faite aux ouvrières par le travail des prisons, 
des ouvroirs et des femmes du monde. Des moyens d’atténuer et 
de supprimer même les mauvais effets de cette concurrence. 


L’instruction professionnelle, avons-nous vu, en 
ouvrant aux femmes d’une manière plus large les oc¬ 
cupations commerciales et les arts industriels, sera 
d’un puissant secours à un grand nombre d’entre elles : 
mais l’immense majorité de nos ouvrières, si répandu 
que l’on veuille supposer l’enseignement technique 
et spécial, devra rester attachée à ces professions 
plus humbles, où l’apprentissage est court, le perfec¬ 
tionnement limité, et qui n’exigent que peu d’études. 
Peut-on aussi venir au secours de ces nombreuses lé¬ 
gions d’ouvrières plébéiennes, condamnées à vivre 
d’un travail obscur et auquel l’art et la science n’ont 
aucune part? Nous avons déjà fait pressentir que le 
seul fait de l’entrée d’un certain nombre de femmes 
dans les carrières du commerce ou des industries ar¬ 
tistiques dégagerait le marché des travaux de couture 
et des autres ouvrages féminins et en relèverait dans 
une certaine mesure la valeur. Une telle assertion 
porte avec soi sa preuve. Mais n’y aurait-il pas d’au- 


354 LE TRAVAIL DES FEMMES 

très moyens plus positifs de relever la main-d’œuvre 
des femmes dans les occupations les plus usuelles de 
l’industrie? Nous croyons qu’il en existe, et nous en¬ 
treprenons de le démontrer. 

On a beaucoup parlé de la concurrence faite aux 
ouvrières par les prisons, les ouvroirs et les femmes 
du monde. C’est une de ces questions où l’on fait, 
d’ordinaire, plus d’étalage de paroles que de déploie¬ 
ment de raisons. Le public, qui juge avec son instinct 
plus qu’avec ses connaissances, a depuis longtemps 
rendu son arrêt sur ce point. Il a condamné, sans hé¬ 
siter, les établissements pénitentiaires et charitables, 
comme coupables d’une concurrence ruineuse pour 
le travail libre. 

Il est de toute nécessité que les prisonniers travail¬ 
lent. Leur vie, sans le travail, serait matériellement 
difficile, moralement insoutenable. Mais à quel genre 
d’ouvrages doivent-ils se livrer, et que doit-on faire 
du produit de leurs journées? ce sont là les seules 
questions qu’il soit raisonnable de discuter. La con¬ 
naissance de la nature réelle des droits de l’Etat dans 
la répression et du but que celle-ci a le devoir de se 
proposer indique le genre d’ouvrage auquel les con¬ 
damnés doivent être conviés, et au besoin contraints. 
La société a, en effet, envers les prisonniers d’impé¬ 
rieux devoirs, qui consistent à les relever moralement 
dans la mesure du possible, et à faire en sorte que, 
rendus libres après l’achèvement de leur peine, ils 
puissent mener une vie honnête et ne soient plus ten- 


355 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

tés de retomber dans le crime. Or, pour que les cri¬ 
minels soient en situation de gagner leur vie ci leur 
sortie du lieu d’expiation, il faut que l’État les entre¬ 
tienne dans la pratique du métier qu’ils connaissent 
ou, s’ils n’en connaissent aucun, qu’il leur apprenne 
un métier lucratif, conforme à leurs dispositions et au 
milieu dans lequel ils ont jusque là vécu et où il est 
probable qu’ils retourneront. Ainsi la société n’a pas 
le choix du travail qu’elle imposera aux condamnés à 
temps : elle ne peut que leur faire exercer leur ancien 
état, de façon qu’ils ne l’aient pas oublié quand ils 
rentreront en liberté ouleur en apprendre un nouveau 
assorti à leurs habitudes et, dans une certaine mesure, 
à leurs goûts. Yoilà ce que dicte à l’État son devoir en 
même temps que son intérêt. Ce serait de sa part une 
grande faute de ne considérer en pareille matière que 
ses propres convenances ou les facilités du service. 

■ Comme les professions humaines sont infinies en 
nombre et qu’il n'en est guère où le vice et le crime 
ne lèvent un contingent, il en résulte que le travail 
dans les prisons doit être excessivement varié. L’on a 
compté jusqu’à cinquaDte-quatre industries différen¬ 
tes qui sont exercées dans les maisons centrales, c’est- 
à-dire dans les établissements qui contiennent les 
condamnés à l’emprisonnement pour plus d’un an, à 
la réclusion et à la détention, ainsi que les femmes 
condamnées aux travaux forcés. Ce chiffre de cin¬ 
quante-quatre industries ne peut avoir rien de fixe, et, 
dans la pratique, il n’est pas absolu, car sous le nom 


356 LE TRAVAIL DES FEMMES 

d’industries diverses on range tous les métiers qui 
n’occupent qu’un petit nombre de détenus. Ainsi les 
prisons ne sont pas et ne doivent pas être des ateliers 
homogènes livrés à la production en gros de quelques 
articles en petit nombre. Tels sont les vrais principes 
et, à tou» égards, il serait dangereux de ne les pas 
observer. 

L’on a proposé de convertir tous les prisonniers en 
ouvriers agricoles, et de les employer à défricher les 
terres incultes ou à des travaux d’utilité publique. Ce 
serait une réforme analogue à celle qui a été accom¬ 
plie pour les bagnes : nous croyons qu’elle est impra¬ 
ticable pour les condamnés à temps. Car, ce que l’on 
ne doit jamais perdre de vue, quand il s’agit de ces 
derniers, c’est qu’ils retourneront dans la société et 
qu’ils auront besoin d’v vivre de leur travail. Or, si 
l’on ne les a pas entretenus dans la pratique du métier 
qu’ils avaient jusqu’alors exercé, si Ton n’a tenu au¬ 
cun compte de leurs aptitudes, de leurs habitudes et 
de leurs goûts, si d’un tailleur ou d’un bijoutier l’on 
a voulu faire un laboureur ou un manœuvre, il n’y a 
aucun doute que l’on n’ait augmenté les chances de 
récidive contre lesquelles les institutions pénitentiaires 
ont précisément pour but de lutter. 

Ici se présente la seconde question ; que doit-on 
faire des produits du travail des prisonniers et quelles 
mesures doit-on prendre pour que ces produits ne se 
vendent pas au rabais, faisant ainsi concurrence à 
l’industrie libre?'H y a d’abord une proposition que 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


357 


l’on doit écarter et qui ne peut être considérée comme 
sérieuse. C’est celle de détruire ou de laisser perdre 
les articles travaillés parles détenus. Le travail humain 
est une chose trop noble, les produits une chose trop 
rare, pour qu’il soit permis de les gaspiller. Les jour¬ 
nées des prisonniers doivent être des journées vrai¬ 
ment productives, c’est-à-dire ayant une utilité éco¬ 
nomique et contribuant à accroître la somme de ser¬ 
vices et de produits dont jouit l’humanité. Le meilleur 
plan, selon nous, serait d’employer à des travaux 
d’intérieur et à l’approvisionnement même des prisons 
et des autres administrations publiques tous les déte¬ 
nus exerçant un métier qui pourrait avoir cette desti¬ 
nation ; ainsi, les tailleurs, les couturières, devraient 
être occupés de préférence à faire les vêtements et le 
linge dont les maisons de détention ou les adminis¬ 
trations publiques peuvent avoir besoin. Quant aux 
métiers qui ne seraient pas susceptibles d’être exploi¬ 
tés de cette manière, il faudrait les faire travailler 
pour le compte des fabricants du dehors. 

Si l’on observait ces règles, nous croyons que la con¬ 
currence faite par les prisons aux ouvrières libres se¬ 
rait à peu près nulle et tout à fait négligeable. Àujour- 
dhui, au contraire, elle est assez grave en certains 
cas, et voici de quelle manière. Les pénitenciers agri¬ 
coles, quoiqu’ils aient été dernièrement développés , 
sont trop peu nombreux, eu égard à l’importance de 
l’élément rural dans le recrutement des prisons. 
D’après une des dernières statistiques, celle de 1866, 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


publiée en 1868, la proportion des ouvriers agricoles, 
journaliers, domestiques des campagnes et des vil¬ 
les 1 , au nombre total des détenus dans les maisons 
centrales, était de 42, 71p. 100 pour les hommes et 
de SS, S8 pour les femmes; or, sur 18 maisons cen¬ 
trales pour les hommes, l’on n’en comptait que $ 
dont les trois pénitenciers de la Corse et en outre Fôn- 
tevrault et Clairvaux, où les prisonniers fussent appli¬ 
qués à des travaux extérieurs. Ainsi, un très-grand 
nombre des détenus appartenant à la population ru¬ 
rale sont employés à des occupations industrielles. 
On leur fait faire l’apprentissage d’un métier;l’on 
augmente ainsi le nombre des personnes vouées aux 
professions urbaines. Ce n’est là qu’une petite partie 
du mal. Mais quel métier va-t-on choisir pour l’ap¬ 
prendre à ces détenus qui n’en ont pas? On ne se 
préoccupe pas assez dans ce cas de l’avenir du prison¬ 
nier, non plus que des droits des ouvrières libres. On 
ne s'inquiète, croyons-nous en général, que des faci¬ 
lités de l’apprentissage et des convenances du service. 
En parcourant la liste des métiers exercés dans les 
prisons et des produits de chacune d’elles, on est ef¬ 
frayé de la place qu’y tiennent la chaussonnerie, la 


1. Il est très-regrettable que l’on ait rangé en un seul groupe 
toutes ces professions dont quelques-unes n’ont presque rien de 
commun entre elles. Il n’y a absolument aucun rapport comme habi¬ 
tudes, éducation, genre de vie, entre une femme de chambre pari¬ 
sienne et une fille de ferme. Des groupes aussi compréhensifs et 
contenant des éléments aussi hétérogènes que celui que nous citons 
dans le texte sont presque dépourvus d’enseignement. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 359 

sparterie, le rempaillage des chaises, la vannerie. 
Dans la vie libre, ces métiers n’occupent qu’un petit 
nombre de bras. Or, ils tiennent le premier rang dans 
le travail des prisons. Dans les maisons centrales 
pour les hommes, qui comptaient, au 31 décembre 
1866, 12,850 prisonniers, l’on en trouve 1,001 oc¬ 
cupés àla chaussonnerie et ayant fourni 258,024 jour¬ 
nées de travail; seule, Industrie des tailleurs a un 
chiffre plus elevé ; les travaux de paille et de sparterie 
ont occupé en outre 166 hommes fournissant 34,217 
journées de travail; la vannerie en employait 286 et 
93,678 journées; si 1 on veut y joindre la brosserie, 
pour laquelle on compte 130,310 journées et 424 
travailleurs, l’on a pour ces professions infimes, dans 
les seules maisons d’hommes, un total de 1,877 ou¬ 
vriers et de 486,229 journées de travail : c’est plus 
du cinquième du nombre des travailleurs et des jour¬ 
nées dans toutes les maisons centrales d’hommes, si 
l’on néglige les pénitenciers de Corse où les détenus 
sont employés à des travaux agricoles, et si l’on dé¬ 
duit le nombre des prisonniers qui, dans nos maisons 
de terre ferme, sont occupes aux services d’intérieur. 
Si, des maisons centrales, l’on passe aux maisons 
d’arrêt, de justice et de correction des départements, 
l’on voit que la chaussonnerie figure encore pour 8 
p. 100 dans le produit total en argent des industries 
exercées, et, si l’on y joint la sparterie, le rempaillage 
des chaises et la fabrication de paillassons, tous ces 
métiers pris ensemble donnent 12 p. 100 environ de 


360 LE TRAVAIL DES FEMMES 

]a production estimée en valeur, c’est-à-dire, à cause 
du bas prix des ouvrages de sparterie et de chausson- 
nerie, environ 25 ou 30 p. 100 des journées de tra¬ 
vail. Nous ne craignons pas de dire qu’il y a là un 
abus grave, et que, dans ce cas, la concurrence est 
fatale aux ouvrières libres. Reportons-nous, en effet, 
à la statistique de 1860 sur l'industrie de Paris. Ar¬ 
rêtons-nous à l’industrie de la chaussonnerie, cata¬ 
loguée sous le numéro 73 et comprise dans le groupe 
du vêtement; voici ce que nous y lisons : «Les chaus¬ 
sons en lacet et les chaussons de lisière se fabriquent, 
en grande partie, dans les prisons où la main-d’œu¬ 
vre est de 20 p. 100 meilleur marché qu’en ville, » et 
si nous examinons le salaire des ouvrières chaus- 
sonnières de Paris, nous voyons qu’il est extrême¬ 
ment minime, 1 fr., 1 fr. 25, ne s’élevant que par 
exception au-dessus de 1 fr. 50. La même réflexion 
s’applique à la sparterie, à la vannerie et au rem¬ 
paillage des chaises. Il est aisé' de comprendre, en 
effet, que la concurrence de plusieurs milliers de 
prisonniers et de plus d’un million de journées de 
travail soit désastreuse pour les ouvrières libres de ces 
petites industries, qui n’ont qu'un champ d’emploi 
fort limité et ne comptent qu’un effectif peu considé¬ 
rable. On dira peut-être que c’est aux ouvrières à se 
garer et à ne pas confier leur existence à un travail si 
peu rémunérateur. Cela n’est vrai que dans une cer¬ 
taine mesure. Il n’est pas si aisé à une vieille femme 
de changer de métier, et l’on ne peut raisonnablement 


AU DIX-NEUVIEME SIÈCLE. 361 

exiger qu’elle le fasse. Quoique sa rémunération 
devienne plus chétive d’année en année, elle reste at¬ 
tachée à son travail que le salaire abandonne, comme 
le mollusque au rocher d’où la mer se retire. L’on a 
donc le droit de reprocher à l’administration des pri¬ 
sons d’encourager sur une si grande échelle la prati¬ 
que, et surtout l’apprentissage d’un métier qui rend 
si peu. C’est, en outre, pousser presque les condam¬ 
nés à la récidivé, quand ils seront en liberté et n’au¬ 
ront plus que le revenu de ces misérables industries 
pour les faire vivre. L’observation que mous avons 
faite sur la chaussonnerie pourrait aussi bien s’appli¬ 
quer à la boutonnerie, qui occupe dans les maisons 
centrales d’hommes 653 détenus fournissant 180,000 
journées de travail, et qui est en outre une des. in¬ 
dustries les plus exercées dans les maisons d’arrêt, de 
justice et de correction. C’est faire une concurrence 
fâcheuse aux malheureuses ouvrières libres, que le 
défaut d’éducation ou que leurs antécédents ont en¬ 
gagées dans cette profession peu rétribuée. On trouve 
plusieurs centaines de détenus (hommes), occupés au 
bobinage, à la filature du lin à la main, au dévidage, 
au coupage de chiffons. C’est une pitié; non pas que 
la concurrence dans ces derniers métiers soit bien 
dangereuse aux ouvrières libres, le champ d’emploi 
de ces industries étant considérable, mais parce qu’il 
est impossible qu'un prisonnier libéré puisse vivre 
d’un pareil labeur et qu’il est ainsi poussé à de nouveaux 
forfaits. Il importe donc d’abandonner ces vieux er- 


362 LE TRAVAIL DES FEMMES 

rements. Le but de la répression, qui doit être de 
relever le condamné au moral, est aussi de le mettre, 
au point de vue matériel, dans une voie meilleure : la 
première condition pour y réussir, c’est de ne le pas 
engager dans des métiers infimes déjà encombrés et 
qui rapportent à peine un morceau de pain. 

Dans les travaux de couture nous ne croyons pas 
que les ouvrières aient beaucoup à craindre la concur¬ 
rence des prisons. L’on rencontre, il est vrai, dans 
nos maisons centrales, 3,000 femmes et un millier 
d’hommes peut-être occupés aux différents travaux 
d’aiguille. Mais comme il n’y a pas moins de plusieurs 
centaines de mille femmes en France employées dans 
cette industrie, ce que l’on a appelé la concurrence de 
quantité n’existe pour elles que dans une proportion 
négligeable, d’autant plus que la très-grande partie de 
ces prisonnières se serait livrée à la même tâche en li¬ 
berté. Mais existe-t-il une concurrence de prix? en d’au¬ 
tres termes, le seul fait que les travaux de couture sont 
moins chers dans les prisons qu’à la ville a-t-il pour 
résultat de déprécier tous les ouvrages d’aiguille, et 
de réduire le salaire de toutes les couturières? C’est 
un phénomène économique fréquent, que la présence 
sur le marché de quelques objets à bas prix ou même 
la simple menace de leur introduction suffise pour 
faire baisser immédiatement tous les objets similaires 
ayant des prix de revient plus élevés, et se trouvant en 
nombre beaucoup plus considérable que les premiers. 
Dans le cas qui nous occupe, y a-t-il lieu à ce phé- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 363 

nomène? Nous ne le pensons pas; en voici la raison. 
Pour que la dépréciation s’effectue par la présence 
d’une quantité réduite d’articles ayant des prix do re¬ 
vient inférieurs à ceux de la généralité des articles 
similaires, il faut qu’il y ait au moins possibilité de 
faire arriver sur le marché, dans un prochain avenir, 
une quantité considérable de ces produits à bas prix ; 
mais si c’est une quantité fixe, non susceptible d’ex¬ 
tension et de multiplication qui se trouve ainsi sur un 
marché très-important, elle n’aura sur la généralité 
des prix aucune espèce d’influence. Prenons un exem¬ 
ple : sur une place où il se vend cent hectolitres de 
blé, s’il s’en rencontre seulement dix ou vingt qui 
aient un prix de revient moitié moindre que le prix 
de revient des autres, qu’en résultera-t-il pour la 
généralité des prix de vente? Il faut distinguer. S’il 
est facile ou même possible de faire arriver sur la 
place, dans un délai qui ne soit pas trop éloigné, 
une quantité considérable d’hectolitres ‘de blé ayant 
des prix de revient inférieurs, tout le blé sera dé¬ 
précié et se vendra moins cher qu’auparavant. 
Mais si cette petite quantité de blé à prix de re¬ 
vient peu élevé est une quantité fixe, qui ne se 
puisse multipüer, ni même augmenter, le prix de la 
généralité du blé né sera pas altéré; il restera 
identique à ce qu’il était auparavant. Or, il y a 
plusieurs centaines de mille femmes qui vivent en 
France des travaux d’aiguille ; trois ou quatre mille 
environ travaillent à bas prix dans les prisons, le sa- 


364 LE TRAVAIL LES FEMMES 

laire des premières en sera-t-il affecté? Non, parce que 
le nombre de ces prisonnières travaillant pour une 
rémunération chétive est restreint par la nature même 
des choses et qu’il ne peut s’accroître : c’est une 
quantité fixe, et jamais une quantité restreinte de pro¬ 
duits à bas prix n'influera sur les prix généraux, si 
cette quantité n’est susceptible de prochaine et consi¬ 
dérable multiplication. 

L’on voit pourquoi la concurrence des prisons est 
beaucoup moins redoutable aux ouvrières en couture 
qu’aux ouvrières en sparterie, chaussonnerie, vanne¬ 
rie, boutonnerie. 

Ce sont les femmes et les filles ignorantes, qui ont 
eu l’infortune ou l’imprudence de confier leur destinée 
à ces derniers métiers, ce sont celles-là qui succom¬ 
bent sous le poids de la concurrence des établissements 
pénitentiaires. Il est un cas, cependant, où les travaux 
d’aiguille dans les prisons pourraient nuire notable¬ 
ment aux ouvrières libres : c’est le cas où les prison¬ 
nières, au lieu de s’adonner aux travaux de couture 
dans leur infinie variété, seraient toutes ou presque 
toutes dirigées vers une branche spéciale. Supposez 
que les 3,000 femmes de nos maisons centrales soient 
toutes ou presque toutes employées, soit à la fabrica¬ 
tion des chemises fines pour hommes, soit à la fabri¬ 
cation des corsets : il est incontestable que les ouvriè¬ 
res du dehors, occupées dans ces deux branches de 
l’industrie de la couture, seraient exposées à une dé¬ 
préciation des salaires. Les statistiques, publiées par 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 365 

l’administration des prisons, ne nous permettent pas 
de savoir si cette regrettable supposition se réalise. 
Ce qu’il faut craindre, avant tout, c’est de pousser les 
détenus dans des professions qui n’ont qu’un champ 
d’emploi limité et par conséquent un effectif réduit, 
ou bien encore dans celles qui sont déjà encombrées. 
Or, c’est une tendance à laquelle les administrations 
cèdent souvent, parce que l’apprentissage de ces pro¬ 
fessions est plus facile. Une autre tendance, non moins 
fâcheuse, c’est celle qui porte à simplifier la surveil¬ 
lance, en réduisant le nombre des branches de travail 
cultivées dans les établissements pénitentiaires. 11 
serait, sans doute, bien plus commode de n’avoir que 
deux ou trois industries dans nos prisons, la .chaus- 
sonnerie, je suppose, la lingerie fine et la cordonne¬ 
rie ; mais cela serait désastreux pour les ouvrières du 
dehors, des deux premiers métiers surtout. Il ne faut 
pas oublier qu’il est excessivement difficile aux ouvriè¬ 
res libres, impossible même à quelques-unes, de 
changer de métier. 

Nous ne nions pas que l’apphcation de ces prin¬ 
cipes ne présente au point de vue administratif quel¬ 
ques difficultés. Ils demandent une ' surveillance plus 
grande, une sorte de tutelle exercée individuellement 
et non d’une manière collective, du discernement, de 
la prévoyance, des études et des connaissances indus¬ 
trielles. Il importe d’autant mieux de prendre des me¬ 
sures, qu’on a fait depuis quelques années des efforts 
nombreux et efficaces pour développer le travail des 

31. 


366 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


prisons. L’on est parvenu à augmenter la production, 
quoique le nombre des prisonniers ait diminué, du 
moins dans les maisons centrales. En 1858, dans ces 
derniers établissements, 19,736 détenus avaientfourni 
5,946,400 journées de travail, qui n’avaient été éva¬ 
luées, d'après les prix du tarif, qu’à 2,883,546 fr. 
40 cent. En 1866, d’après la statistique officielle ré¬ 
cente, le nombre des prisonniers et des journées de 
travail dans les maisons centrales était inférieur d’un 
quart; cependant la production était notablement su¬ 
périeure : il y avait, en effet, au 31 décembre, 14,795 
détenus, lesquels auraient donné 4,847,086 journées 
de travail ; mais ces journées étaient évaluées, d’après 
les tarifs, à 3,511,957 fr. La journée de travail, qui 
était en moyenne, en 1858, de 47 cent. 83 pour les 
hommes et de 39 cent. 12 pour les femmes, soit en¬ 
semble 45 cent. 67, se trouvait s’élever, en 1866, à 
67 cent. 99 pour les hommes et 67 cent, pour les 
femmes, soit pour les deux sexes 67 cent. 80. Il y a là 
une amélioration considérable. D’un autre côté, en 
1858, les prisons de la Seine n’avaient fourni que 
724,067 journées de travail, dont le produit était 
de 387,711 fr. 90 cent. : les maisons de correction et 
d’arrêt des autres départements n'avaient donné que 
1,731,817 journées et produit que 535,450 fr. 19 
cent, en tout, pour les maisons d’arrêt tant de la Seine 
que des autres départements, 2,455,874 journées et 
923,162 fr. 9 cent. En 1866, les mêmes établisse¬ 
ments ont fourni une valeur de 1,743,971 fr. 43 cent., 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 367 

d’après les tarifs, soit près du double. L’on voit com¬ 
bien la production des prisons s’est accrue en huit 
ans : elle a augmenté de moitié, si l’on considère à la 
fois les maisons centrales et les maisons d’arrêt et 
de correction; elle a doublé, si l’on ne tient compte 
que des dernières. C’est une raison de plus pour pren¬ 
dre des précautions en faveur des ouvriers libres des 
industries similaires : l’administration a, sur ce point, 
une grande responsabilité dont il est bon qu’elle se 
préoccupe sérieusement. 

Bien plus nombreux que les prisons sontles ouvroirs, 
et leur production est sans comparaison plus active. 
Quelle peut-être l’influence du travail de ces établisse¬ 
ments charitables sur le salaire des ouvrières libres ? 
c’est une question grave et qui mérite d’être étudiée 
de près. 

L’Église a eu le mérite, au moyen âge, de conser¬ 
ver le dépôt des connaissances acquises et de former 
les jeunes générations soit à la pratique des sciences, 
soit à la culture des lettres. Il s’était constitué alors 
un nombre presque infini de corporations, qui reven¬ 
diquaient la noble et sainte mission d’instruire les in¬ 
telligences en élevant les âmes et de développer la 
civilisation sur cette terre tout en dirigeant l’humanité 
vers le ciel. Aujourd’hui, les sciences sont devenues le 
domaine de tous ; il n’est pas à craindre qu’elles péris¬ 
sent ou qu’elles demeurent stationnaires : l’État et les 
communes ont pris à leur charge les établissements 
d’instruction publique. Dans leur louable désir d’acti- 


368 LE TRAVAIL DES FEMMES 

vité, les corporations religieuses ont entrevu une tâche 
nouvelle, immense, que les communes et l’Etat négli¬ 
geaient : et elles se sont emparées avec une généreuse 
ardeur de ce nouveau domaine où elles ne rencon¬ 
traient pas de concurrence. Elles ont entrepris sur la 
plus vaste échelle, et bien avant l’invention du mot, 
l’enseignement professionnel des jeunes filles. Elles 
ont eu le mérite de découvrir que, si le travail est un 
devoir, c’est aussi une sauvegarde, et que c’est par 
conséquent une œuvre sainte d’apprendre dès l’en¬ 
fance un métier au sexe le plus abandonné par la na¬ 
ture et le plu? entouré de périls dans la vie sociale. 
Alors que personne n’y songeait, les corporations 
religieuses ont réuni les jeunes filles dans des salles 
communes pour leur enseigner la couture, le tricot et 
d’autres connaissances, plus essentielles encore à la 
sécurité et à la dignité de la vie de la femme que la 
lecture ou le calcul. Le travail manuel a toujours été 
en honneur auprès de l’Église. Il y a près de trois siè¬ 
cles que l’un des esprits les plus élevés et les plus sym¬ 
pathiques à la fois qu’ait produits le catholicisme, 
saint François de Sales, prononçait ces admirables et 
touchantes paroles : « Que je serais consolé si, avant 
de mourir, je pouvais voir en l’Église de Dieu une so¬ 
ciété de filles et de femmes où l’on ne portât d’autre 
dot qu’une bonne volonté et l 'industrie de gagner sa 
vie du travail de ses mains , et qui pour cela n’eût 
point d’autre chœur que la salle de travail; où toutes 
ensemble participassent à la félicité dont parle le t Pror 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 369 

phète : Vous serez bienheureux, si vous mangez le 
fruit des travaux de vos mains. Mon Dieu ! la grande 
consolation de manger son pain à la sueur de son vi¬ 
sage et de pouvoir dire avec le grand Apôtre : Voilà 
des mains, qui non-seulement m’ont fourni les Choses 
nécessaires, mais aussi à ceux qui souffrent la néces¬ 
sité. » Il semble que dans notre siècle l’immense ma¬ 
jorité des corporations religieuses aient été animées 
de cet esprit. L’on a vu s’étendre sur le sol de la France 
comme un vaste réseau d’établissements charitables 
ayant pour but d’apprendre aux jeunes filles à gagner 
dignement leur vie par le travail : tantôt modestement 
abrités sous le toit le plus humble, tantôt fixés dans 
de superbes hôtels avec le caractère de grandeur et de 
faste que les fondations d’enseignement offrent dans 
des pays voisins du nôtre ; réunissant ici jusqu’à 3 ou 
400 jeunes filles internes; avec toutes les ressources 
d’outillage que présente l’industrie moderne ; là, au 
contraire, distribuant à une douzaine de pauvres filles, 
qui apportent elles-mêmes leur nourriture, un ensei¬ 
gnement exclusif et routinier ; ici, abandonnées à 
elles-mêmes et forcées de pourvoir à la plus grande 
partie de leur entretien par le seul produit de leur tra¬ 
vail; là, dotées avec magnificence et même prodiga¬ 
lité. Malgré toutes ces différences dans les conditions 
extérieures, ces écoles d’apprentissage et de prière 
offrent les mêmes traits essentiels, la même organisa¬ 
tion fondamentale. 

Quel est le fruit de ces généreux efforts? Est-il vrai 


370 LE TRAVAIL DES FEMMES 

qu’ils se retournent contre ces mêmes ouvrières qu’ils 
ont pour but de secourir? Est-il vrai que toutes ces 
institutions charitables aient pour effet de déprimer les 
salaires? Quoi qu’il nous en coule de jeter le blâme le 
plus léger sur des institutions aussi saintes par leur 
esprit, aussi philanthropiques par leur but, que ces 
ouvroirs, ces providences, ces préservations, nous 
sommes contraint de reconnaître que, dans leur or¬ 
ganisation actuelle, ces établissements ont trop sou- 
ven t pour effet de porter un coup funeste au travail des 
ouvrières du dehors, et de réduire dans une propor¬ 
tion notable leur rémunération ; mais cette influence 
funeste, contraire aux prévisions des fondateurs de 
ces mille œuvres pieuses, n’est pas une conséquence 
nécessaire et à laquelle il soit impossible d’échapper. 
Il suffirait de quelques modifications dans l’enseigne¬ 
ment, le recrutement et les relations extérieures de 
ces instituts charitables pour en faire des pépi¬ 
nières fécondes qui, sous une direction habile, pour¬ 
raient améliorer en peu d’années la condition des 
ouvrières en France, et relever, en même temps 
que l’habileté du travail des femmes, le taux de leurs 
salaires. 

Il importe, tout d’abord, de préciser l’étendue de 
la concurrence que ces institutions font aux ouvrières 
ordinaires. Nous n’avons poür cela qu’à dresser la 
carte géographique des ouvroirs en France : c’est 
une œuvre facile et pleine d’enseignements. D’après le 
recensement de 1861, il y avait dans notre pays 283 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 871 

communautés de femmes, comprenant 361 maisons 
mères, 595 maisons indépendantes, 11,050 succur¬ 
sales et 90,343 membres. L’on comptait 58,883 reli¬ 
gieuses vouées à l’enseignement, 20,294 aux soins 
hospitaliers, 8,095 à la vie contemplative, 3,073 à 
la direction d’asiles ou de maisons de refuge. Un 
très-grand nombre de ces maisons religieuses avaient 
ouvert,' dans plus de mille localités, des ouvroirs, 
dont les uns sont internes et les autres externes. De 
ces communautés, les unes exercent leur action sur 
toute l’étendue de la France et ont des ouvroirs aux 
points les plus opposés de notre territoire. D’autres, 
au contraire, nées en pro\ince, restreignent leur ac¬ 
tivité à un cercle de plusieurs départements autour de 
leur maison mère. A la première catégorie appartient 
la grande etglorieuse communauté des sœurs deSaint- 
Yincent de Paul; ces saintes filles ne sont pas unique¬ 
ment consacrées aux soins hospitaliers ; elles s’occu¬ 
pent aussi de l’éducation des filles pauvres ou délais¬ 
sées. Un document très-récent et de bonne source 1 nous 
apprend que, sur 800 maisons qui relèvent en France 
de la communauté de Saint-Yincent de Paul, il y en 
a plus de 400 qui comptent des internats où les tra¬ 
vaux à l’aiguille sont presque toujours pratiqués. Un 
très-grand nombre de ces écoles sont, dans toute la 
rigueur du mot, des ateliers d’apprentissage et de 


1. F. Monnier. De l'organisation du travail manuel des jeunes 
filles. Les internats industriels. 


sn 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


fabrication. Telle est la célèbre maison Eugène-Napo¬ 
léon (254, rue du Faubourg-Saint-Antoine); telle 
aussi la Maison-Blanche (40, rue Yendrezane), et de 
très-nombreux ouvroirs, entre autres ceux de Beau¬ 
vais, Saint-Malo, Langres, Saint-Brieuc, Lamballe, 
Yerdun, etc. Plusieurs milliers de jeunes filles, au 
bas mot, sont occupées dans ces établissements, aux 
travaux d’aiguille pour la plupart. En partant de Paris 
pour nous diriger vers l’est, puis vers le sud, remon¬ 
ter ensuite vers le centre et delà retourner vers le sud- 
ouest pour suivre enfin la côte de la mer, depuis le golfe 
de Gascogne jusqu’au nord de la Bretagne, voici 
quelles sont les principales communautés religieuses 
que nous rencontrons et qui se livrent à l’œuvre de 
l’enseignement industriel des jeunes filles. Les sœurs 
de Saint-Joseph de Cluny, qui ont 57 succursales et 
919 membres, ont quelques ouvroirs, entre autres 
ceux de Meaux, Maisons-Alfort, Ménil-Saint-Firmin 
(Oise), Alençon. Plus importantes au point de vue qui 
nous occupe sont les religieuses du Saint-Cœur-de- 
Marie, àNancy. Cette communauté fut fondée, en 1842, 
par Mgr Menjaud, qui en formula le but en ces termes : 
« On ouvre assez de maisons pour ramener au bien 
les jeunes filles qui se sont égarées, je préfère en 
fonder une pour les conserver pures. On y réunira les 
divers apprentissages des ouvrages par lesquels elles 
peuvent gagner leur vie. » Cette congrégation a dix 
succursales, auxquelles sont annexés autant d’ouvroirs. 
Les sœurs de Saint-Charles se partagent la Lorraine 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 373 

avec la corporation que nous venons de nommer, et ont 
de grands établissements de travail dans les grandes 
villes, entre autres à Nancy et à Metz. En nous écartant 
un peu vers le centre, nous rencontrons les sœurs de 
la Charité et de l’Instruction chrétienne à Nevers : 
c’est une communauté considérable et qui dirige, sans 
compter les asiles, 60 ouvroirs, dont la moitié sont in¬ 
ternes et comprennent 1,223 jeunes filles; l’autre 
moitié est externe et se trouve visitée par 800 élèves ou 
apprenties. A Nevers, à Yarennes (Nièvre), à Mâcon, 
Chalon-sur-Saône, Tulle, Périgueux, Yillefranche, 
Montpellier, sont les plus florissants de ces établisse¬ 
ments. Une communauté voisine et qui marche sur les 
traces de la précédente, c’est celle de Saint-Paul de 
Chartres. A Chartres même, à Châteaudun, à Meulan, 
à Angerville, Arpaj on, Tour ville, Dourdan, Chatenay, 
cette corporation a des ouvroirs internes ; mais le prin¬ 
cipal de ses établissements est l’institution de Ménars 
(Loir-et-Cher),fondée eu 1840 par le prince de Chimay, 
gérée à-ses frais et comptant 125 élèves. Retournons à 
l’est et parcourons l’Alsace : le zèle des communautés 
catholiques y rivalise avec celui des diaconesses pro¬ 
testantes : pour ne parler ici que des premières, voici 
les filles du Divin-Rédempteur, à Niederbronn ( Bas- 
Rhin). Elles ont des ouvroirs dans différentes villes 
industrielles, entre autres à Mulhouse et à Guebwil- 
ler. Une autre congrégation, celle des sœurs de la 
Croix, a des ouvroirs considérables à Strasbourg et à 
Colmar. Si nous descendons vers le sud, l’importante 

32 


374 LE TRAVAIL DES FEMMES 

communauté des sœurs de Saint-Joseph aux Char¬ 
treux, à Lyon, attire et retient tout d’abord notre at¬ 
tention. Sans parler des salles d’asile, refuges, hos¬ 
pices et de nombreux pensionnats et externats, les 
sœurs de Saint-Joseph aux Chartreux ont 21 ouvroirs 
internes. Elles embrassent toute cette région indus¬ 
trielle du Lyonnais, du Forez, du Beaujolais : elles 
tiennent six ouvroirs à Lyon, deux à Saint-Étienne; 
elles en ont à Tarare, Bédarieux, Saint-Chamond, 
Villefranche, Bességes, et en d’autres lieux encore. 
Le nombre des élèves de chacun varie de 30 à 150. 
Si nous poursuivions vers le sud-est, nous aurions à 
mentionner, dans le Dauphiné, les religieuses des 
Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, à Recoubeau 
(Drôme): mais cette congrégation se distingue par des 
caractères très-marqués de celles qui précèdent ou 
qui vont suivre : elle ne tient d’ailleurs pas, à pro¬ 
prement parler, d’ouvroirs ; elle surveille seulement 
les jeunes filles occupées dans les ateliers de la soie. 
En nous dirigeant de nouveau vers le centre, nous 
découvrons la communauté des sœurs de la Présenta¬ 
tion de Marie, à Bourg-Saint-Andéoi : c’est une des 
plus vieilles institutions de ce genre ; elle date de 
1796, et fut établie à Thueyts (Ardèche) par les soins 
d’une femme du monde. Son principal établisse¬ 
ment est maintenant à Bourg-Saint-Andéoi : elle a 
beaucoup d’autres ouvroirs internes, entre autres 
ceux d’Alais, Orange, Moulins, Aix, Milhau, Saint- 
Julin, Vallon et du Puy. Le sud-ouest est moins fé- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


37b 


cond en communautés se consacrant à l’instruction 
professionnelle des jeunes filles : les sœurs de l’im¬ 
maculée Conception, à Bordeaux, ont peu d’ouvroirs 
internes, quoiqu’elles aient un certain nombre d’ex¬ 
ternats où les travaux de couture sont pratiqués. 
Mais, en remontant vers le nord, le long de la côte, 
l’on rencontre les filles de la Croix, dites sœurs de 
Saint-André, à Poitiers : elles ont des maisons de 
providence pourvues d’ouvroirs internes à Angoulême, 
Pamiers,Toulouse, Ivry, Poitiers, Niort,Bayonne, etc. 
Le nombre des élèves varie dans chacun de 30 à 80. 
La même congrégation a un très-grand nombre 
d’ouvroirs externes : un à Poitiers, deux à Bayonne, 
un à Pau, deux à Tarbes ; puis, dans la région des 
Landes, à Salies-de-Béarn, à Bidache, Dax, Saint- 
Paul-lès-Dax, Maubourguet, Oléron, etc. Un peu plus 
au nord sont les filles de la Sagesse, à Saint-Laurent- 
sur-Sèvre (Vendée). Elles tiennent quatre ouvroirs 
internes à Nantes, dont l’un a 100 élèves, trois à Or¬ 
léans, d’autres à Saint-Nazaire, Châtellerault, Dinan 
et autres lieux. En nous dirigeant vers le centre, nous 
trouvons la congrégation des sœurs de la Présenta¬ 
tion de la Sainte-Vierge, à Tours; elle dessert avec 
succès beaucoup d’autres œuvres d’apprentissage, 
entre autres à Auxerre, Saint-Yrieix, Meudon, et, 
dans le Midi, l’importante maison de Montbéton 
(Tarn-et-Garonne), ainsi que d’autres à Montauban, 
Bordeaux, etc. C’eût été chose étonnante que la Bre¬ 
tagne n’eût pas une corporation en propre pour l’en- 


376 LE TRAVAIL DES FEMMES 

geignement industriel des femmes. Les filles du Saint- 
Esprit, à Saint-Brieuc, desservent une vingtaine 
d’ouvroirs, dont les uns sont internes, les autres ex¬ 
ternes : ceux de Ploërmel, Landivisiau, Tréguier, 
Lannion, Quimper, Saint-Pol-de-Léon, sont les prin¬ 
cipaux. 

Telles sont les plus importantes des corporations 
qui tiennent des ouvroirs dans nos provinces et dans 
nos campagnes : autour de ces grandes maisons fonc¬ 
tionnent une multitude de fondations moins considé¬ 
rables ou isolées. Il y a aussi des œuvres d’un autre 
caractère et d’un autre but moral, qui présentent les 
mêmes traits industriels. Telles sont les institutions 
des sœurs de Marie-Joseph, au Dorât (Haute-Vienne), 
et des religieuses du Bon-Pasteur, à Angers. Ces 
pieuses femmes se sont vouées à une œuvre de ré¬ 
demption : elles ont des maisons de refuge ou de 
pénitence, soit pour les prisonnières libérées, soit 
pour les filles repenties. Ces établissements comptent 
en général un très-nombreux personnel : le travail ma¬ 
nuel y est la loi. Nous ne faisons que mentionner, en 
passant, les diaconesses protestantes ; elles ont aussi, 
dans l’Est et Je Midi surtout, un certain nombre d’ou¬ 
vroirs internes et externes. Enfin, les établissements 
du même genre, mais d’origine et de direction com¬ 
plètement séculières, ne manquent pas non plus dans 
notre pays. Pour qui voudrait voir résumer par quel¬ 
ques chiffres la situation que nous venons d’exposer, 
voici ce que l’on pourrait dire en se tenant dans les 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 3 11 

limites les plus rigoureuses de la vraisemblance: 
il doit y avoir en France au moins 2,000 ouvroirs, 
ayant près de 80,000 élèves; si l’on veut admettre 
que la moitié de nos religieuses, qui sont au nombre 
de près de 100,000, travaillent de leurs mains; si 
l’on tient compte en outre de la multitude d’asiles et 
de pensionnats où le travail des doigts occupe plu¬ 
sieurs heures dans la journée et où les articles sont 
vendus, on pourra conclure, sans exagération, que la 
production industrielle qui sort de toutes ces institu¬ 
tions représente le travail d’environ 150,000 per¬ 
sonnes. Ajoutons que le nombre des ouvroirs aug¬ 
mente tous les jours : ceux qui existent ne meurent 
pas, et les âmes charitables s’empressent d’en fonder 
de nouveaux. 

A l’aspect de ce déploiement de la charité privée, 
les premiers sentiments qui saisissent l’âme sont ceux 
d’une profonde admiration et d’une ardente sympa¬ 
thie. Mais, si l’on passe à l’examen scrupuleux des 
détails, il n’est que trop aisé de découvrir les défauts 
d’un grand nombre de ces institutions. La plupart 
d’entre elles ne sont pas seulement des écoles, ce 
sont des ateliers : on ne s’y contente pas d’enseigner 
aux jeunes filles l’exercice d’un métier et de les aider, 
lorsqu’elles sont instruites, à trouver des places ou 
du travail ; mais l’on vend en masse les produits à de 
grandes maisons de commerce. Quelques ouvroirs 
même prennent à l’entreprise et soumissionnent, en 
quelque sorte, des travaux de confection pour des 


378 LE TRAVAIL DES FEMMES ' 

industriels parisiens. En outre, ce ne sont pas seule¬ 
ment des enfants qui travaillent dans ces établisse¬ 
ments charitables : sans parler des religieuses qui 
dirigent l’ouvrage, les élèves sont retenues, d’ordi¬ 
naire, jusqu’à vingt et un ans, c’est-à-dire bien après 
avoir franchi le temps de l’apprentissage. Ainsi les 
ouvroirs, ou du moins un grand nombre d’entre eux, 
sont des ateliers de fabrication permanents, ayant un 
personnel, dont une bonne partie possède toutes les 
ressources du métier. D’un autre côté, ces établisse¬ 
ments, en leur qualité de fondations pieuses, relèvent 
de la charité : ils sont amplement soutenus par des 
subventions ; quoique le travail soit leur loi, le gain 
n’est pas leur but. Il en résulte qu’ils cherchent à 
s’approvisionner d’ouvrage, alors même que cet ou¬ 
vrage ne leur produirait aucun profit ; ils sont faciles 
pour les prix et ne refusent pas des rabais aux com¬ 
merçants éloignés qui leur font des commandes. Les 
personnes honorables, qui sont à leur tête, sontbeau- 
coup moins imbues d’idées industrielles que d’idées 
charitables ; elles perdent volontiers de vue la ques¬ 
tion mercantile et ne s’y arrêtent qu’à contre-cœur : 
elles ont peine à comprendre que tout travail doit être 
rémunérateur, et qu’il y a une loi impérieuse, impo¬ 
sée par la nature des choses et par l’humanité même 
à tout atelier de travail, c’est de chercher et d’obtenir 
le profit. Ce sont déjà là des conditions fort graves 
pour les ouvrières du dehors ; mais voici qui est beau¬ 
coup plus sérieux. 


379 


*AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

La grande majorité des ouvroirs n’enseigne qu’un 
seul métier ; ce sont des ateliers de fabrication ho¬ 
mogène : or, il arrive que presque tous ont adopté le 
même état, la couture. Les trois quarts au moins de 
' ces institutions se bornent à l’apprentissage des tra¬ 
vaux d’aiguille, et non pas de tous les travaux d’ai¬ 
guille, mais seulement d’un très-petit nombre. 

« Presque tous les ouvroirs de province, dit un au¬ 
teur qui a étudié de près cette question, s’adonnent 
en général à des travaux de confection assez sim¬ 
ples pour le compte d’entrepreneurs parisiens. La che¬ 
miserie y occupe la place principale 1 ». M. Jules 
Simon a pu affirmer que, sur cent douzaines de che¬ 
mises qui entrent dans le commerce de Paris, les 
ouvroirs en ont cousu quatre-vingt-cinq douzaines. 
Cette assertion, quand on étudie les faits, paraît fon¬ 
dée. Ce qui mérite d’être signalé, c’est que la dépré¬ 
ciation des salaires dans cette industrie est reconnue 
et proclamée par les institutions mêmes qui se livrent 
à ce travail sur la plus grande échelle. En parlant des 
établissements des religieuses du Bon Pasteur, à An¬ 
gers, M. Monnier écrit les lignes suivantes : « Les ou¬ 
vrages consistent principalement en coutures de che¬ 
mises pour le compte des magasins de Paris : les che¬ 
mises sont envoyées coupées et piquées ; une ouvrière 
en termine en général deux par jour. Le produit de 


I • Monnier. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles, 


380 LE TRAVAIL DES FEMMES" 

ce travail, par suite de l’abaissement du prix de façon, 
est tout à fait insuffisant à couvrir les dépenses d’en¬ 
tretien : il y est suppléé aux moyens de quêtes, de 
sommes que payent les parents, dépensions faites par 
les personnes charitables, etc. 1 » Quelquefois la 
lingerie fine supplante la lingerie grosse : ainsi une 
très-grande partie des devants de chemises sont faits 
dans les ouvroirs des petites villes du Loir-et-Cher, 
pour le compte de marchands chemisiers de Paris. La 
rétribution n’est guère plus élevée que pour la cou¬ 
ture même de la chemise. Tels sont les faits incontes¬ 
tables, hautement avoués par les voix les plus sym¬ 
pathiques à ces pieuses institutions. Que l’on songe 
aux conséquences. Yoici des industries qui ne peu¬ 
vent nourrir les ouvrières qui y sont engagées ; or, 
un nombre infini d’ouvroirs élèvent des milliers de 
jeunes filles dans la pratique de ces industries : ces 
ouvroirs ne souffrent pas eux-mêmes de cette mau¬ 
vaise organisation, parce qu’ils ont ailleurs leur point 
d’appui. Mais les apprenties, quand elles seront obli¬ 
gées de se sustenter elles-mêmes, comment feront- 
elles ? On leur apprend un état qui n’est pas rému¬ 
nérateur, elles auront donc toujours besoin des 
secours publics pour soutenir leur vie. Un homme 
profondément chrétien, M. Naville, dans un fort beau 
et savant livre sur la charité légale, s’élevait avec 
force contre les aumônes aveugles, et il montrait 


1. Monnier, page 31. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 381 

comment elles ont quelquefois pour effet d’abaisser 
les salaires de l’ouvrier, et de conduire à cet état de 
choses, qu’il appelait d’un mot ingénieux : le paye¬ 
ment des salaires par la taxe des pauvres. N’est-il 
pas à craindre que l’organisation défectueuse de nos 
ouvroirs ne produise, pour les pauvres femmes livrées 
à certains travaux d’aiguille, ce déplorable résultat? 

Dieu nous garde de condamner en elle-même 
l’institution des ouvroirs : la semence est bonne, elle 
peut devenir féconde, il ne s’agit que de prendre les 
soins nécessaires pour qu’elle porte des fruits. De¬ 
puis quelques années, il y a déjà progrès. Un certain 
nombre d’ouvroirs se livrent à d’autres fabrications 
que celle de la couture des chemises. Dans le grand 
établissement de Bourg-Saint-Andéol, on forme des 
trousseaux complets; les jeunes filles sont habituées, 
non-seulement à la couture, mais à la coupe ; c’est 
déjà une amélioration. Plusieurs ouvroirs fabriquent 
des objets de brosserie pour le compte d’industriels 
parisiens ; on en voit qui exploitent avec succès la 
ganterie : tels sont ceux de Bidache (Hautes-Pyré¬ 
nées) et du Dorât (Haute-Yienne). Ici l’on fait des 
ornements d’église ; là, au contraire, sur le bord de 
la mer, à Dieppe, on enseigne le raccommodage des 
filets de pêche. Il y a un établissement à Lyon, où de 
jeunes incurables sont occupées à mettre en livraison 
les Annales delà Propagation de la Foi; il n’y aurait 
qu’un pas à faire pour former des ouvrières en reliure. 
L enseignement artistique se glisse à la dérobée dans 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


quelques-uns de ces ouvroirs : ainsi l’enluminure 
d’estampes, la peinture de vignettes, miniatures, 
manuscrits, l’ornementation des missels, sont ensei¬ 
gnées dans deux maisons, dont l’une appartient aux 
sœurs de Saint-Vincent de Paul, l’autre aux reli¬ 
gieuses du Saint-Cœur de Marie de Nancy. D’autres 
ouvroirs sont éminemment progressifs et semblent 
s’être donné la mission de propager les bons procédés 
et les machines utiles : tel est celui de la rue aux Ours, 
à Paris, fondé par le prince Demidof, et où des ma¬ 
chines à coudre marchent à l’électricité parla méthode 
Casai. L’on doit mentionner aussi un grand nombre 
d’établissements destinés à former des filles de ferme 
et des servantes ; ils sont en grande faveur depuis 
quelque temps. Enfin l’on a vu naître récemment 
dans l’enceinte de maisons religieuses un ensemble de 
cours qui ressemble de près à une école profession¬ 
nelle dans toute l’ampleur du mot. Tel est le magni¬ 
fique orphelinat Eugène-Napoléon (254, rue du Fau¬ 
bourg-Saint-Antoine). Trois cents orphelines y reçoi¬ 
vent l’instruction d’habiles contre-maîtresses. La fa¬ 
brication de fleurs artificielles, la broderie en tous 
genres, la passementerie, la confection en robes et les 
travaux de couture les plus variés occupent les pu¬ 
pilles. A la Maison-Blanche (40, rue Vandrezane), qui 
dépend, comme l’établissement précédent, des sœurs 
de Saint-Vincent de Paul, on enseigne aussi la bro¬ 
derie de soie et de passementerie, la fabrication des 
fleurs et des verroteries, et, en même temps, le pi- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 383 

quage des bottines à la mécanique. Ce sont là des insti¬ 
tutions qui, bien dirigées, peuvent être fort utiles ; 
leur création est un symptôme de tendances plus 
éclairées que celles qui avaient jusque-là prévalu dans 
les ouvroirs. Il nous paraît utile, néanmoins, de ré¬ 
sumer, en quelques traits, les principales conditions 
de l’efficacité de ces fondations. 

Il faut d’abord s’attacher à former l’esprit de la 
jeune fille par un enseignement substantiel et à déve¬ 
lopper énergiquement sa personnalité. Toute femme, 
et surtout la femme du peuple qui est exposée à plus de 
luttes et de périls, doit avoir de la force de volonté et 
delà fermeté de caractère. Une éducation qui n’é¬ 
veille pas ces facultés manque son but. Jusqu’ici l’in¬ 
struction générale, même primaire, a été excessive¬ 
ment faible dans beaucoup d’ouvroirs internes. Dans 
un établissement de ce genre, l’on ne rencontre que 
90 élèves sur 120 sachant couramment lire et écrire. 
Dans un autre, 60 élèves sur 100 lisent couramment, 
S8 écrivent assez bien et SO savent faire une dictée et 
calculer. L’on est réduit à signaler comme un mérite 
rare « les ouvroirs internes où l’instruction est satis¬ 
faisante 1 . » L’on doit ensuite se proposer d’apprendre 
à la jeune fille un état vraiment productif et se garder 
de l’engager dans des industries déjà encombréés. 
D’un autre côté il faut éviter de retenir les enfants 
jusqu’à un âge trop avancé. Il vaut mieux leur ap- 


1. Monnier, page 45 (texte et note), et aussi page 16. 


381 LE TRAVAIL DES FEMMES 

prendre de bonne heure, dès 16 ou 18 ans au plus tard, 
à se conduire elles-mêmes sous un patronage bienveil¬ 
lant. Un homme qui ne peut être suspect d’inimitié pour 
les couvents, puisque c’est un ecclésiastique, M. Mei- 
gnen, frère de la congrégation de Saint Vincent de 
Paul et directeur de l’œuvre du patronage de Saint-Vin¬ 
cent de Paul à Paris, s’élevant dans l’enquête sur l’en¬ 
seignement professionnel «contre l’éducation en serre 
chaude, » constatait qu’il arrive trop souvent, aux 
jeunes filles, que l’on a fait élever dans des ouvroirs, 
de se perdre quand elles en sortent 1 . Les internats 
aussi ne devraient être, à notre avis, qu’une excep¬ 
tion et les externats toujours préférés. La jeune fille, 
le plus souvent, pour son avenir durable, et la famille 
même n’ont qu’à gagner en ne se séparant pas com¬ 
plètement l’une de l’autre. Une femme qui se con¬ 
naît en éducation, Mlle Marchef-Girard, déclarait, 
dans l’enquête sur l’enseignement professionnel, 
qu’elle avait vu souvent des parents grossiers subir 
peu à peu l’influence de leur fille bien élevée, au point 
de se métamorphoser en quelques mois. Lamême ob¬ 
servation était faite par d’autres déposants dans la 
même enquête. Telles sont quelques r unes des règles 
applicables à l’enfant. Quant à l’ouvroir lui-même, 
il devrait être, selon nous, une maison d’école plutôt 
qu’un atelier de fabrication ; un intermédiaire entre 
les anciennes élèves et le fabricant, mais non pas un 


1. Enquête, tome I, page 174, 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 3go 

contractant en son propre nom. Quand il ne pourrait 
pas se soumettre à ces conditions, il devrait s’imposer 
sérieusement le devoir, car c’en est un, de chercher la 
rémunération la plus élevée qu’il lui serait possible 
d’acquérir, d’être exigeant et tenace pour la bonne 
vente de ses produits et de ne jamais négliger comme 
secondaire le côté mercantile. 

Dans les villes importantes, les ouvroirs devraient 
avoir un enseignement varié : ils pourraient devenir 
de véritables écoles professionnelles de différents de¬ 
grés. Ils examineraient et éveilleraient les vocations, 
ils susciteraient l’ardeur des élèves en les mettant 
aussitôt que possible à leurs pièces ; ils ne devraient 
jamais prolonger l’apprentissage au delà du temps 
strictement nécessaire. Dès qu’une apprentie serait 
devenue-ouvrière par son talent, il importerait de la - 
traiter comme telle, de la placer au dehors ou de lui 
chercher de l’ouvrage en ne conservant plus avec elle 
que des relations de patronage et de direction morale. 
S’ils étaient administrés dans cet esprit, les ouvroirs 
auraient une efficacité pour le bien, qu’ils n’ont pas de 
nos jours. Ils pourraient aisément relever la condition 
matérielle de l’ouvrière en même temps que sa condi¬ 
tion morale : ils lui faciliteraient une conduite régu¬ 
lière et une bonne vie de famille en lui procurant, par 
une meilleure instruction, des ressources plus grandes; 
ils ne feraient pas enfin à l’industrie du dehors une 
concurrence souvent insoutenable. Nous allons peut- 
être étonner plus d’un lecteur; mais nous ne voyons 

33 


386 LE TRAVAIL DES FEMMES 

pas pourquoi dans les grandes villes les établissements 
religieux n’apprendraient point aux j eunes filles la tenue 
des livres, la comptabilité et les autres connaissances 
nécessaires pour entrer dans les professions commer¬ 
ciales. Par l’étendue et la qualité de leurs relations, 
les communautés religieuses seraient plus propres 
que toute autre puissance à ouvrir aux femmes des 
carrières nouvelles. Enfin, nous aimerions à voir les 
ouvroirs se faire les propagateurs des bonnes mé¬ 
thodes, des bons procédés, des bons instruments. Pour¬ 
quoi ne prêteraient-ils pas, par exemple, des machines 
à coudre aux ouvrières qui en manquent ? Si un cer¬ 
tain nombre d’ouvroirs ont des ressources restreintes, 
d’autres, en grand nombre, en ont d’illimitées. La 
charité a toujours passé chez tous les peuples pour 
être ingénieuse, elle peut aussi devenir savante, con¬ 
dition nécessaire de nos jours pour être vraiment ha¬ 
bile et efficace. L’éducation professionnelle des 
jeunes filles est très-facile à fonder en France; 
nous avons plus d’un millier d’institutions chari¬ 
tables, qui sont déjà | des écoles^ d’apprentissage 
et qui n’ont besoin que d’améliorer leur enseigne¬ 
ment. C’est une force immense, si nous savons nous 
en servir. Aucune nation d’Europe n’est dans une po¬ 
sition aussi heureuse. Nous espérons que la fondation 
par le gouvernement, les municipalités, les chambres 
de commerce, d’écoles professionnelles, dans le genre 
de celles que nous avons décrites au chapitre précé¬ 
dent, inspirera de l’émulation aux nombreuses com- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 387 

munautés religieuses. Pour elles, il n’y a rien à 
créer; il suffit de réformer et de développer. 

Reste ce que l’on a nommé la concurrence des 
femmes du monde. Beaucoup de personnes n’y croient 
pas, c’est que cette question est mal posée. Le monde, 
pour quelques esprits, se compose uniquement de ces 
régions élevées, qui forment la bonne compagnie et 
où se rencontrent la richesse, l’élégance, l’éducation 
et la distinction. Assurément les grandes dames opu¬ 
lentes, qui entrent dans cette élite de la société fran¬ 
çaise, n’ont pas pour habitude de vendre le produit 
du travail de leurs mains. Tous ces gracieux ouvra¬ 
ges ne sortent pas du cercle où ils sont nés ; ils res¬ 
tent comme ornement de la demeure qui leur adonné 
le jour; ou, s’ils la quittent, c’est pour se placer, 
comme cadeaux, dans d’autres maisons heureuses, ou 
pour enrichir les autels de nos églises et les humbles 
chapelles de nos missions,- ou bien encore pour aller 
trouver l’enfant du pauvre sur son grabat et réchauf¬ 
fer ses membres nus. C’est un des côtés les plus heu¬ 
reux de nos mœurs que cette activité laborieuse des 
femmes que leur naissance et leur fortune entourent 
de toutes les jouissances du luxe. Ce travail, manuel 
des plus élégants boudoirs a quelque chose de saint 
et de profondément respectable ; c’est, dans sa sim¬ 
plicité, comme un trait d’union, par la communauté 
des occupations et des distractions journalières, entre 
les femmeg de tout rang ; et rien n’offre un spectacle 
plus consolant que de voir ces doigts patriciens trico- 


LE TRAVAIL DES. FEMMES 


ter modestement des bas ou bien ourler des chemi¬ 
ses pour l’enfant de la misère. 

Mais au-dessous de ces hautes régions, il en existe 
d’autres moins fortunées, que l’aisance et le besoin 
semblent se diviser en parts égales, où la vie est 
à couvert de la nécessité pressante, mais où les ca¬ 
prices, les désirs de toilette, le goût de plaire et de 
briller trouvent difficilement'leur pâture : ce sont ces 
couches de la petite bourgeoisie, où l’on a un pied 
dans la richesse et l’autre encore dans la gêne, où 
l’on doit se réduire et se restreindre sur les futilités 
inutiles ou s’ingénier par tous les moyens pour être 
en état de se les permettre ; c’est dans cette classe 
que se rencontrent tant de femmes qui ne dédaignent 
pas de tirer profit de leurs travaux d’aiguille. Femmes 
ou filles d’employés, de petits commerçants, d’hum¬ 
bles fonctionnaires, elles brodent, elles cousent trois 
ou quatre heures par jour-et elles vendent, au boutdu 
mois, le produit de leurs distractions. Soit pour jeter 
cet argent dans le ménage et en relever la tenue mo¬ 
deste, soit pour se procurer une fête, un voyage, un 
spectacle, un dîner d’amis, soit surtout pour réparer 
l’insuffisance de leur toilette et s’acheter un châle, 
une robe ou un bijou, ces milliers de doigts n’épar¬ 
gnent aucune peine et luttent avec patience contre 
l’ennui ou la fatigue. Et ce sont toujours les mêmes 
travaux qu’entreprennent ces petites bourgeoises; 
elles n’ont pas assez de simplicité de goûts pour se 
livrer à des ouvrages grossiers; il faut être une 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 389 

grande dame ou une ouvrière pour oser tricoter ou¬ 
vertement un bas ou bâtir et ourler une chemise 
d’enfant. A leur comptoir ou dans leur étroit salon, 
ces femmes de marchands et d’employés ont plus de 
prétention ; il leur faut de la broderie fine ou de la ta¬ 
pisserie; presque toutes se précipitent sur ces deux 
états, qui ont une apparence de dignité que compense 
bien amèrement l’avilissement des produits. Elles re¬ 
tirent ainsi 100, ISO ou 200 francs de leur travail 
annuel, rarement plus. Beaucoup sont en relations 
constantes avec des fabricants de la rue Saint-Denis; 
souvent c’est sur commande quelles travaillent; elles 
sont douces pour les prix, elles acceptent ce qu’on 
leur offre) et n’insistent pas, car elles se cachent pour 
vendre et rougiraient qu’on les vît ou qu’on le sût. 
Ce sont, en un mot, des ouvrières honteuses. Il s’y 
joint toute cette catégorie, plus nombreuse qu’on ne 
le croit, de femmes déchues ou déclassées, qui veu¬ 
lent faire bonne contenance, rester convenables et 
dissimuler leur misère. Elles aussi sont timides à 
l’excès, susceptibles surtout, elles cèdent pour un 
morceau de pain ce qui leur a coûté des journées de 
travail. C’est là une concurrence funeste pour les ou¬ 
vrières de profession. Et que l’on ne dise pas que ces 
faits sont faux ou exagérés. 11 existe à Paris plusieurs 
milliers de femmes adonnées à ce genre de vie. Il 
n’est pas un homme au courant de l’industrie pari¬ 
sienne qui ne le sache, et nous en trouvons, d’ailleurs, 
la preuve dansl’enquête de lachambre de commerce. 


390 LE TRAVAIL DES FEMMES 

Qu’on s’arrête à l’article concernant la broderie-tapis¬ 
serie, voici ce qu’on y lit: « On n’a pu recenser toutes 
les femmes qui s’occupent de la broderie-tapisserie': 
ce sont, pour la plupart , des personnes de la petite 
bourgeoisie, dont le travail forme un supplément de 
ressource pour leur ménage. Celles qui n'ont que ce 
moyen d'existence ne sont pas heureuses. » On devrait 
espérer, tout au moins, qu’avec le temps les ouvrières 
professionnelles déserteraient cette industrie peu lu¬ 
crative pour s’engager dans d’autres plus rémunéra¬ 
trices ; mais voici ce que nous lisons encore dans l’en¬ 
quête de 1860, immédiatement au-dessous deslignes 
que nous venons de citer : « 80 jeunes filles, engagées 
pour huit ans, sont dans des conditions particulières; 
elles font partie d’un établissement philanthropique où 
elles sont nourries, logées et habillées 1 . » Ainsi, voilà 
un état qui, de l’avis de tous les hommes d’expérience, 
ne peut nourrir les ouvrières qui s’y livrent, et il se 
trouve une institution philanthropique pour préparer 
un grand nombre de jeunes filles à la pratique de cet 
état même ; en vérité, c’est là une preuve qu’il faut du 
discernement pour faire le bien, sinon, avec les inten¬ 
tions les meilleures, on court grand risque de ne 
faire que du mal. Des personnes charitables auront 
dépensé peut-être des sommes importantes pour ap¬ 
prendre à quelques centaines de jeunes filles une in¬ 
dustrie où, suivant l’euphémisme de l’enquête, elles 


1. Voir l’enquête de 1860, industrie 94. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 391 

«rie seront pas heureuses. » Quoique la broderie soit 
le principal débouché de ces ouvrières qui se cachent 
pour travailler et pour vendre leurs produits, il y a 
aussi d’autres métiers où l’on en compte un certain 
nombre. L’enquête de 1860 nous apprend, dans l'ar¬ 
ticle sur la bonneterie (industrie 67) que « des per¬ 
sonnes mariées à des employés et même des dames 
vivant dans une certaine aisance travaillent acci¬ 
dentellement pour les fabricants de bonneterie et 
ne figurent pas au tableau de recensement. D’après 
les déclarations des fabricants, le nombre de ces per¬ 
sonnes peut être porté à 800. » Quelques autres in¬ 
dustries sont dans le même cas. 

Ayant constaté le mal, on exigera peut-être que 
nous indiquions le remède, c’est de toute justice. On 
ne peut d’abord condamner, même moralement, ces 
femmes à moitié aisées qui cherchent dans les occu¬ 
pations de leurs doigts, un supplément de ressource. 
Travailler, c’est leur droit : nous dirions volontiers, 
c’est leur devoir, car c’est le devoir de tout être hu¬ 
main sur la terre. Vendre le produit de leur travail, 
c’est aussi une faculté qui ne leur peut être interdite; 
c’est même un acte qu'il est impossible de blâmer. 
Mais-voici ce que nous voudrions voir: nous voudrions 
qu’elles eussent le courage de leurs actions ; ce qu’elles 
font en cachette, nous voudrions qu'elles le fissent 
ouvertement; qu’elles ne craignissent pas de débattre 
les prix, de se refuser à tout salaire trop minime, 
d’agir, en un mot, en ce qui concerne le produit de 


392 LE TRAVAIL LES FEMMES 

, leur travail, comme si elles étaient de véritables ou¬ 
vrières ; au lieu d’être des ouvrières honteuses, qu’el¬ 
les deviennent à la face de tous ce qu’elles sont en 
effet, des ouvrières intermittentes; nous ne décou¬ 
vrons rien là qui doive paraître humiliant. On nous 
dira que nous formulons un vœu plutôt que nous 
n’indiquons un moyen pratique : non pas. Le remède 
pratique, le voici : c’est de constituer l’enseignement 
professionnel pour les femmes, et, en même temps, 
de développer dans nos filles la force du caractère et 
la rectitude de l’esprit. Ces deux dernières qualités 
mettent au-dessus de la fausse honte. Quant à l’in¬ 
struction professionnelle dans ses branches les plus 
élevées, n’est-ce pas à ces femmes de la petite bour¬ 
geoisie qu’elle devrait surtout s’adresser? Qu’au lieu 
de faire toutes de la broderie et de la tapisserie, il y 
en ait quelques-unes qui pratiquent un art industriel. 
L’établissement sur une vaste échelle de l’enseigne¬ 
ment professionnel pour les femmes aura aussi cet 
autre avantage : il relèvera aux yeux de tous la prati¬ 
que d’une profession; il rendra honorable ce qui pour 
beaucoup trop de gens semble entaché de quelque 
horde. Les femmes ne rougiront pas plus de travailler 
de leurs mains, que les hommes ne rougissent de 
travailler de leur tête ; et les uns et les autres oseront, 
à ciel ouvert, vendre à leur juste prix le produit de 
leur temps et de leurs efforts. Alors, ces travaux des 
femmes de la bourgeoisie ne feront plus concurrence 
aux travaux des ouvrières. 


A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 393 

Nous avons examiné l'influence de la production 
des prisons, des ouvroirs et des salons sur le prix de 
la main-d’œuvre; cette production, nous avons mon¬ 
tré qu’il ne faut pas essayer de l’interdire ; ce serait 
une œuvre impossible, ce serait même une œuvre 
coupable. 11 n’y aura jamais trop de produits : loin 
d’en réduire la quantité, il faut la multiplier. Nous 
avons prouvé aussi, croyons-nous, qu’on peut trouver 
une direction plus habile de toutes ces forces, utiles 
en elles-mêmes et qui ne compromettent des intérêts 
graves que faute d’une organisation plus intelligente. 
Les prisons doivent être, sans aucun doute, des 
ateliers de perfectionnement et d’apprentissage. On y 
doit donner aux détenus une instruction technique, 
qui les mette à même de gagner leur vie aux jours de 
liberté. Les ouvroirs doivent, dans la mesure du pos¬ 
sible, devenir des écoles ^professionnelles, conduites 
avec discernement, où les occupations soient variées, 
où l’on n’enseigne que les états lucratifs, où l’on ne 
pousse pas des milliers de jeunes filles dans des car¬ 
rières ingrates, où l’on s’efforce,;au contraire, de leur 
ouvrir des voies nouvelles, par un enseignement sub¬ 
stantiel d’abord, et ensuite par un patronage efficace. 
Quant à ces ouvrières de rencontre ou d’accident, qui 
n’ont que des occupations intermittentes et ne de¬ 
mandent à leur métier que le superflu, non le néces¬ 
saire, elles ont aussi leur utilité et méritent d’être 
admises dans la grande armée industrielle. Qu’elles 
emploient leur temps à cultiver ces métiers supérieurs 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


auxquels leurs loisirs et leur instruction générale les 
préparent. Ainsi, les choses seront remises dans leur 
ordre naturel et économique ; le marché des travaux 
d’aiguille, et surtout de certaines branches sera dé¬ 
gagé ; le salaire des femmes haussera, et cela, sans 
nuire au consommateur, car la main-d’œuvre sera 
plus habile. Il deviendra possible à la femme de vivre 
dans son ménage et de gagner cependant sa vie, tous 
ces ouvrages avilis de nos jours se relevant. Sans 
doute, ce serait se bercer d’illusions que de croire 
qu’un pareil mouvement se puisse opérer en un clin 
d’œil. La science n’a pas de ces formules qui, comme 
la baguette des fées,.opèrent dans le monde un chan¬ 
gement à vue. Il faut de la patience et de la persévé¬ 
rance. Tout progrès est l’œuvre du temps autant que 
l’œuvre de l’homme. Mais notre pays a un grand 
avantage sur tous les autres : d’un côté, il possède 
plus d’un millier d’ouvroirs qui, si on les veut bien 
diriger, sont autant d’embryons d’écoles profession¬ 
nelles; d’un autre côté, les femmes de France ont 
reçu par privilège la vivacité de l’esprit et des doigts, 
la souplesse, la facilité, tous ces dons qui assurent le 
succès, quand ils sont soutenus par un peu de volonté. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


CHAPITRE III 


Les machines à coudre, broder, piquer et tricoter. 


Il est impossible aujourd’hui d’écrire un ouvrage 
sur le travail des femmes, sans consacrer un article 
spécial à la machine à coudre. Quelle sera l’influence 
de cette invention sur le taux des salaires, sur la con¬ 
dition matérielle et morale de nos ouvrières et sur la 
vie de famille? question grave, controversée, qui, à 
tous les points de vue, mérite le plus sérieux examen. 

Quel est l’inventeur de la machine à coudre? Cela a 
donné lieu à des affirmations contradictoires. Tout 
amour-propre national à part, nous devons reconnaî¬ 
tre que la première idée est venue, non d’Amérique 
ou de France, selon les deux versions les plus accré¬ 
ditées, mais d’Angleterre au début même de ce siècle. 
C’est en 1804, paraîtrait-il, que deux Anglais, Thomas 
üStove et James Henderson, prirent un brevet à Paris 
pour une machine à coudre. Bien entendu, le brevet 
resta lettre morte : le nouvel instrument fit aussi peu 
de bruit dans le monde savant que dans 1 industrie. 
Un quart de siècle environ s’écoula, quand un tailleur 
de Saint-Étienne, Thimonnier, né en 1793, n’ayant 


39G LE TRAVAIL DES FEMMES 

pas eu connaissance de l'invention anglaise, fut amené 
de son côté à organiser un mécanisme du même genre. 
On connaît la réputation de Tarare pour la fabrication 
de la mousseline, Thimonnier vit ce travail au métier 
et en fut frappé; sa machine en fut une imitation. 
C’est, en effet, le mécanisme du tissage, qui se retrouve 
dans cet instrument nouveau : le fil vertical du porte- 
aiguille et celui de la navette sont la reproduction des 
fils de la chaîne et de la trame. Comme presque tous 
les inventeurs, Thimonnier fut malheureux et mé¬ 
connu; sans capitaux, il ne put soutenir un établis¬ 
sement de couture automatique qu’il était parvenu à 
fonder. C’est en 1828 qu’il avait produit sa machine, 
il ne réussit pas à attirer sur elle l’attention publique 
et mourut dans la misère en 1857. Mais déjà les Amé¬ 
ricains s’étaient emparés à leur tour de la découverte 
et, quoique venant en troisième ligne par ordre de 
date, c’est bien à eux et à eux seuls qu’appartient 
l’honneur d’avoir répandu l’usage de la machine à 
coudre. En 1834, Walter Hunt perfectionnait cet in¬ 
strument. Un autre Américain du nom de Linger y ap¬ 
portait aussi quelques améliorations ; enfin, en 1844, 
Elias Ilowe produisait la première machine d’un usage 
pratique. Présentée d’abord à l’exposition de Londres 
de 1851, elle excitait vivement l’attention publique : 
à Paris, en 1855, elle avait un succès général de curio¬ 
sité. Des perfectionnements survinrent, une foule de 
brevets furent pris. Une bonne ouvrière faisait 25 à 
30 points à la minute, la machine en fit 800. Bientôt 


397 


AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 

elle-se répandit par toute la France : en 1860, l’on 
comptait dans l’industrie de Paris 2097 machines à 
coudre ; déjà les prisons en avaient un grand nombre ; 
les régiments en possédaient 481. En 18S9, unevaste 
usine 1 de Paris introduisait la couture à la vapeur; en 
1866, l’on adaptait l’électricité à cet instrument ingé¬ 
nieux, et bientôt il se formait à Paris un ouvroir 2 
pourvu de machines à coudre à moteur électroma¬ 
gnétique. On eut recours aussi dans quelques établis¬ 
sement au moteur Lenoir, c’est-à-dire au moteur à 
gaz. Tel est l’enchaînement des améliorations que 
reçut la machine à coudre dans l’espace de plus d'un 
demi-siècle. Aujourd’hui son succès est assuré et à 
l’abri de toutes les critiques. Elle n’est encore cepen¬ 
dant qu’à la période d’enfance. Il est probable que 
l’avenir verra des perfectionnements nouveaux. Il est 
certain que cet instrument utile deviendra d’un usage 
plus général qu’il ne l’est actuellement. L’on a vu 
combien il avait fallu de temps au tissage mécanique 
pour prendre racine et supplanter définitivement le 
tissage à bras. Il doit en être de même de la machine 
à coudre : la victoire est gagnée, mais la conquête est 
à peine commencée. Dans les choses de l’industrie, 
les défaites sont irréparables, mais les résistances 
sont acharnées. A une machine reconnue d’une utilité 
sans pareille il faut encore bien des années pour ré¬ 
gner absolument sans rivale. 

1. Lii maison Godillot, 

2. L’ouvroir Demidoll, nie aux Ours. 

34 



398 LE TRAVAIL DES FEMMES 

Faire line description de la machine à coudre et de 
son ingénieux mécanisme, ce serait, en l’année 1872, 
une oeuvre bien superflue. Qui n’en a vu en effet dans 
de grandes usines, dans des boutiques ou dans des sa¬ 
lons? Elle est encore mieux connue que le métier à 
tisser mécanique, qui se cache derrière les murs élevés 
de nos manufactures. Ce qu’il nous importe de re¬ 
chercher, c’est son influence sociale. Quelle action 
exerce-t-elle sur les salaires des ouvrières mécani¬ 
ciennes? Quelle action sur ceux des ouvrières à la 
main? Quels sont ses avantages et ses inconvénients 
au point de vue de la santé générale ? Quelle doit être, 
en présence de ce nouvel engin, la conduite des âmes 
charitables, des sociétés philanthropiques et de tous 
ceux qui se préoccupent du sort des classes ouvrières 
et, en particulier, de la destinée des femmes pauvres ? 

Une bonne couseuse fait de 25 à 30 points à la mi¬ 
nute, vitesse extrême; une bonne machine en fait 
800 avec aisance et atteindrait même 1000, si la mé¬ 
canicienne la pouvait suivre, La vitesse de l’instru¬ 
ment serait donc trente fois plus grande que celle de 
la main la plus exercée. En pratique, il faut beaucoup 
rabattre de ces données théoriques. La machine ne 
peut toujours marcher de ce train uniforme : l’ou¬ 
vrière doit l’arrêter de temps à autre pour retirer l’é¬ 
toffe ou la diriger. Les fabricants les plus affirmatifs 
attribuent à une bonne mécanicienne, munie d’un 
bon instrument, une capacité de travail égale à celle 
de douze couseuses ordinaires : il y a encore là 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 399 

de l’exagération. On ne peut guère évaluer, dans 
l’état actuel, le produit d’une machine au delà du pro¬ 
duit de six ouvrières : c’est déjà énorme. Il paraîtrait 
que les machines à piquer les gros ouvrages de la cor¬ 
donnerie et de la sellerie auraient une capacité de tra¬ 
vail supérieure à celle de la machine à coudre pour les 
menus ouvrages : les premières, d’aprèsles documents 
les plus exacts, feraient facilement le travail de douze 
hommes K Dans l’état actuel une machine à coudre 
ne peut s’employer avec profit pour toutes les parties du 
vêtement ou de la lingerie ; il faut souvent plusieurs 
personnes pour préparer le travail et le finir : le con¬ 
cours de quatre personnes est nécessaire dans la géné¬ 
ralité des cas, par chaque machine. Ce rapport, dureste 
est très-variable. La directrice des ateliers delà maison 
Godillot, M lle Callerand, nous assurait dernièrement 
que l’apprêtage et le finissage occupaient dix ou douze 
personnes par mécanique : il est vrai que dans cette 
maison l’on coud à la vapeur. Ce n’est pas là la 
proportion ordinaire. Tout dépend de la nature de 
l’étoffe et de la dextérité de la mécanicienne. 

Si nous nous enquérons de l’influence de la ma¬ 
chine à coudre sur les salaires, voici les faits qui ont 
quelque certitude. Il est incontestable que la rémunéra¬ 
tion de la mécanicienne est beaucoup pl us élevée que n ’a 
jamais été celle de la couseuse à la main. Dans la mai¬ 
son Godillot la moyenne des salaires quotidiens des 
ouvrières conduisant une machine est de 3 fr. 50 après 

1. Voir l’enquête de 1860, industrie 129. 


400 LE TRAVAIL DES FEMMES 

un mois d’apprentissage. Dans la maison Hayem on 
nous a indiqué une moyenne de 3 fr., mais les ouvrières 
d’élite atteignent 5 et 6 fr. Les bàtisseuses et les finis¬ 
seuses ont en moyenne 2 fr. ou 2 fr. 50 et, par excep¬ 
tion seulement, 3 fr. ou 3 fr. 25 ; la journée de travail 
à l’atelier est de onze heures. D’après M. Edwin 
Chadwick, les mécaniciennes gagneraient en Angle¬ 
terre 16 à 25 shellings (20 à 31 fr. 25) par semaine, 
quelquefois plus. La moyenne serait de 20 sh. (25 fr.), 
ce qui est un peu plus de 4 fr. par jour; les bonnes 
ouvrières à la main obtiendraient dans le même pays 
15 shellings seulement par semaine (18 fr. 75). Il au¬ 
rait été reconnu que les ouvrières qui touchent les 
plus hauts salaires dans ce travail à la pièce sont celles 
qui procurent le plus de profit au patron : aussi celui- 
ci se montre-t-il, d’ordinaire, sévère pour les ou¬ 
vrières qui gagnent le moins et leur demande-t-il 
avec reproche pourquoi elles gagnent si peu l . C’est là 
une observation, qui n’est pas particulière à cette in¬ 
dustrie, elle est d’une vérité générale. En Allemagne, 
les mécaniciennes gagnent, en moyenne, de 3 à 4 
thalers et demi (11 fr. 25 à 17 fr.)par semaine, ce qui 
est considérable eu égard au prix des vivres et au 
taux habituel des salaires dans ce pays 2 . L’on peut 
admettre comme règle générale que la rémunération 
des mécaniciennes est supérieure d’au moins un tiers, 

1 . Les Unions ouvrières en Angleterre, par Edwin Chadwick. 
Séances et travaux de l’académie des sciences morales et politiques, 
mai et juin 1868. 

2. Daul. — Die Frauen arbeit. Tome I, page 79. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE, 401 

souvent de moitié et quelquefois du double, à celle des 
simples couseuses. C’est là un fait indiscutable. Or, 
1 on sait que l’apprentissage est très-court : en un mois, 
une jeune fille habile et attentive peut connaître ce mé¬ 
tier, et il n’y a pas de femme qui ne doive en être com¬ 
plètement maîtresse après deux ou trois mois au plus. 

La grande question, c’est de savoir si l’introduction 
de la machine n’a pas ou ne doit pas avoir pour effet 
de réduire la demande des ouvrières dans l’industrie 
delà couture. S’il en était ainsi, ce serait chose terri¬ 
ble; mais nous croyons pouvoir affirmer que rien de 
pareil n’a eu lieu jusqu’ici et que de semblables ap¬ 
préhensions pour l’avenir sont peu fondées. 11 faut 
d’abord remarquer que des craintes analogues se sont 
produites à l’occasion de toute invention mécanique 
remplaçant avantageusement la main-d’œuvre, ou 
plutôt rendant cette main-d’œuvre infiniment plus pro¬ 
ductive. Assurément, quand Heargraves et Arkwright 
constituaient par leurs ingénieuses mécaniques la 
grande industrie, l’on n’eût obtenu aucune créance 
si 1 on.avait prédit que les fileuses et les tisseurs de 
1 époque du petit rouet pourraient tous trouver place 
dans les manufactures de coton ; et cependant il n’est 
que trop certain que leur nombre s’est depuis lors 
multiplié en Angleterre. Quand l’on songea à éta¬ 
blir dans toute l’Europe un réseau de chemins de 
fer, il y eut bien peu d’hommes à ne pas croire que, 
1 industrie chevaline courait un grand danger. Il est 
inutile de remonter plus loin dans le passé et de parler 

34. 


402 LE TRAVAIL DES FEMMES 

des vaines alarmes des copistes à la découverte de 
l’imprimerie. Tant d’expériences devraient avoir mûri 
nos esprits et les préserver des futiles terreurs. Nous 
devrions savoir, une fois pour toute, que l’effet ordi¬ 
naire d’un perfectionnement mécanique est d’augmen¬ 
ter et non pas de diminuer la demande de la main- 
d’œuvre. Mais, puisque la question est controversée 
pour la machine à coudre, entrons dans les détails et 
examinons les choses de plus près et à loisir : aussi 
bien en valent-elles la peine. 

Il n’est pas besoin d’être très au courant du déve¬ 
loppement et des perfectionnements de l’industrie dans 
les temps modernes pour savoir que ce sont surtout 
le vêtement et l’ameublement qui ont été modifiés par 
eux. Assurément, chaque homme, aujourd’hui, à quel¬ 
que condition qu’il appartienne, se nourrit un peu 
mieux que ne le faisaient nos ancêtres il y a quelques 
générations et surtout il y a plusieurs siècles ; mais c’est 
principalement le vêtement qui s’est amélioré : le 
linge, la flanelle, les bas, les souliers, ce sont là 
toutes choses, autrefois luxueuses, aujourd’hui com¬ 
munes'; et de même pour Tameublement, les sièges 
rembourrés, capitonnés, les tapis, les rideaux: ce sont 
des objets que l’on voyait autrefois dans les seuls pa¬ 
lais, et que Ton rencontre aujourd’hui dans la maison 
de l’ouvrier. C’est par les progrès mécaniques etpar 
le bas prix, qui en était la conséquence naturelle, que 
ces produits sont devenus d’un usage aussi général. 
Or, remarquons qu’il y avait quelque chose de contra- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 403 

dictoire et presque d’illogique dans le développement 
des inventions mécaniques relativement au vêtement 
et à l’ameublement. Jusqu’à ces dernières années, 
c’est seulement à la production des étoffes que l’on 
avait pu appliquer les procédés automatiques : quant 
à la dernière façon, à la coupe, à la couture, il fallait 
recourir à la main humaine presque désarmée. C’était 
là un grand obstacle au développement ultérieur 
de la production des tissus. Il y avait beaucoup de 
matières textiles qui ne se trouvaient pas employées, 
parce que, à cause de leur qualité inférieure, les étoffes 
qu’on aurait pu faire avec elles n’auraient pas valu les 
frais de coupe et de couture. Cette observation n’est 
pas de nous ; elle provient d’hommes fort compétents 
et expérimentés : elle a été faite par le D r Àrnstein, 
dans un rapport officiel sur la participation de l’Au¬ 
triche à l’exposition de Londres'en 1862 : « Les ma¬ 
chines à coudre, dit-il, augmenteront la consomma¬ 
tion des matières premières ; tous les articles en coton 
à bon marché que Ton ne produisait qu’en petite 
quantité, parce que la seule couture eût dépassé le 
prix de l’étoffe entière, pourront désormais être pro¬ 
duits sur une bien plus grande échelle. » Que l’on 
veuille réfléchir, jeter les yeux autour de soi et con¬ 
sidérer les besoins existants, est-il une industrie dont 
le champ soit aussi illimité que celui de la couture ? 
Le haut prix des produits ést le seul obstacle à sa plus 
grande extension. Tout le monde est-il assez vêtu et 
a-t-il des meubles assez confortables? non certes ; 


404 LE TRAVAIL DES FEMMES 

c’est que les produits sont encore trop chers. Leur de¬ 
mande augmentera dans une proportion énorme si 
leur prix baisse ; on aura plus de chemises, plus de 
draps, plus de mouchoirs, plus de rideaux, une plus 
grande variété de vêtements, plus de chaussures, etc., 
si on peut se procurer ces objets à meilleur compte. 
Or, la machine à coudre a cet effet, tout en élevant la 
rémunération de l’ouvrière qu’elle emploie, de faire 
baisser le prix des articles. Yoyez les souliers : on les 
fabrique à la mécanique, ils tombent de prix et tout le 
monde en porte ; l’artisan lui-même abandonne le 
vieux soulier napolitain pour des bottines qui couvrent 
mieux ses pieds et lui tiennent plus chaud. Il en sera de 
même pour tous les objets où la couture a sa part. 
11 y a plusieurs centaines de mille femmes occupées en 
France par les travaux d’aiguille, il n’y en a pas une 
qui ne puisse trouver place dans cette industrie trans¬ 
formée par la mécanique. 

La transition est difficile, nous l’accordons. Si la 
mécanicienne gagne plus que n’a jamais gagné la 
couseuse à la main, celle-ci, quand elle n’a aucune ha¬ 
bileté spéciale, quand elle ne sait qu’ourler et faire les 
ouvrages les plus simples, est exposée avoir sa rému¬ 
nération décroître. C’est une conséquence nécessaire. 
Lorsque la mulljenny fut découverte, les fîleuses au 
rouet ou à la quenouille arrivèrent bientôt à ne plus 
gagner qu’un morceau de pain. Pour éviter ce mal¬ 
heur aux couseuses à la main, quel expédient ou quel 
remède employer? Il est facile. Lorsqu’il y a plus de 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 405 

trente ans la situation des tisserands à la main ( hand~ 
loomweavers) attira l’attention de l’Angleterre, M. Se¬ 
nior, rapporteur d’une enquête parlementaire, indi¬ 
quait comme seul et unique remède, l’éducation. Pour 
que les couseuses à la main ne souffrent pas de la dé¬ 
couverte de la machine à coudre, il y a un moyen 
bien simple : les transformer en mécaniciennes ; leur 
apprendre à se servir de la machine et mettre une 
machine à leur disposition. En Amérique, en Angle¬ 
terre, en Allemagne même, une foule de sociétés phi¬ 
lanthropiques , charitables, religieuses, s’emploient 
uniquement à donner aux pauvres filles des leçons de 
couture à la mécanique, à leur vendre des machines ' 
à coudre à bas prix ou à les louer moyennant une re¬ 
devance modique. C’est là une œuvre sainte et judi¬ 
cieuse. Il serait trop long de citer beaucoup d’exem¬ 
ples : il en est un, cependant, que l’on ne peut passer 
sous silence: c’est le Queeris Instituée à Dublin fondé 
en 1861. On y enseigne sur une grande échelle la 
couture automatique ainsi que la .coupe du vête¬ 
ment. En Allemagne, un nombre infini de sociétés, s’il 
faut en croire le journal N eue Bahnen , organe de 
l’émancipation industrielle des femmes, se proposent 
le même but. Nous lisions dernièrement qu’un habi¬ 
tant de Kœnigsberg léguait 10,000 thalers pour ache¬ 
ter des machines à coudre afin de les prêter aux filles 
et aux femmes de la classe pauvre. Nous voudrions voir 
nos sociétés de charité entrer dans cette voie. Nous 
avons écrit un long chapitre sur les ouvroirs, c’est à 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


eux qu’incomberait principalement le devoir de ré¬ 
pandre ces connaissances et ces instruments. Il faut 
désormais que toute ouvrière couse à la machine ou 
qu’elle soit d’une grande habileté pour faire à la main 
les ouvrages difficiles. Sinon, c’est la misère qui l’at¬ 
tend. Que les âmes pieuses et philanthropiques se 
mettent donc à l’œuvre. Ou l'expérience de l’huma¬ 
nité n’est bonne à rien, ou il faut faire la charité au 
dix-neuvième siècle autrement qu’on ne la faisait au 
dix-huitième. On doit profiter des enseignements de 
la science et se convaincre que désormais le meilleur 
mode de soulager et de prévenir les misères, c’est de 
propager lesbonnes méthodes de travail et de répan¬ 
dre les bons instruments. 

Contre la machine à coudre l’on a fait des objec¬ 
tions au point de vue sanitaire. Notons cependant 
que les médecins sont loin d’être d’accord. Voici le 
docteur Gardner, professeur d’accouchement à New- 
York, qui, en 1860, expose les idées les plus opti¬ 
mistes. Dans un travail analysé par le docteur Beau- 
grand, « il proclame la découverte des machines à 
coudre le plus grand bienfait pour les femmes de la 
chrétienté et du monde pendant le dix-neuvième 
siècle : c’est l’abolition de l’esclavage des blanches. » 
La fatigue des premiers jours éprouvée par l’ouvrière 
se change bientôt en une vigueur exceptionnelle. «La 
station debout, » existe-t-il en Amérique un appareil 
qui permette ce mode de station à la mécanicienne? 

« les allées et venues autour des machines sont des 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 407 

conditions favorables pour la santé : aussi, rien de 
plus rare qu’une interruption de travail pour maladie 
parmi ces ouvrières i . » Voici, au contraire, le doc¬ 
teur Guibout qui signale, dans un Mémoire lu à la 
Société médicale des hôpitaux, des faits d’une grande 
gravité, et attribue à la machine à coudre une in¬ 
fluence des plus pernicieuses sur la santé et la mora¬ 
lité des ouvrières. Entre ces deux extrêmes, se place 
le docteur Espagne qui, dans une fort intéressante 
monographie 2 , absout la machine à coudre des accu¬ 
sations radicales portées contre elle, et ne retient que 
le grief d’affaiblir les constitutions très-délicates et 
d’exciter les sens des femmes exceptionnellement 
nerveuses. Les inconvénients de la machine à coudre 
sont dus à l’action très-fâcheuse, dans quelques cas, 
des mouvements des pieds agissant alternativement 
sur les pédales ; ou bien encore aux effets de la tré¬ 
pidation de l’instrument, laquelle se .propage parles 
membres supérieurs à la cavité thoracique et même 
à toute l’économie. Or, il est à remarquer que ces 
effets de la trépidation sont atténués et presque sup¬ 
primés par les perfectionnements progressifs apportés 
à la machine à coudre. Quant aux inconvénients pro¬ 
venant du mouvement des pédales par l’action des 
pieds de l’ouvrière, il est encore plus facile d’y remé¬ 
dier. D’abord l’on peut faire et l’on fait des machines 

1. Annales d’hygiène publique et de médecine légale 1861 , 2 me 
swie. Tome XVI, page 437. 

2. De l’industrie des machines à coudre à la maison centrale de 
Montpellier , par le d r Espagne. 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


408 

à' une seule pédale, lesquelles donnent beaucoup 
moins d’excitations sensuelles et nerveuses..Ensuite 
dans tous les grands établissements Ton fait mouvoir 
la machine à la vapeur, et l’ouvrière peut avoir les 
pieds immobiles, ne perdant pas, d’ailleurs, la faculté 
d’arrêter la machine à son gré. Enfin, pour les ma¬ 
chines isolées, destinées à être utilisées à domicile, 
l’on est parvenu à employer à peu de frais l’élec¬ 
tricité. M. Casai, ingénieur civil, a inventé un méca¬ 
nisme ingénieux, qui fonctionne depuis plusieurs 
années dans l’ouvroir de la rue aux Ours. On sait que 
les machines électriques consomment énormément : 
elles mangent par l’intermédiaire de la pile autant de 
zinc que la machine à vapeur absorbe de houille. Le 
travail qu’elles produisent coûte trente fois plus cher 
environ que le travail à la vapeur. Mais, lorsqu’il 
s’agit de forces insignifiantes, la dépense n’en est pas 
moins minime, et n’empêche pas l’application indus¬ 
trielle de l’électricité. M. Casai, en attelant directe¬ 
ment à l’outil un petit moteur, supprime les transmis¬ 
sions ordinaires, qui absorbent la force en pure perte 
el abaisse encore l’effet à produire. Quatre éléments 
Bunsen suffisent pour mettre en mouvement ce 
moteur ; chacun d’eux consomme environ dix cen¬ 
times de zinc par heure. Avec ces quatre éléments 
Bunsen, l’on peut aisément faire marcher deux ma¬ 
chines à coudre l . Or, si l’on pense que la machine à 
coudre exige des intervalles de répit pour préparer ou 

1. Henri de Parville. — Causeries scientifiques. 


. ' AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 4(9 

achever l’ouvrage, la dépense n’est plus que de quel¬ 
ques sous par jour, et elle est amplement compensée 
par l’épargne des forces de l’ouvrière, ainsi que par 
le besoin d’une alimentation moins substantielle. 
A tout considérer, la couseuse à la machine électro¬ 
magnétique gagne, tous frais déduits, un salaire qui 
est de moitié supérieur à celui de la couseuse à la 
main; et elle n’éprouve absolument aucune fatigue. 
D’ailleurs les machines Casai ne coûtent pas plus 
cher que les machines ordinaires. Depuis que ces 
lignes ont été écrites, de nouveaux perfectionnements 
ont eu lieu dans la construction des machines à 
coudre. Dans sa séance publique annuelle de 1872, 
l’Académie des sciences a décerné un prix Monthion 
de 2,000 fr. pour les arts insalubres à M lle Garcin et 
àM. Adam, inventeurs d’une couseuse automatique. 

Quelle peut être l’influence des machines à coudre 
sur la vie de famille? Elle doit être excellente. Par 
elles l’atelier domestique, qui était perdu, pourra se 
reconstituer, au grand profit non-seulement delamo- 
rale, mais encore de la situation matérielle et pécu¬ 
niaire de la famille. Comme l’on voyait autrefois, dans 
nos chaumières ou dans nos mansardes, le père, la 
mère, les enfants groupés autour d’un métier à tisse¬ 
rand et se partageant les «tâches: ainsi l’on pourra 
voir la mère, les filles, l’aïeule aussi, car la machine 
ne fatigue pas la vue, travailler ensemble, qui à bâtir 
l’ouvrage, qui à le finir, qui à coudre à la mécanique. 
Le plus grand développement des machines amé- 

35 


410 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


nera le rétablissement de l’industrie domestique. 
Que l’on ne craigne pas, d’ailleurs, l’excès de pro¬ 
duction., en matière d’ouvrages de couture. L’abais¬ 
sement des prix, nous l’avons dit, ouvrira un mar¬ 
ché chaque jour plus considérable. A la machine à 
coudre se joint la machine à piquer les cuirs ; c'est 
là aussi une industrie extensible et qui n’attend que 
le bon marché pour se développer. Beaucoup d’au¬ 
tres machines encore, celles à tricoter par exemple, 
ne sont-elles pas susceptibles du même emploi domes¬ 
tique, surtout si on les fait marcher à l’électricité? 
Que les sociétés et les âmes charitables comprennent 
donc leur temps, au lieu de le décrier, comme c’est 
souvent l’habitude, et qu’elles propagent ces méca¬ 
nismes ingénieux, outils de régénération morale et 
matérielle. Que l’on en soit bien convaincu, le progrès 
moral doit être attendu, non pas d’un retour en ar¬ 
rière, mais d’un pas en avant : l’industrie, à la longue, 
est comme la lance d’Achille, elle guérit d’elle-même 
les blessures qu’elle a faites. 11 s’agit seulement de 
s’en servir avec discernement. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


411 


CHAPITRE IV 


Les internats industriels. 

En cherchant les moyens de rendre les femmes à 
la vie de famille, il peut paraître extraordinaire que 
l’on s’arrête avec insistance sur ces internats manu¬ 
facturiers, où des jeunes filles passent dans le travail 
plusieurs années, soumises à un régime qui tient de 
la pension et du couvent. C’est, au premier abord, 
une étrange manière de reconstituer le foyer domes¬ 
tique que de lui arracher l’enfance et l’adolescence, 
pour les séquestrer dans l’enceinte d’établissements 
qui sont à la fois des fabriques et des pensionnats. 
Et cependant, l’institution que nous allons étudier, si 
l’on sait bien la diriger, est une des plus propres à 
atteindre le but que toute société se doit proposer, la 
consolidation de la famille. 

Il y a trente-cinq ans, M. Michel Chevalier, attirait 
l’attention de l’Europe industrielle sur la ville de 
Lowell en Amérique. Cité de 40,000 âmes, comptant 
une population ouvrière de 15,000 personnes, dont 
10,000 femmes, Lowell offrait l’un des types les plus 
parfaits d’organisation du travail. L’immense majo¬ 
rité des ouvrières étaient des jeunes filles des campa¬ 
gnes voisines qui venaient consacrer quatre, cinq, 


412 LE TRAVAIL DES FEMMES 

six ou dix ns au plus au travail des manufactures 
pour s’amasser une dot. Elles vivaient groupées par 
dix ou quinze dans de petites maisons tenues par des 
femmes respectables, elles y apprenaient à tour de 
rôle les soins du ménage; elles y étaient en liberté, 
mais sous un patronage bienveillant; et elles n’en 
sortaient que pour rapporter chez elles avec leurs 
vertus et leurs qualités primitives une somme plus 
grande d’expérience, d’énergie morale et d épargne 
pécuniaire. Ainsi la jeune fille travaillait dans 1 usine, 
pour que la femme et la mère pût rester dans son 
ménage. Le nom de Lowell devint bientôt célèbre et 
son exemple porta des fruits. 

L’Amérique présentait, d’ailleurs, plusieurs échan¬ 
tillons de ce modèle. Dernièrement encore, à l’expo¬ 
sition universelle de 1867, le jury spécial pour le 
nouvel ordre de récompenses signalait avec admiration 
les établissements de M. William Chapin à Laurence 
(Massachusetts). L’usine du Pacific Mills est un im¬ 
mense tissage de laine et de coton, qui occupe 
3600 personnes, sur lesquelles on compte 1700 fem¬ 
mes, dont 825 sont sous le régime de l’internat. Les 
jeunes filles pensionnaires sont réparties en dix-sept 
habitations placées sous la direction matérielle et mo¬ 
rale d’autant de surintendantes, femmes âgées, choi¬ 
sies avec soin par le chef de l’établissement. Ces ha¬ 
bitations sont distribuées en chambres bien meublées, 

ventilées et éclairées, et dont chacune est occupée 
par deux ouvrières. Le salaire de l’ouvrière interne 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 


413 


est le même que celui de l’ouvrière externe, mais il est 
divisé en trois parts, dont l’une, retenue par la maison, 
couvre les dépenses de logement et de nourriture; la 
seconde est réservée pour constituer le pécule de 
l’ouvrière à sa sortie de l’établissement ou sa dot en 
cas de mariage ; la dernière est remise chaque mois à 
la jeune fille pour subvenir à ses dépenses de vête¬ 
ment, blanchissage et menus frais. La liberté de ces 
jeunes filles reste entière; mais les abus entraîne¬ 
raient d’abord une réprimande, puis pour récidive un 
impitoyable renvoi. Comme annexe à ces pensions 
d’internes est un vaste établissement de lecture, avec 
des salles réservées aux femmes et aux jeunes filles; 
on y trouve une bibliothèque de 4,000 volumes. Ces 
pièces sont ouvertes de 6 heures du matin à 10 heures 
du soir tous les jours, parfaitement éclairées et 
chauffées et pourvues de journaux et de revues. On y 
donne fréquemment des conférences. Sous ce ré¬ 
gime, les jeunes filles cessent de bonne heure d’être à 
charge à leurs familles; elles sont à même de s’amas¬ 
ser une dot, qui au bout de quelques années est impor¬ 
tante, et elles continuent en même temps leur éduca¬ 
tion. On cite une ouvrière qui a employé ses épargnes 
à défrayer les études en médecine de son fiancé. 

Nid doute qu’il n’y ait dans ce tableau des traits 
complètement exotiques et qu’il serait puéril de vou¬ 
loir transporter dans notre vieille Europe. Ce patro¬ 
nage si efficace et, cependant si peu tyrannique ; 
cette liberté, qui ne conduit presque à aucun abus ; 


414. LE TRAVAIL DES FEMMES 

ce décorum, cette tenue, cette dignité, cette pré¬ 
voyance, cette sagesse chez des jeunes filles maîtresses 
d’elles-mêmes ; tout cet ensemble si rare de vertus, 
de qualités et de circonstances heureuses ne peut se 
rencontrer que dans un pays où l’éducation est de 
vieille date merveilleusement répandue; où les prin¬ 
cipes religieux ont une influence plus forte que la 
contrainte matérielle ; où le respect profond de la 
femme est le trait le plus accentué des mœurs na¬ 
tionales ; où, d’un autre côté, les bras étant rares, les 
salaires sont très-élevés. Mais est-il possible dans 
notre Europe, où les classes populaires sont si igno¬ 
rantes, si sceptiques parfois, si dénuées du sentiment 
de la dignité vraie; où la jeune femme, loin d’inspi¬ 
rer aucun respect sincère, excite chez tous les hommes 
les plus grossières convoitises ; où, dans certaines 
localités, parla force des choses et les nécessités de 
la concurrence, les salaires sont misérables ; est-il 
possible, dans un pareil pays, en s’ingéniant, en fai¬ 
sant provision de persévérance, en s’v reprenant à 
plusieurs reprises, de faire de cette image idéale une 
faible copie, si imparfaite qu’elle soit? 

A l’honneur de notre nation, plusieurs fabricants 
l’ont cru et ont osé le tenter; et ce ne sont pas des 
essais isolés, œuvres disséminées, sans précédents, 
sans analogies et sans avenir: c’est tout un ensemble 
de fondations nombreuses, répandues sur une grande 
partie du territoire ; c’est comme un système nouveau 
d’organisation du travail, qui a grandi, s’est fortifié, 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 415 

s’est propagé chaque jour et a presque accaparé l’une 
de nos plus importantes et certainement la plus na¬ 
tionale de nos industries. C’est par centaines que 
l’on compte aujourd'hui dans le midi de la France les 
manufactures internats ; l’on a pu affirmer que qua¬ 
rante mille jeunes filles étaient soumises à ce régime 
et que la plus grande partie des filatures, des mou¬ 
linages et des tissages mécaniques de la soie étaient 
compris dans ce système. Dans la Drôme, l’Ardèche, 
le Yaucluse, la Haute-Loire, la manufacture internat 
est la forme la plus usuelle de la grande industrie. 

Le type le plus étudié de ce genre d’établissements, 
c’est la manufacture fondée il y a plus de trente ans 
à Jujurieux, petite communedudépartementde l’Ain, 
par M. Bonnet, dont le nom et les magnifiques taffe- 
tashoirs sont bien connus de toutes les femmes élé¬ 
gantes. Ce fut d’abord une filature de soie, puis un 
moulinage; l’on y joignit ensuite des ateliers de tis¬ 
sage mécanique. A force de se perfectionner et de 
s’étendre, cette grande usine huit par comprendre 
toute la série des opérations de la soie depuis le dé¬ 
vidage jusqu’aux apprêts. Les hommes sont exclus 
de tous ces travaux ; des jeunes filles seulement y 
participent: toutes sont internes. Elles sont astreintes 
sun genre de vie qui les sépare du monde et les pré- 
serve, bon gré mal gré, de toute tentation et de tout 
péril. C’est la discipline conventuelle dans toute sa 
rigueur qui règne dans cet établissement. Quatre 
conts ouvrières environ y sont renfermées, elles y 


410 LE TRAVAIL DES FEMMES 

entrent à l’âge de treize ou quinze ans. Le travail 
commence à cinq heures un quart du matin et finit 
à huit heures un quart du soir. Deux heures à peine 
sont accordées pour les repas et les récréations. Le 
travail effectif est donc de treize heures. Le diman¬ 
che est rempli par des exercices religieux, par quel¬ 
ques cours élémentaires et par une promenade, qui 
est trop souvent supprimée en hiver. Ce sont des 
religieuses qui ont, dans toutes les circonstances, la 
surveillance de la maison; les ateliers, comme les re¬ 
pas, sont sous leur direction. Les ouvrières ne peu¬ 
vent sortir que toutes les six semaines pour voir leurs 
familles ; elles sont traitées en véritables pension¬ 
naires, nourries, logées et entretenues dans 1 établisse¬ 
ment ; elles reçoivent en outre un gain annuel de 
80 à 150 francs suivant la nature du travail et les de¬ 
grés de l’apprentissage. Des primes mensuelles peu¬ 
vent l’augmenter dans une proportion légère. La plus 
grande partie de ces gages et de ces primes constitue 
une épargne, qui sert à l’ouvrière de dot, quand elle 
se marie. Le mariage lui est relativement facile. Les 
jeunes filles de Jujurieux sont recherchées par les arti¬ 
sans et les campagnards ; elles font d’excellentes 
femmes de ménage et mères de famille. Tel est le 
type le plus connu de ces internats manufacturiers. 
11 se distingue par la rigueur de sa règle. C’est, à 
tout considérer, un véritable cloître industriel. D’au¬ 
tres institutions du même genre font un peu plus de 
place à la liberté et aux relations de l’ouvrière avec sa 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 417 

famille ; d’autres aussi ont des combinaisons plus in¬ 
génieuses, plus propres à développer le caractère et 
l’intelligence des jeunes filles, à stimuler leur travail 
et à les former aux luttes delà vie. Depuis quelques 
années de grandes améliorations se sont produites 
dans certains de ces établissements, à la rubanerie de 
laSéauve, par exemple, et dans les filatures de soie 
du-Dauphiné. En nous arrêtant aux plus remarqua¬ 
bles de ces institutions, nous allons examiner les rè¬ 
gles qui nous semblent le plus propres à leur faire 
atteindre le but moral qu’ils se sont proposé. 

La rubanerie de la Séauve, appartenant à M. Col- 
combet, nous paraît supérieure au point de vue de 
l'organisation philanthropique, à l’établissement de 
Jujurieux : c’est surtout depuis une réforme, qui date 
de quelques années à peine, que la Séauve mérite ces 
éloges. C’est aussi un internat de jeunes filles, sur¬ 
veillées par des religieuses; ce sont les sœurs de Saint- 
Joseph qui président à l’atelier de dévidage, à l’ate¬ 
lier de canetage comme à l’école. Voici les innova¬ 
tions heureuses : M. Colcombet a supprimé les salai¬ 
res à la journée et le système des primes arbitraires, 
pour mettre les jeunes filles à leurs pièces, lia pro¬ 
duction des ateliers et le gain des ouvrières se 
sont immédiatement accrus. Les salaires, dans ce 
régime à la tâche, flottent entre 15 et 18 francs par 
semaine et cependant ce sont presque des enfants, 
tout au moins des adolescentes, qui travaillent dans 
l’usine, et elles sont en outre logées et chauffées. La 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


418 

plus grande partie du salaire va donc à la caisse d e- 
pargne pour constituer une dot : l’on a vu trois sœurs 
gagner ainsi entre, elles, en trois ans, une somme de 
4,767 francs 85 centimes. La maison fournissait au¬ 
trefois aux ouvrières la nourriture. M. Colcombet, 
avec grand sens, selon nous, a abandonné ce soin ; il 
se borne à mettre à la disposition des jeunes filles, sous 
la surveillance des sœurs, des fourneaux économiques 
où elles préparent elles-mêmes les aliments placés 
dans leurs besaces chaque dimanche par leurs fa¬ 
milles. À cette méthode il y a bien des avantages. 
Les jeunes filles sont mieux initiées à l’économie do¬ 
mestique et plus préparées à tenir dans la suite leur 
ménage. Les relations des ouvrières avec leurs fa¬ 
milles sont fréquentes ; elles se rendent chaque di¬ 
manche dans la chaumière de leurs parents. La durée 
du travail est moins grande à la Séauve qu’à Juju- 
rieux, et l’on en profite pour l’instruction scolaire 
ainsi que pour l’enseignement des travaux d’aiguille, 
La manufacture de rubans de velours de M. Sarda, 
aux Mazeaux, se rapproche beaucoup de la Séauve. Le 
travail y est partout à la tâche, sauf au moulinage, où 
l’on éprouve des difficultés pour mettre l’ouvrier aux 
pièces. La durée de la journée est de dix heures; les 
salaires sont élevés, étant, en moyenne, de 12 fr. par 
semaine pendantles premiers sixmois,et de 14 fr. pen¬ 
dant les mois qui suivent. Des fourneaux alimentaires 
sont mis à la disposition des jeunes filles pour cuire 
elles-mêmes leurs aliments, avec l’assistance d’une 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 419 

cuisinière : elles sont d’ailleurs logées et chauffées. Ce 
ne sont pas des religieuses qui dirigent les ateliers, ce 
sont des contre-maîtresses ourdisseuses et dévideuses. 

Les filatures et les moulinages du Dauphiné ont une 
organisation plus libre. Les établissements de MM. Du¬ 
rand frères, de Lyon, fabricants d’étoffes de soie, 
foulards et crêpes, à Yizille (Isère), et au Cheylard 
(Ardèche), sont principalement dignes d’attention. 
La fondation de l’usine du Péage, près Yizille, re¬ 
monte à 1839. Les ouvrières se logeaient alors dans 
des baraquements affreux. Aujourd’hui, tout est 
transformé. Autour de spacieux ateliers de décreu¬ 
sage, de carderie, de filature de déchets de soie, de 
moulinage et de tissage, l’on trouve des dortoirs et 
des réfectoires destinés à 300 jeunes filles internes; 
puis, à l’extérieur, de nombreuses habitations aména¬ 
gées sur le modèle de Mulhouse, pour contenir 400 
ouvrières et 200 ouvriers : le tout forme une véritable 
petite ville, ayant son éclairage au gaz et sa télégra¬ 
phie. Au Cheylard, 700 ouvriers, dont un tiers de 
femmes et de jeunes filles, sont spécialement em¬ 
ployés à l’impression et à la teinture. Ce qui distingue 
ces internats, c’est l’esprit spécialement pratique qui 
s’y fait jour. Des religieuses de la Sainte-Famille sont- 
préposées aux soins des dortoirs et des réfectoires, à 
la surveillance des jeunes filles pendant les heures de 
récréation, et à la tenue de l’école ; mais elles ne jouent 
aucun rôle dan s les ateliers. L’établissement a une cha¬ 
pelle, où un aumônier fait un service quotidien, mais 


420 LE TRAVAIL DES FEMMES 

les internes sont libres de s’y rendre ; on y célèbre 
l’office chaque dimanche, mais le public des environs y 
est admis. Ainsi l’esprit religieux tient dignement sa 
place dans ces établissements, mais l’esprit claustral 
en est banni. Seules, les instructions préparatoires à 
la première communion sont obligatoires. Le travail 
est suspendu le samedi dans l’après-midi, pour que 
les élèves puissent rentrer de bonne heure dans leurs 
familles, et y passer le dimanche. Les jeunes ouvrières 
profitent des cours d’instruction complémentaire qui 
leur sont ouverts tous les jours pendant une heure. 

Tels sont, en France, les principaux modèles de 
manufactures-internats. Elles se répartissent, comme 
on le voit, en deux systèmes : dans l’un, la disci¬ 
pline est excessivement sévère, les jeunes filles sont 
traitées en recluses, on leur interdit, autant que pos¬ 
sible, toute relation avec le dehors, même avec leurs 
familles, elles sont nourries à l'établissement, gagées 
à l’année , leur existence est surtout passive. Jujurieux 
est le type le plus accompli de ce genre. Dans l’autre, 
la vie est plus libre : l’ouvrière passe tous les diman¬ 
ches chez ses parents ; elle travaille aux pièces ; elle 
prépare elle-même sa nourriture ; une part plus large 
est faite à l’enseignement : les religieuses y ont seule¬ 
ment la direction morale et non l’administration des 
ateliers ; ce sont des contre-maîtresses, choisies parmi 
les anciennes ouvrières, qui distribuent les tâches et 
surveillent le travail : les manufactures du Dauphiné 
sont les principaux modèles de ce système. L’établis- 


AU DIX-NEUVIEME SIECLE. 421 

sement de LaSéauve s’en rapproche. Si nous avions à 
choisir entre ces deux régimes, nous nous prononce¬ 
rions pourle dernier, sans la moindre hésitation : l’ou¬ 
vrière y est plus Active ; elle est soumise à une vie moins 
artificielle, elle s’y développe davantage. Mais il ne 
faut pas l’oublier : de telles institutions, même quand 
elles appartiennent au premier type, sont toujours un 
progrès relativement à l’état de choses antérieur. Elles 
doivent être acceptées avec reconnaissance, comme 
des bienfaits. La critique serait ici déplacée. D’ailleurs, 
il faut faire la part des milieux et des industries : sui¬ 
vant la moralité des populations avoisinantes, tel ré¬ 
gime doit être adopté de préférence. C’est une pensée 
consolante que celle des services rendus par ces insti¬ 
tutions à près de 40,000 jeunes filles, qui y grandis¬ 
sent modestement et efficacement, en force/le carac¬ 
tère, en habileté professionnelle, et qui se préparent 
des ressources pécuniaires et un fond de résistance 
morale pour subvenir aux devoirs ultérieurs de la vie. 

C’est surtout dans l’industrie de la soie que ces 
manufactures-internats se sont acclimatées ; on en 
trouve pourtant dans d’autres branches de produc¬ 
tion. Les papeteries leur ont été spécialement favo¬ 
rables. Ainsi la papeterie de Vidalon-lès-Annonay 
(Ardèche), appartenant à M. de Canson Montgolfier, 
est un excellent modèle de cette organisation du tra¬ 
vail. L’on trouve dans l’établissement deux internats, 
l’un de filles, l’autre de garçons. Le premier com¬ 
prend ISO jeunes filles, admises après leur première 

36 



422 LE TRAVAIL DES FEMMES 

communion, et employées aux travaux de satinage, 
glaçage, collage, pliage et réglure. Il est admirable¬ 
ment disposé : les jeunes filles sont réparties en cham¬ 
brées de trois à six lits, sous l’autorité de contre-maî¬ 
tresses ; des religieuses de Saint - Joseph tiennent 
l’infirmerie et les écoles; l’alimentation est laissée au 
compte des ouvrières, qui ont à préparer elles-mêmes 
leurs repas. On peut encore citer dans ce genre la pa¬ 
peterie de MM. Breton frères, à Pont-de-Clais (Isère), 
celle deBlacons (Drôme), et de Fontenay (Côte-d’Or). 

L’Allemagne, l’Angleterre et la Suisse présentent 
aussi quelques spécimens, mais en moins grand 
nombre, de cette organisation industrielle. Ce qui 
les distingue, c’est qu’ils se rapprochent plus des lo¬ 
gements de Lowell, et présentent moins le caractère 
claustral. La filature de lin de MM. Schœller, Mœvis- 
sen et Bucklers, à Duren (Prusse rhénane), en est un 
exemple. L’on y trouve deux internats , l’un pour les 
garçons, l’autre pour les filles. Le dernier compre¬ 
nait, en 1867, 315 jeunes filles. Pour faciliter la dis¬ 
cipline des dortoirs, sans s’écarter trop de la vie de 
famille, les chefs de l’établissement ont organisé un 
système de petites salles, placées au premier et au 
second étage de diverses habitations, dont le rez-de- 
chaussée a été donné en logement à la famille d’un 
contre-maître, qui a la responsabilité des dortoirs de 
la maison. Une salle d’études réunit le soir librement 
150 jeunes filles, qui reçoivent de l’instituteur un en¬ 
seignement complémentaire. La fabrique de^ soies à 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 423 

coudre de M. Metz, à Fribourg, en Brisgau, et le dé¬ 
vidage de soie de M. Richter-Linden, à Schoren, près 
de Bâle, se signalent par l’heureuse alliance d’un pa¬ 
tronage bienveillant et d’une liberté très-grande ac¬ 
cordée aux jeunes filles qui trouvent abri dans ces 
internats manufacturiers. En Angleterre, à la filature 
de lin de Gildford-Mills (Irlande), les chefs d'établisse¬ 
ment ont choisi dans leur personnel un certain nom¬ 
bre de familles particulièrement recommandables, 
et ils placent chez elles les jeunes filles sans parents 
dans la localité. Le même système se rencontre dans la 
fabrique de toiles de Carnoustic (Forfarshire, Écosse). 

Ces dernières institutions commencent à s’éloigner 
des types que nous avons décrits, Juj urieux, la Séauve 
et autres. Quel est l’avenir réservé aux manufactures 
internats? Ce système s’est propagé dans le Midi, en 
peu d’années, avec une rapidité et un succès, qui dé¬ 
montrent combien il était approprié aux circonstances 
locales, aux exigences de l’industrie de la soie et aux 
mœurs des populations. Pourra-t-il émigrer vers le 
Nord et s’y implanter avec succès? Les populations de 
Normandie, de Picardie, de Flandre, d’Alsace n’ont- 
elles pas un instinct de personnalité trop développé 
pour se plier à ce régime conventuel? Chaque pays a 
sa manière de faire le bien : une imitation servile, qui 
ne tiendrait pas compte des différences matérielles et 
morales, indiquerait un zèle maladif et une ardeur 
inexpérimentée. D’ailleurs la laine, le coton, le lin ne 
sont pas des industries qui puissent, comme la soie, 



424 LE travail des femmes 

se passer de bras masculins. Il faut des hommes dans 
nos grandes filatures du Nord et de l’Ouest, il en faut 
dans nos ateliers d’apprêts. En outre, le régime des 
manufactures pour la soie est né.d’hier : on créait, 
on pouvait donc innover sans crainte; on taillait en 
plein drap et l’on pouvait donner à l’étoffe la forme 
préférée. La grande industrie dans le Nord est de¬ 
puis longtemps adulte ; elle a pris une forme qu’elle 
peut améliorer, perfectionner progressivement, mais 
non pas brusquement changer. C’ést au moyen d'é¬ 
coles, par une propagande morale, d’un effet qui se 
fait attendre, mais qui est sûr, que l’on doit poursui¬ 
vre le but si heureusement atteint dans le Midi par 
ces internats industriels. 

Ce qui importerait avant tout, ce serait de dévelop¬ 
per dans l’enfant et l’adolescente le goût de l’épargne. 
Combien cela est difficile, nous ne l’ignorons pas. 
Dans nos tissages mécaniques, une jeune fille de seize 
ans peut faire un gain considérable, 3 francs, 4 francs 
même par jour ne sont pas des salaires sans exemple 
pour de jeunes ouvrières. La moitié, à cet âge, se 
peut mettre de côté ; c'est au bout de quelques an¬ 
nées une dot et même une dot importante. Il est quel¬ 
ques établissements qui ne veulent avoir qu’un per¬ 
sonnel de jeunes filles et qui renvoient toute ouvrière 
qui contracte mariage : c’est une mesure un peu sé¬ 
vère; sans doute, il est à désirer que les jeunes mères 
restent dans leur ménage, mais c’est par la persua¬ 
sion, par l’amélioration des mœurs et des ressources 


425 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 

de la famille que l’on doit tendre à ce but ; on ne sali¬ 
rait l’atteindre par des règlements prohibitifs. 

Pour rendre les mères à.la famille, l’un des meil¬ 
leurs moyens, c’est donc de faire travailler les jeunes 
filles à l’usine de 14 à 22 ou 25 ans; cela peut paraître 
rude, mais cela est souvent nécessaire; à cet âge, la 
jeune ouvrière peut amasser un petit pécule : dans cet 
espace de temps, qui comprend de cinq à dix années, 
il lui est facile, si elle est un peu énergique, d’épargner 
sur son salaire 1,500, 2,000 fr. ou même le double. 
C’est assez pour lui rendre l’indépendance et assurer la 
prospérité de la famille à venir. Que si l'on a pris soin, 
comme dans quelques-uns des établissements que 
nous avons étudiés, de lui apprendre, dans les heures 
de repos, quelque travail sédentaire, celui de la ma¬ 
chine à coudre ou à piquer, par exemple, elle aura dans 
son intérieur une source de profits, qui, se joignant 
à ceux de son mari, donneront l’aisance à la famille.. 

Déjà la filature, le moulinage et le tissage automa¬ 
tique de la soie sont presque uniquement desservis 
par des jeunes filles de treize à vingt-cinq ans ; nous, 
avons vu, d’autre part, qu’en Angleterre les manu¬ 
factures d’épingles et les papeteries contenaient fort 
peu de femmes mariées et presque uniquement des 
adolescentes. 11 peut en être un jour ainsi de la plupart 
de nos industries. La jeune fille s’amassant une dot 
dans la fabrique pour rester chez elle étant mariée, 
et élever sa famille dans de bonnes conditions : c’est 
là le vrai.progrès et le seul pratique. 


36 . 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


426 


CHAPITRE V 

D’une meilleure économie industrielle des manufactures.— De ce 
que l’on peut attendre de perfectionnements nouveaux dans la 
mécanique. — Des moyens propres à développer la bonne tenue 
des ménages d’ouvriers. 

Dans les chapitres qui précèdent, nous nous som¬ 
mes efforcé de mettre en lumière les principaux 
remèdes à la triste situation des femmes travaillant à 
domicile : nous avons indiqué aussi dans les manu¬ 
factures internats une institution qui, en occupant 
utilement et moralement les jeunes filles, en leur per¬ 
mettant d’épargner une dot, les met en état de rester 
plus tard dans leurs familles et de soigner leur mé¬ 
nage quand elles sont devenues épouses et mères. Il 
n’en est pas moins vrai, quelle que soit l’efficacité de 
ces efforts pour rendre la femme tout entière à son 
foyer, qu’un grand nombre d’ouvriers de tout âge 
devront encore s’adonner aux travaux manufacturiers. 
Croire qu’on arrachera à l’usine toutes les mères qui 
y sont actuellement occupées, c’est là une évidente 
utopie, quelles que soient d’ailleurs les compensations 
qu’on se croie à môme de leur offrir. Puisque plusieurs 
centaines de mille femmes sont destiné*és jusqu’à un 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 427 

très-lointain avenir à travailler dans les manufactures, 
ne peut-on pas, du moins, sans trouble ni désordre, 
inaugurer un régime industriel, qui, sans être préju¬ 
diciable àla production, soit plus favorable àlafemme 
et à la famille? Nous pensons que de ce côté des amé¬ 
liorations considérables sont possibles et même 
qu’elles sont probables. 

La grande industrie, c’est une observation capitale, 
ne fait que de sortir de la période de l’enfance. Après 
bien des tâtonnements et bien des désordres, elle 
s’organise sur un plan meilleur. Il y a eu, au début, 
beaucoup d’inexpériences, d’erreurs et d’abus, que la 
pratique et la leçon du temps ont une tendance à cor¬ 
riger. L’un de ces abus les plus criants, c’était l’ex¬ 
cessive longueur de la journée de travail. Il y a trente 
ans, presque toutes les manufactures d’Europe exi¬ 
geaient de leur personnel la présence dans les ateliers 
pendant quatorze heures au moins et souvent pendant 
quinze, seize heures, quelquefois même dix-sept : on 
ne laissait ainsi aux ouvriers que le temps stricte¬ 
ment nécessaire à la satisfaction des besoins les plus 
immédiats et les plus impérieux, l’alimentation, le 
sommeil. Il arrivait même que l’éloignement des 
logements d’ouvriers, qui se trouvaient parfois à six 
ou sept kilomètres de l’usine, ne laissaient plus aux 
travailleurs qu’un temps évidemment insuffisant pour 
la réparation de leurs forces. C’était là une détestable 
économie industrielle ; l’on n’avait ainsi qu’un per¬ 
sonnel épuisé, à bout de force, qui ne pouvait faire 


428 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


qu’un détestable ouvrage. On croyait obtenir plus en 
retenant les ouvriers plus longtemps, et, à tout con¬ 
sidérer, l’on obtenait moins. Quelques hommes de 
sens et d’initiative s’en aperçurent et donnèrent la dé¬ 
monstration qu’une journée de travail réduite vaut 
mieux pour la production qu’une journée excessive. 

11 y a plus de cinquante ans, alors que ces mau¬ 
vaises méthodes étaient dans toute leur force, un ma¬ 
nufacturier des bords de la Clyde, en Écosse, Robert 
Owen, réduisit tout à coup à dix heures et demie le 
travail de ses ateliers : c’était un tiers de moins que 
ses concurrents; ce coup d’audace réussit; la fortune 
d’Owen s’accrut malgré cet essai qui semblait la de¬ 
voir détruire. Dès lors, l’opinion publique en Angle¬ 
terre se prononça en faveur des courtes journées. Les 
ouvriers de la manufacture d’Owen adressèrent une 
pétition touchante au parlement anglais pour deman¬ 
der, en montrant les avantages qui en résultaient 
pour le fabricant, que l’on voulût bien étendre le bien¬ 
fait de la journée de dix heures et demie à tous les 
ouvriers des filatures d’Angleterre. Le parlementresta 
d’abord sourd à ces prières ; mais bon nombre d’in¬ 
dustriels se risquèrent successivement à faire le même 
essai, en dépit des arithméticiens qui avaient calculé 
qu’une heure de réduction devait faire perdre 13 p. 
100 aux.fabricants. 

La démonstration fut bientôt complète, comme le 
prouve l’extrait suivant d’un rapport de M. Léonard 
Borner, inspecteur général des manufactures anglai- 


A.U DIX-NEUVIÈME SIECLE. 429 

ses : M. Robert Gardner possédait à Preston une 
grande manufacture, qui réunissait la filature et le 
tissage de coton par des métiers à la vapeur. La force 
à vapeur était de 80 chevaux, servie par 668 ouvriers. 
La réduction du travail de douze heures à onze avait 
commencé le 20 avril 1844, et l’expérience durait de¬ 
puis douze mois lorsque M. Horner vint en faire une 
étude complète. « J’entrepris cette enquête, dit 
M. Horner, avec le désir d’en faire connaître le succès, 
mais en même temps avec la peur et presque la certi¬ 
tude d’y découvrir quelque erreur inaperçue. Pour 
que l’épreuve comparative eût quelque valeur, il fal¬ 
lait prouver qu’on n’avait modifié ni la vitesse du sys¬ 
tème des mécaniques, ni la puissance des moteurs, 
ni la qualité des matières premières, ni celle des pro¬ 
duits définitifs. Je me disais qu’un manufacturier in¬ 
telligent devant nécessairement donner à ses ma¬ 
chines, comme allure normale, la vitesse qui fournis¬ 
sait le maximum d’avantages dans chaque cas parti-, 
ticulier, il était impossible qu’on changeât ce maxi¬ 
mum de vitesse, puisqu’il était reconnu le plus avan¬ 
tageux et que la même vitesse pût donner autant de 
produits avec onze heures qu’avec douze heures de 
travail. Je pensais aussi qu’un ouvrier à ses pièces de¬ 
vait faire tous les efforts qui lui étaient possibles pour 
travailler avec ce maximum de vitesse et que, par 
conséquent, il ne pourrait pas non plus, au moins 
d’une manière permanente, produire en onze heures 
autant qu’en douze. Delà je concluais que toute réduc- 


430 LE TRAVAIL DES FEMMES 

tion sur ies heures de travail devait nécessairement 
avoir pour conséquence une ré duc tion parallèle dans la 
quantité ou dans la qualité des produits, pour toute ma¬ 
nufacture bien ordonnée. » On communiqua àM. Hor- 
ner les registres de la fabrique afin de lui démontrer 
que les produits annuels, loin d’avoir diminué, avaient 
augmenté, ainsi quelles salaires des ouvriers payés à la 
tâche. Voici la moyenne annuelle des salaires dans 
les deux systèmes. 

Pour la filature : 


Avec douze heures de travail. 38 2/24 

-Avec onze heures. 38 3/24 

Pour le tissage : 

Avec douze heures. 10 1/24 

Avec onze heüres. 10 3/24 


Quant à la vitesse, on avait seulement accru de 2 p. 
100 celle de la filature; celle du tissage était restée la 
même. « Les faits, poursuit M. Horner, se trouvaient 
ainsi contraires à ma théorie préconçue, théorie dont 
les chefs d’établissement ne niaient pas la vraisem¬ 
blance. Je leur demandai comment ils expliquaient 
leurs résultats. Leur explication me révéla que j’avais 
négligé une cause importante: c’est l’effet que la vi¬ 
gilance et l’attention des ouvriers même peut exercer 
sur la somme des produits. Les chefs interrogés ex¬ 
pliquèrent ce fait par une assiduité plus grande des 
ouvriers, travaillant à courte journée,par leur arrivée 
à la minute précise et par le soin de ne perdre aucun 
des moments que, dans la journée ordinaire de douze 






AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. ' 431 

heures, ils dépensent souvent sans raison '. » Les faits 
dans le même sens abondent : on nous saura gré d’en 
citer quelques-uns. Dans certaines industries en An¬ 
gleterre, où jadis on travaillait quatorze heures par 
jour, ditM. Lehardy de Beaulieu, on ne fait plus que 
cinquante et une heures par semaine, soit huit heures 
et demie par jour en comptant le chômage du sa¬ 
medi. S’en troùve-t-on plus mal? On s’en trouve 
mieux, au contraire ; et, sans fixer d’une manière po¬ 
sitive le point auquel se rencontre le maximum d’effet 
utile, point évidemment variable selon la nature du 
travail, on a, dit le même auteur, lieu de penser 
qu’il est aux environs de cette limite. Il y a vingt et 
quelques années, un manufacturier de Wesserling 
écrivait à M. Michel Chevalier qu’il avait diminué 
d’une demi-heure le travail de ses ateliers et que les 
produits avaient augmenté d’un vingt-quatrième. 
Beaucoup plus récemment, dans l’enquêté sur l’en¬ 
seignement professionnel, M. Bourcart, de Gueb- 
willer, l’un des grands manufacturiers d’Alsace et de 
France, faisait une déclaration analogue. Il déposait 
d’abord que la journée de douze heures était exces¬ 
sive et devrait être ramenée à onze : « Il serait utile, 
disait-il, que l’on réduisît les heures de travail, et 
surtout que l’on ne travaillât pas le samedi après 
midi. Je puis conseiller l’adoption de cette mesure, 
quoiqu’elle paraisse onéreuse à première vue : nous 

1. Voir le Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, 1848. 


432 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


l’avons expérimentée dans nos établissements indus¬ 
triels où, depuis quatre ans, l’ouvrier ne travaille plus 
toute l’après-midi du samedi, et nous nous en trou¬ 
vons bien. Nos ouvriers gagnent aujourd’hui autant 
qu’il y a quatre ans, et la production moyenne des 
établissements, loin d’avoir diminué, a, au contraire, 
augmenté. » Pour montrer l’accord sur ce point des 
industriels importants des différents pays, voici une 
déclaration analogue d’un grand industriel belge, 
M. Ottevaere de Gand ; elle est tirée d’une lettre adres¬ 
sée,'en 1861, par ce manufacturier àM. Alexis Joffroy, 
de la chambre de commerce d’Anversï« Nos machines, 
quoiqu’à peu près, les mêmes que celles des filateurs 
anglais, ne produisent pas ce qu’elles devraient pro¬ 
duire et ce que produisent les mêmes machines en 
Angleterre, quoique les filateurs anglais travaillent 
deux heures de moins par jour. Cette différence, je 
l'attribue à la longueur de la journée de travail qui 
est de treize heures. Nous travaillons tous deux gran¬ 
des heures de trop ; et j’ai la conviction que si l’on 
ne travaillait que onze heures, au lieu de treize, nous 
•aurions la même production, et par conséquent nous 
produirions plus économiquement *. J’en appelle ici 
au témoignage de tous les fabricants. Lorsqu’un jour 
de fête tombe dans la semaine, la production reste à 
peu près la même, si parfois elle n’est pas plus forte; 
ce qui prouve que l’ouvrier sait faire plus lorsque la 

1. En effet la dépense en combustible, en éclairage, l’usure des 
machines serait moindre pour un même résultat. 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 


433 


semaine n’est pas aussi longue. C’est un point impor¬ 
tant à mon avis et qui mérite d’être mûrement exa¬ 
miné : d’un côté pour produire dans toute la perfec¬ 
tion possible et économiquement ; et d’un autre côt 
pour avoir des ouvriers plus intelligents et moins 
épuisés l . » 

Nous avons voulu appuyer sur toutes ces autori¬ 
tés une affirmation qui, de notre part, eût pu paraître 
sans valeur suffisante. Mais quand tous ces témoi¬ 
gnages n’auraient pas été à notre disposition, quand 
nous n’aurions pu invoquer l’expérience, le simple 
examen rationnel et réfléchi du rôle de l’ouvrier dans 
l’industrie nous eût conduit à la même conclusion. 

Ce qu’il faut à l’ouvrier, c’est d’abord une certaine 
force physique plus ou moins grande selon les opéra¬ 
tions manufacturières ; c’est, en outre, de la présence 
d’esprit, de l’attention, et, pour la femme, de la légè¬ 
reté dans les doigts. Il faut que le coup d’œil soit net 
et sûr pour prévenir les fautes et les réparer; que la 
main soit habile et vive pour rattacher les fils qui se 
cassent et suivre le métier dans ses mouvements. Or 
croit-on que toutes ces qualités ne soient pas suscep¬ 
tibles de s’affaiblir ou de s’accroître? Pense-t-on que 
la fatigue et l’ennui d’une longue journée n’aient pas 
pour effet d’engourdir l’esprit et les membres? L’é¬ 
nergie de l’attention et la promptitude des mouve¬ 
ments sont en raison inverse du temps que doit durer 

1 . Cette lettre est citée par M. Frédéric Passy dans son livre 
des Machines. 


37 


434 LE TRAVAIL DES FEMMES 

la tâche. Il faudrait bien mal connaître le mécanisme 
humain pour ne pas tenir compte de ces moments de 
relâche et de détente que produisent de trop longues 
heures de travail. Il en est de la force humaine comme 
de la terre; on peut la cultiver d’une manière exten¬ 
sive ou d’une manière intensive, c’est-à-dire réduire 
l’espace et le temps, et concentrer ses efforts sur un 
point donné, supprimer les jachères, les pertes de 
terrain et les moments d’arrêt, et obtenir ainsi plus 
d’un espace réduit de terrain ou d’heures réduites de 
travail, que l’on n’aurait pu tirer d’une terre plus 
considérable ou d’une journée plus longue. 

L’on ne sait que trop ce qu’est en France le travail 
des manufactures. Tous les observateurs s’accordent 
pour nous représenter les retards ou les absences 
que les amendes sont impuissantes à prévenir, les 
allées et venues : que l’on calcule ce qui est ainsi 
perdu sur ces douze heures de travail : que l’on tienne 
compte surtout des fautes qui, commises en un in¬ 
stant d’oubli, exigent de Fouvrière deux ou trois 
heures pour être réparées, des malfaçons qui abon¬ 
dent par suite de l’attention trop endormie du tra¬ 
vailleur. Croit-on qu’avec une heure ou même deux 
heures de travail de moins, le patron ou les ouvriers, 
en évitant toutes ces pertes de temps, ne trouveraient 
pas leur compte? N’a-t-on pas remarqué combien la 
production est élastique et dépend de la volonté plus 
ou moins stimulée de l’ouvrier? Quand la paye se fait 
tous les quinze jours, la seconde semaine est notable- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 435 

ment plus productive que la première : c’est un fait 
notoire. Pour produire davantage, l’ouvrier aux pièces 
n’a qu’à vouloir. Mais la volonté même ne peut con¬ 
server toute sa force et son intensité qu’à la condi¬ 
tion qu’elle n’ait pas à s’exercer pendant un temps 
trop prolongé. Le perfectionnement continu des ma¬ 
chines n’appelle-t-il pas impérieusement une dimi¬ 
nution de la journée? Considérez le tissage : toutes 
les améliorations ont pour effet de donner une vitesse 
plus grande : Je métier qui, autrefois, ne battait que 
120 coups à la minute, est arrivé à 180, 200, et 
même 240 : c’est vertigineux. Est-il possible qu’une 
jeune fille surveille, pendant douze heures par jour, 
une marche aussi précipitée? Non, humainement 
cela n’est pas possible. Aussi, à chaque instant 
elle se reprend, elle s’arrête. Que la journée de 
travail soit réduite, ces temps d’arrêt disparaîtront. 
Ne verra-t-on pas aussi un plus grand nombre d’ou¬ 
vrières capables de conduire deux métiers, quand 
elles n’auront qu’à concentrer sur un espace de dix 
heures l’attention et l’énergie quelles devaient pro¬ 
longer autrefois pèndant douze? 

On sait l’importance que tout manufacturier intel¬ 
ligent attache à son matériel : avoir des machines 
du dernier modèle, les tenir toujours en bon état, ce 
sont là les préoccupations quotidiennes de chaque 
industriel. Mais la production d’une usine a deux fac¬ 
teurs, le matériel et le personnel ; et l’un n’est pas 
moins important que l’autre. Un corps d’ouvriers 


436 LE TRAVAIL DES FEMMES 

vigoureux, intelligents, attentifs, dispos, ayant le cœur 
à l’ouvrage, cela fait aussi partie d’un bon outillage 
de manufacture. Que n’a-t-on pas dit ou écrit sur la 
supériorité de l’ouvrier anglais relativement à l’ou¬ 
vrier français? Le premier, dans le même temps, 
produit beaucoup plus que le second : en Angleterre, 
les mêmes machines qui exigent en France trois 
ouvriers n’en demandent que deux. Cette différence 
dans la qualité du personnel est considérable. Atta¬ 
chons-nous donc à avoir ou à former un corps d’ou¬ 
vriers qui soient solides, adroits et bons travailleurs. 
D’après une note lue par le général Morin à l’Acadé- 
nie des sciences, le propriétaire d’une grande manu¬ 
facture de lin en Normandie aurait fait d’importants 
sacrifices pour améliorer la ventilation de l’atelier 
de tissage contenant 400 ouvriers : les résultats 
de cette dépense intelligente auraient été excellents. 
Au lieu que le dixième des ouvriers était malade au¬ 
paravant, on n’en trouvait plus que trois ou quatre 
qui le fussent, c’est-à-dire 4 p. 100. En outre, la pro¬ 
duction de l’atelier se serait accrue de plus de 6 p. 100 
par le seul fait d’une plus grande activité dans le 
travail. C’est là une preuve, entre mille, de ce que 
peuvent la santé et l’entrain de l’ouvrier. Mais croit- 
on que, si la journée était plus courte, cette santé et 
cet entrain ne seraient pas notablement augmentés? 
Ayant plus de loisirs pour leurs distractions, leurs 
promenades, leurs occupations ou leurs jouissances de 
famille, n’apporteraient-ils pas à la manufacture, les 


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. , 437 

femmes surtout, un esprit plus alerte, plus dégagé 
des inquiétudes du dehors, une attention plus soute¬ 
nue, des membres mieux reposés et plus dispos ? Un 
grand industriel normand nous disait que dans sa 
manufacture, bien que les tisseuses dussent travail¬ 
ler nominalement douze heures, l’on n’estimait pas 
qu’elles fournissent un travail effectif de plus de 
huit heures par jour, quatre heures étant prises en 
partie par le montage des métiers, mais surtout par 
les pertes de temps, les retards, les distractions, les 
fautes à réparer. Diminuer le travail nominal, en con¬ 
servant ou en augmentant même le travail effectif, 
c’est là le grand point. 

Or supposez la journée de travail, dans la grande 
industrie, ramenée à dix heures ou même à onze, de 
quelle importance ne serait-ce pas pour la femme et 
pour la famille? Sans doute la mère serait encore trop 
longtemps absente du foyer, mais du moins elle au¬ 
rait quelques loisirs pour la tenue du ménage, pour 
l’éducation, pour l’instruction des enfants : ce serait 
une complète métamorphose ; l’ouvrière de fabrique 
serait alors dans la même situation qu’une ouvrière 
à la journée ou qu’une ouvrière des champs. 

La grande industrie peut encore se prêter à d’au¬ 
tres accommodements : quelques généreux industriels 
en ont donné la preuve. A la jeune mère, que les 
dures exigences de la destinée forcent au travail de 
fabrique, peut-on ménager le temps et les ressources 
pour réparer ses forces, pour garder et allaiter son 

37. 


438 LE TRAVAIL DES FEMMES 

enfant? M. Jean Dollfus a le premier donné en ce 
sens un grand exemple qui a déjà été suivi par quel¬ 
ques fabricants de l’Est : c’est celui ,de laisser aux 
femmes en couche leur salaire pendant six semaines, 
à compter du quinzième jour après l’accouchement, 
à l’unique condition quelles resteront chez elles à se 
soigner et à soigner leur enfant. Auparavant elles 
n’attendaient pas d’être complètement remises pour 
rentrer dans l’atelier et reprendre leur travail. Il en 
résultait pour la mère une débilité et un affaiblisse¬ 
ment général de la santé, des infirmités précoces ; et 
pour l’enfant, abandonné immédiatement à des soins 
mercenaires, le rachitisme le plus souvent et fré¬ 
quemment une mort prématurée. Le nombre des 
femmes employées dans les établissements de M. Doll¬ 
fus était de 1150. La mortalité des enfants est en 
général, à Mulhouse, de 33 à 35 p. 100 dans la pre¬ 
mière année, et elle s’élève même à 38 ou 40 p. 100 
parmi les enfants des ouvrières de fabrique. Or le ré¬ 
sultat obtenu par la maison Dollfus-Mieg, ç’a été la 
réduction de la mortalité des enfants de l’usine à 24 
et 28 p. 100. La dépense annuelle a été de 8,000 fr. 
Ainsi la mortalité des enfants s’est trouvée réduite 
d’un tiers : cela se peut calculer, parce que les morts 
se comptent ; mais quel a été l’accroissement de la 
santé, de l’énergie, de l’entrain au travail, quelle a 
été la plus-value de l’ouvrage de ces jeunes mères, 
alors qu’elles sont rentrées dans l’usine complète¬ 
ment remises, sans inquiétudes, sans fatigue et sans 


AU DIX NEUVIEME SIECLE. 


regrets, voilà ce que les chiffres ne peuvent exprimer. 
Quant à nous, nous croyons que si M. Dollfus a fait 
ainsi une œuvre charitable, il en a été lui-même ré¬ 
munéré. Un salaire de six semaines sur une année, 
c’est environ onze pour cent du salaire annuel. Mais 
croit-on que, par la suite, la production de chaque 
ouvrière, ainsi reposée et rétablie, n’ait pas été de dix 
ou quinze pour cent, et de plus peut-être, supérieure à 
ce qu’elle aurait été, si l’ouvrière était immédiatement 
revenue à sa tâche, avec ses membres affaiblis, son 
esprit inquiet et des regrets au cœur? Or, cet ac¬ 
croissement de la production industrielle de l’ouvrière, 
ce n’est pas seulement pendant l’année qui suit l’ac¬ 
couchement, c’est pendant tout le reste de la vie 
qu’elle se manifeste : la constitution moins éprouvée, 
et totalement remise de ses secousses, en reste tou¬ 
jours plus solide. Ainsi le sacrifice du fabricant n’é¬ 
tait pas perdu pour lui-même : il servait à lui former 
un personnel d’ouvrières plus vigoureuses, plus ha¬ 
biles, plus attentives. Or, nous le demandons, quel 
est l’industriel intelligent qui ne consentît à dépen¬ 
ser chaque année 8,000 fr. pour un personnel de 
1200 ouvrières, afin d’obtenir de celles-ci plus d’ac¬ 
tivité, plus d’assiduité, plus de persévérance au tra¬ 
vail? Et ne doit-on pas tenir compte aussi de cette 
jeune génération, grandissant dans de meilleures con¬ 
ditions, plus à l’abri des maladies de l’enfance qui 
laissent toute la vie des traces : pépinière d’ouvriers 
plus vigoureux et plus capables d’un travail productif? 


440 LE TRAVAIL DES FEMMES 

Faire pour l’amélioration du personnel ouvrier une 
très-petite partie des sacrifices que tout industriel fait 
pour l’entretien ouïe renouvellement de son matériel, 
est-ce là folie? n’est-ce pas au contraire une preuve 
de jugement et de prévoyance? 

Une ville industrielle du Midi, qui a fait de grands 
progrès depuis quelques années, Mazamet, nous 
offre, d’après le témoignage de M. Reybaud, une 
coutume aussi touchante que féconde. D’ordinaire, à 
moins de quitter les ateliers, les ouvrières ne peuvent 
pas allaiter leurs enfants. Presque toutes les confient 
à des nourrices : or, ce n’est pas seulement une pri¬ 
vation morale, c’est une dépense qui prend une forte 
part du salaire de la femme. En suspendant son tra¬ 
vail, l’ouvrière risquerait de voir sa place occupée. 
On a imaginé, à Mazamet, une combinaison qui mé¬ 
nage tous les devoirs, toutes les convenances et tous 
les intérêts : on a créé un atelier spécial où les jeunes 
mères sont employées au triage des laines et où elles 
peuvent, tout en allaitant leurs enfants, continuer 
leur besogne. C’est une sorte de crèche industrielle, 
où tout se trouve réuni : la mère, l’enfant et le tra¬ 
vail. « Le spectacle en est intéressant, dit M. Rey¬ 
baud, soit que les enfants dorment sur les genoux de 
la mère, soit qu’ils se roulent sur les déchets de laine 
qui tapissent l’atelier. Il y a là plus d’une expérience 
industrielle, il y a une issüe donnée à un bon senti¬ 
ment sous la forme la plus touchante.» Sans doute 
ces jeunes femmes gagnent moins qu’.à ourdir et à 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 141 

tisser, mais ell*es n’ont pas de frais de nourrice à payer, 
elles ont une tâche plus facile, elles ont leur enfant 
près d’elles : elles ménagent à la fois leurs forces et 
leur cœur et, après quelques mois passés à cet atelier 
spécial, elles reprennent leurs anciens travaux avec 
plus de contentement et de vigueur. Nous savons que 
la mécanique envahit tout et qu’il n’y a plus guère 
d’opération industrielle qui ne soit soumise à son 
empire. Mais, dans une vaste manufacture, ne peut- 
on trouver pour les préparations ou pour le finissage 
quelque tâche aisée qui puisse ainsi s’exécuter à part 
et dans un atelier particulier? La grande industrie est 
moins implacable au fond qu’elle n’en a l’apparence. 
Elle sait s’adoucir et devenir clémente quand on sait 
la prendre. 

L’Angleterre nous offre un autre essai du même 
genre, plus curieux encore, mais d’une application 
plus difficile. La maison William Bartleet et fils, de 
Redditch, a fondé dans sa manufacture un atelier spé¬ 
cial pour les jeunes mères, où les heures de travail 
sont excessivement courtes et très-heureusement 
combinées. L’ouvrage commence pour elles à 8 heures 
et demie, ce qui leur permet de préparer leur ménage, 
de lever leurs enfants et de les faire partir pour l’é¬ 
cole. A midi et demi, le travail cesse pour le dîner, 
les mères peuvent chercher leurs enfants à l’école et 
, préparer le repas avant l’arrivée du mari ; le travail 
recommence à deux heures pour finir à quatre heures 
et demie; ce qui permet aux mères de chercher leurs 


442 ' LE TRAVAIL DES FEMMES 

enfants à l’école, de veiller à ce qu’ils ne fréquentent 
pas de mauvaise compagnie, de faire une promenade 
avec eux ou de leur faire des lectures, de tenir la mai¬ 
son propre pour l’arrivée du père, de raccommoder 
les vêtements. Ainsi ce n’est qu’un travail de six 
heures et demie par jour : c’est bien peu ; le chef de 
la maison déclare qu’une expérience de quatre ans 
lui a prouvé, de la façon la plus décisive, que les 
jeunes mères, en général, employées ainsi à la tâche, 
gagnent autant que si elles faisaient la journée habi¬ 
tuelle de travail ; et il explique cette anomalie appa¬ 
rente par l’amélioration de leur santé, la disparition 
des absences et des retards, la plus grande vivacité 
du travail et l’extrême rareté des maladies. Dans l’in¬ 
térêt du manufacturier il faut, pour suivre un pareil 
système, réunir les jeunes mères dans un atelier spé¬ 
cial, afin que la force motrice ne desserve les métiers 
qu’elles occupent que pendant leurs heures de pré¬ 
sence. C’est là une complication considérable qui 
rend ce système moins susceptible d’extension. Aussi 
lui préférons-nous un expédient indiqué par M. Doll- 
fus. 

Cet éminent manufacturier a proposé d’employer 
les jeunes mères seulement une moitié de journée et 
de leur laisser l’autre pour rester à leur foyer et 
prendre soin de leur ménage et de leur famille. La 
seule difficulté que rencontre cette mesure, c’est 
pour la concilier avec le travail aux pièces, qui pré¬ 
domine actuellement et avec grande raison dans 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 443 

presque toutes les opérations industrielles ; mais cette 
difficulté n’est pas insurmontable : elle s’était pré¬ 
sentée déjà dans certaines fabrications pour les enfants 
que l’on voulait diviser en relais. Il est certain que 
l’on ne peut mutiler les tâches pour renfermer cha¬ 
cune d’elles dans un espace de six heures : il faut 
beaucoup plus de temps pour tisser une pièce de 
toile ou de drap, et la pièce de drap ou de toile est 
l’unité qui sert à établir le travail de l’ouvrière. Mais 
plusieurs femmes unies par une communauté de sang 
ou d’intérêt, la mère et la fille par exemple, ou bien 
encore deux sœurs, ne pourraient-elles s’entendre 
pour travailler chacune une demi-journée au même 
métier et se partager le salaire total ? Ce n’est pas là 
une chose tellement extraordinaire qu’on doive dé¬ 
sespérer de la voir se réaliser. Certaines industries 
nous offrent des exemples de ce mode d’association 
entre ouvrières. Il existe à Paris un atelier pour le 
tissage des châles, où trente ouvrières sont employées. 
Tout métier y est occupé par deux femmes associées 
à conditions égales, et dont chacune fait alternative¬ 
ment une heure de lançage et une heure de tissage, 
ce qui leur permet de travailler plus rapidement et 
avec moins de fatigue. Le salaire se partage par moi¬ 
tié 1 . Une organisation analogue résoudrait le pro¬ 
blème que nous avons posé pour le tissage mécani¬ 
que, et permettrait aux jeunes mères de ne faire 

1. Ouvriers des deux. mondes, t. I, page 358. 


444 


LE TRAVAIL DES FEMMES 


qu’une demi-journée de travail. Or, il faut considérer 
qu’il n’y a rien d’élastique comme la production d’un 
métier de tissage : une bonne ouvrière produit et 
gagne autant dans sa journée que deux ouvrières mé¬ 
diocres. On peut supposer, croyons-nous qu’une 
femme qui ne travaillerait que six heures par jour se 
conduirait pendant ce temps comme une ouvrière 
d’élite, c’est-à-dire qu’elle gagnerait presque autant 
en cette demi-journée que les'ouvrières médiocres 
en une journée complète. 

Telles sont quelques-unes des combinaisons qui 
ont été imaginées ou pratiquées par quelques hommes 
d’expérience, par de grands manufacturiers. On voit 
qu’ainsi comprise et ainsi conduite, l’industrie à la 
vapeur, malgré ses apparences de rigidité, sait se plier 
à toutes les exigences et qu’elle peut se rendre com¬ 
patible avec les devoirs et les convenances de la vie 
des femmes. 

Les moteurs mécaniques, non-seulement ne sont 
pas aussi hostiles à la vie de famille qu’on se plaît à 
le croire, mais ils peuvent même servir à sa restaura¬ 
tion. L’assertion peut paraître audacieuse, nous allons 
essayer d’en démontrer la vérité. 

C’est une croyance universelle que l’industrie ifié- 
canique demande d’énormes capitaux et ne peut 
réussir qu’exercée sur une grande échelle. Cela est 
parfaitement vrai des filatures, ce n’est pas exact pour 
les tissages. Un tissage mécanique peut être établi 
dans des conditions de grande économie, à peu de 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 445 

frais, en pleine campagne, et néanmoins prospérer. 
M.Reybaud nous a raconté l’histoire frappante de ces 
maîtres ouvriers en soie de la Prusse Rhénane qui, 
lors de l’invasion des métiers mécaniques et de la 
création de vastes usines, entreprirent de défendre 
leur situation à armes égales et opposèrent aux puis¬ 
santes machines de trente à trente cinq chevaux, ani¬ 
mant quatre ou cinq centé métiers, des machines plus 
petites de six et huit chevaux, faisant marcher vingt, 
trente ou quarante métiers. Dans l’industrie de Paris 
il y a des machines à vapeur de la force de deux ou 
trois chevaux, cela suffirait pour alimenter un atelier 
campagnard. Pour le tissage, le village ou le bourg 
peuvent lutter avec la ville, le petit commerçant ou 
une association d’ouvriers avec le grand capitaliste. 
L’on connaît l’asile de Sainte-Marie aux Mines, où 
huit métiers sont exploitées par treize jeunes filles, 
sous la conduite'd’un contre-maître. Cette organisa¬ 
tion simple a produit, à tous les points de vue, les 
meilleurs effets. Le terrain à la campagne est moins 
cher, les vivres aussi, la proximité des matériaux 
rend souvent l’installation moins coûteuse. Un petit 
atelier a des indulgences et des accommodements 
qu’une grande usine ne saurait accepter. De même 
que l’on voit souvent dans le pays où se fabrique la 
dentelle, plusieurs familles se réunir le soir pour tra¬ 
vailler en commun et épargner les frais d’éclairage, 
ainsi l’on pourrait, dans les pays de tissage, voir les 
jeunes filles du. village et des environs rassemblées 


446 LE TRAVAIL DES FEMMES 

dans un atelier modeste, surveiller une vingtaine de 
métiers mis en mouvement par une petite machine à 
vapeur. Ces établissements se rapprocheraient de 
tous ceux qui ont été créés dans le Midi pour la fa¬ 
brication de la soie et qui abritent, selon des chiffres 
authentiques, environ40,000 ouvrières. 

Un inspecteur des manufactures d’Angleterre, 
M.Robert Baker, dans son rapport de 1867, dit avoir 
vu à Conventry, en dehors des grandes manufactures 
de rubans, environ 400 maisons dans chacune des¬ 
quelles un homme et sa femme, aidés quelquefois de 
deux ou trois autres ouvriers, pratiquaient le tissage 
à la vapeur, soit qu’ils produisissent eux-mêmes la 
force motrice au moyen d’une faible machine, soit 
qu’ils T'empruntassent à des usines contiguës. On a eu 
des exemples, en effet, de grands établissements autour 
desquels étaient agglomérés une foule d’habitations 
ouvrières, dont chacune recevait à l’intérieur, par des 
arbres de couche et de transmission, une partie de la 
force mécanique produite dans la manufacture cen¬ 
trale. Il s’est constitué en Hollande des sociétés de lo¬ 
cation de force motrice, qui ont pour but de détailler 
et de mettre à la portée de tous -cette puissance de 
la vapeur [steampower ), qui n’a jusqu’ici été à la 
portée que des établissements importants. 

Mais la vapeur n’est pas la seule force mécanique 
dont l’homme puisse faire usage -, elle peut avoir des 
suppléants et des rivaux dans l’électricité et dans le 
moteur Lenoir. Malheureusement la force produite de 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 447 

ces deux dernières manières est encore coûteuse, et il 
faudra des perfectionnements nouveaux dans les pro¬ 
cédés pour qu’elle puisse devenir d’un usage général. 
Cependant, depuis dix ans, des progrès considérables 
ont été accomplis pour tirer parti à bon marché des 
moteurs électro-magnétiques. Dès 1858, un Italien, 
du nom de Ponelli, était parvenu à appliquer l’élec¬ 
tricité au métier à la Jacquard : cette invention, qui 
n’est encore qu’à sa première période, a cependant 
réussi dans une certaine mesure ; et l’on voit à Paris, 
à Lyon, principalement à Gênes, des métiers qui tis¬ 
sent à l’électricité. Nous avons déjà parlé, dans un des 
chapitres qui précèdent, de l’appareil Casai, pour 
mettre en mouvement les machines à coudre ; il pour¬ 
rait servir aussi avec quelques modifications pour le 
tissage. Quant au moteur Lenoir, il a pour principe la 
grande tension de la vapeur d’eau au moment où 
elle se forme par la combinaison du gaz combustible 
et de l’oxygène. Ce moteur est d’un usage des plus 
commodes. Il n’est point encombrant, il donne instan¬ 
tanément le mouvement et, ce qui est infiniment pré¬ 
cieux, il cesse de consommer dès qu’il cesse de pro¬ 
duire ; c’est surtout dans les travaux intermittents 
qu’il rend aujourd’hui des services ; mais, si l’on peut 
un jour l’établir dans des conditions économiques, 
il sera, plus que tout autre, utile à la famille ou¬ 
vrière. 

Sans doute ces institutions ou ces organisations 
que nous venons de décrire sont actuellement à l’état 


448 LE TRAVAIL DES FEMMES 

d’exception : dans le présent elles n’ont qu’un intérêt 
de curiosité. Mais n’est-il pas possible qu’elles se dé¬ 
veloppent et se perfectionnent ? La force motrice 
mise à la portée de tous, est-ce un rêve que l’on 
puisse dès l’abord déclarer irréalisable, alors que 
nous nous en approchons sans cesse? Quant à nous, 
nous attendons tout du progrès de la science et rien 
des prescriptions arbitraires du législateur. Nous re¬ 
gardons l’avenir avec confiance,parce que nous croyons 
que les découvertes merveilleuses accomplies depuis 
un siècle auront des compléments nécessaires. Nous 
pensons que la famille ouvrière n’est pas incompa¬ 
tible avec les progrès de la mécanique, et nous pres¬ 
sentons le jour où un développement ultérieur de nos 
connaissances mettra dans chaque chaumière et dans 
chaque mansarde cette force motrice qui n’appartient 
aujourd’hui qu’aux usines importantes. 

Pour la reconstitution delà famille ouvrière, il y a 
des moyens plus immédiats. Il faut d’abord augmen¬ 
ter les ressources, il faut aussi accroître l’attrait du 
foyer. Les ressources, ce n’est pas seulement le sa¬ 
laire et l’épargne réalisés, ce sont aussi les qualités, 
les connaissances, les vertus, qui facilitent la tenue 
du ménage, qui assurent l’emploi utile des sommes 
les moins importantes, qui permettent avec peu d’ar¬ 
gent de faire beaucoup pour le bien-être et la dignité 
de la vie. De ce côté, il y a toute une éducation à 
faire. Pour que chaque ouvrière puisse devenir une 
ménagère efficace, pour qu’elle sache avec économie 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 449 

organiser son intérieur, préparer la nourriture com¬ 
mune, acheter et raccommoder les vêtements, soi¬ 
gner les enfants nouveau-nés, pour toutes ces choses 
si capitales dans l’existence, il faut une instruction 
qui n’existe pas, une initiation, une préparation, dont 
on rencontre à peine quelques traces dans certaines 
localités privilégiées. On nous dit que dans le seul 
canton de Zurich il y a 320 écoles de travail tenues par 
d’habiles contre-maîtresses et que, grâce à ces cours si 
utiles, on ne voit presque aucune jeune fille du canton 
qui ne sache coudre, tricoter, marquer, broder, laver 
et repasser, apportant ainsi en dot à son mari tous 
ces talents variés si essentiels à la bonne tenue du 
ménage *. Ces écoles de travail de la Suisse commen¬ 
cent à attirer sur elles l’attention. Un journal alle¬ 
mand nous apprend que le gouvernement de Bade 
vient de nommer une commission chargée d’en étu¬ 
dier le fonctionnement. Nous les avons imitées dans 
une bien faible mesure en instituant des leçons de 
couture dans chacune de nos écoles de filles. Ainsi 
l’on revient de cette vieille erreur, qui faisait de l’é¬ 
cole primaire un simple cours de lecture, d’écriture, 
de calcul, d’orthographe et de géographie. Dans une 
société comme la nôtre, l’école doit former les élèves 
auxbonnes habitudes, aux bons procédés, aux bonnes 
méthodes. Un peu moins d’orthographe et de calli¬ 
graphie, un peu plus de ces sciences pratiques autre- 

1. Deseilligny. Influence de la moralité et de l'instruction sur le 


450 LE TRAVAIL DES FEMMES 

ment indispensables à la sécurité et à l’honnêteté de 
l’existence : quelques notions d’économie domestique 
et là, où les circonstances s’y prêteront, de cuisine; 
des connaissances d’hygiène surtout, qui dissiperont 
tant de préjugés, épargneront tant de forces perdues, 
préviendront tant de maladies et laisseront à la fa¬ 
mille ouvrière ces sommes encore assez considéra¬ 
bles, employées chaque année en médicaments et en 
consultations de médecins, ou plus souvent de char¬ 
latans. 

En dehors de cette instruction pédagogique, il y 
a mille autres manières de venir avec efficacité au 
secours de la famille ouvrière. Il y a, avons-nous dit, 
toutes sortes de procédés et de méthodes économiques 
à propager. Que de progrès n’a-t-on pas faits pour 
mettre à la portée de tous, par des ustensiles ingé¬ 
nieux et peu coûteux, cette aisance qui n’appartenait 
autrefois qu’aux classes élevées ? Eh bien, tous ces pro¬ 
grès, œuvre des sciences mécaniques et chimiques ou 
du perfectionnement industriel, sont en grande partie 
perdus, parce que le peuple les ignore et ne sait en 
tirer parti. On peut trouver aussi bien des combinai¬ 
sons simples et efficaces pour assurer à l’ouvrier, avec 
moins de frais, une plus grande quantité de produits. 
Il y a un certain nombre d’années, les fabricants de 
Reims eurent l’excellente idée d’organiser pour les ou¬ 
vriers la vente du vin naturel en petits barils avec faci¬ 
lités de payement ; la consommation en augmenta à 
domicile, au grand avantage de la famille, et diminua 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 451 

au cabaret, au grand avantage de la société. La 
société industrielle de Mulhouse s’est appliquée à 
propager l’emploi de la houille dans les ménages; 
elle a fait étudier par une commission les meilleurs 
appareils pour ce combustible, et elle a fait vendre 
à domicile et à prix réduits sept cents appareils de 
chauffage. D’autres fabricants d’Alsace ont fait dis¬ 
poser l’écoulement de leurs eaux chaudes à l’exté¬ 
rieur , de manière qu’elles puissent être utilisées 
par toute personne qui veut les employer au lavage. 
Ce sont là toutes choses qui facilitent la vie de famille, 
qui satisfont les besoins les plus importants à peu de 
frais, et qui permettent ainsi avec de moindres res¬ 
sources une bonne tenue de ménage. 

Nous voudrions voir les sociétés charitables diriger 
leur activité vers ce but : propagation des bonnes 
méthodes, des bons instruments, éducation de la mé¬ 
nagère. Nous l’avons assez répété, mais on ne saurait 
trop y revenir, le bien est chose difficile à faire, il y 
faut apporter du discernement, de la connaissance des 
choses et des hommes, l’intelligence des besoins et 
des ressources véritables. On a dit, il y a longtemps, 
qu’il y a un art de faire le bien ; nous dirons, nous, 
que la bienfaisance doit devenir une science, qu’elle 
suppose, pour être efficace, un ensemble d’études, 
de connaissances et de réflexions, faute desquelles la 
charité est insignifiante dans ses effets, quand elle 
n’est pas nuisible. 

Toute économie dans la dépense équivaut à une 


52 LE TRAVAIL DES FEMMES 

augmentation de salaire ; il faut donc employer tous 
ses efforts pour apprendre à l’ouvrière à savoir tout 
faire avec économie. M. Revbaud nous dit, dans ses 
études sur les ouvriers en fer, qu’au Creusot les mé¬ 
nages sont en parfait état, tout y respire la propreté 
t l’aisance; et cependant les femmes ne sont pas ad¬ 
mises dans les travaux de l’exploitation, elles n’ont 
guère pour vivre que le salaire de leur mari ; mais le 
chef de cet immense établissement n’a rien négligé 
depuis de longues années pour former la population 
ouvrière à toutes ces connaissances indispensables, à 
cet art pratique de la vie qui, s’il n’est pas à lui seul 
une richesse, ale don de doubler toutes les ressources 
réalisées. 

On doit aussi augmenter l’attrait du foyer domes¬ 
tique; il ne suffît pas d’y replacer la femme et la mère, 
il faut qu’il soit tel que le mari et le père puissent s’y 
plaire à leur tour et qu’ils aient moins de tentation 
de le quitter pour le cabaret. De ce côté l’on a fait de 
louables efforts, qui ne demandent qu’à être généra¬ 
lisés. Que n’a-t-on pas écrit sur les maisons ouvriè¬ 
res, et quelle institution de notre temps mérite mieux 
d’être décrite sous toutes ses formes et ses différents 
types? La pensée en est plus vieille qu’on ne le croit 
en général. M. Villermé déclarait en avoir vu à Mul¬ 
house, il y a déjà plus de trente ans. M. de Gérando, 
dans un mémoire qui date de 1851écrivait les li- 

1. Mémoire sur les progrès de l’industrie, considérés dans leurs 
rapports avec la moralité de la classe ouvrière. 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 453 

gnes qui suivent : « Nous applaudissons aux chefs 
des. établissements industriels, qui ont eu l’heureuse 
idée de disposer d’avance pour leurs ouvriers des ha¬ 
bitations saines, propres, où ils peuveut vivre en mé¬ 
nage; nous applaudissons plus particulièrement à 
ceux qui, en élevant ces constructions, les ont dispo¬ 
sées de manière à ce que chaque ménage occupe une 
maisonnette et un petit jardin, et qui ont pris des dis¬ 
positions telles, que chaque ouvrier puisse, en peu 
d’années, par une retenue sur ses salaires, devenir, 
s’il le désire, propriétaire de l’habitation où il est 
logé : combinaison qui réunit tous les avantages. » 
M. de Gérando cite MM. Davilliers dans leur fila¬ 
ture de Gisors, M. Grivel, à Auchy-lès-Hesdin (Pas- 
de-Calais). Les petites habitations, que ce dernier 
industriel avait fait construire à cette époque, étaient 
placées dans le site le plus favorable et formaient un 
petit village : à mesure que l’une d’elles était cédée à 
un ouvrier, on en construisait une nouvelle dans les 
mêmes conditions et avec la même destination. 
Rapprochement curieux : le mémoire de M. de Gérando 
est dédié à la Société industrielle de Mulhouse ; or c’est 
cette ville qui devait, quelques années plus tard, orga¬ 
niser cette cité ouvrière, qui fait l’admiration de l’Eu¬ 
rope. Cette institution s’est propagée de proche en 
proche, elle a rempli tout l’Est. Il n’y a guère d’indus¬ 
triel important de l’Alsace et de la Lorraine qui n ait 
fait construire et mis en vente un certain nombre de 
maisons d’ouvriers. M. Yéron, dans son intéressant 


454 LE TRAVAIL DES FEMMES 

ouvrage sur les institutions ouvrières de Mulhouse, et 
le document officiel intitulé : «Enquête du groupe X à 
l’exposition de 1867 » nous montrent le développe¬ 
ment et nous indiquent les étapes de ce mouvement 
fécond, qui est appelé à avoir une si grande influence 
sur notre société moderne. 

L’amélioration des logements, le perfectionne¬ 
ment de l’instruction, les progrès des bibliothèques 
populaires, des sociétés de chant, etc., ce sont là 
toutes choses essentielles pour que la famille ouvrière 
se reconstitue : et, en leur absence, la présence de la 
femme au foyer domestique perdrait la plus grande 
partie de son efficacité. 

Nous avons étudié les moyens d’organiser sur une 
plus solide base la famille ouvrière, dont la reconsti¬ 
tution est d’un intérêt primordial pour la société tout 
entière. Nous nous sommes demandé comment l’on 
pourrait restituer la femme à son domicile : nous 
avons indiqué toutes les combinaisons vraiment pra¬ 
tiques, auxquelles notre industrie peut ou pourra un 
jour se plier. Le développement de l’instruction pro¬ 
fessionnelle, l’ouverture aux femmes d’un grand nom¬ 
bre de carrières qui ne leur sont fermées que par les 
préjugés et par leur manque d’éducation, la propa¬ 
gation des instruments qui, tels que les machines à 
coudre, à piquer, à broder, permettent à l’ouvrière 
isolée un travail rémunérateur : la recherche des 
améliorations scientifiques, qui pourraient mettre la 
force motrice, sans trop de frais, à la portée de l’ate- 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 455 

lier domestique : la création de tissages mécaniques 
sur une petite échelle dans les villages et les campa¬ 
gnes : et, d’un autre côté, une éducation meilleure 
de la femme du peuple, qui lui donnât, outre les 
connaissances scolaires, les notions indispensables 
à la tenue du ménage, l’usage rendu plus général 
des ustensiles et des procédés économiques : tels sont 
les buts que l’on se doit proposer, si l’on ne veut pas 
quitter le terrain de la réalité, lequel est âpre, escarpé, 
exige beaucoup de temps, beaucoup d’efforts pour 
tout progrès efficace. 

Nous avons montré qu’il était impossible d’exclure 
les jeunes filles des manufactures: notre industrie a 
besoin des bras des femmes, et les femmes ont un 
impérieux besoin des salaires de la grande indus¬ 
trie. Si l’on veut que la mère reste à son foyer, il faut 
souvent que la jeune fille travaille à l’usine : loi 
cruelle, mais loi inévitable. 

Nous avons décrit, d’ailleurs, quelques-unes des 
réformes importantes accomplies depuis quelques an¬ 
nées dans notre régime industriel : ces internats ma¬ 
nufacturiers pour la fabrication de la soie, où gran¬ 
dissent 40,000 jeunes filles, qui s’amassent une dot : 
ces modifications dans la journée de travail, ces com¬ 
binaisons ingénieuses pour les relais, ces accommo¬ 
dements pour les femmes en couche ou nourrices, 
dont quelques-unes de nos plus importantes usi¬ 
nes ont donné l’exemple. La manufacture s’amé¬ 
liore : au point de vue matériel, elle devient plus 


43G LE TRAVAIL DES FEMMES 

spacieuse, mieux ventilée, plus propre, moins dan¬ 
gereuse par conséquent ; au point de vue moral, la 
surveillance y est meilleure ; le personnel plus séden¬ 
taire y est moins vicieux et moins éhonté qu’à l’ori¬ 
gine : les écoles, au sein de l’usine, sont de plus en plus 
fréquentes : l’on s'occupe aussi des logements. Enfin 
quelques industriels, comme M. Adam à Nottingham, 
prennent des mesures efficaces pour la préservation de 
la moralité des ouvrières : ici l’on sépare les sexes : 
là on n’admet que des jeunes filles: quelques fabri¬ 
cants ont pour les ateliers de femmes des contre¬ 
maîtresses et non pas des contre-maîtres : dans un 
grand établissement de confections militaires, ce sont 
des femmes qui sont préposées à la réception de 
l’ouvrage, elles sont, nous dit-on, et nous n’avons 
pas de peine à le croire, moins partiales que les 
hommes. Tous ces progrès s’accomplissent avec len¬ 
teur, d’une manière graduelle, mais continue. C’est à 
l’opinion publique de les hâter par une propagande 
efficace : c’est aux sociétés charitables, à toutes les 
âmes humaines de contribuer à ce mouvement pour 
leur quote-part. Sans doute il faudra du temps pour 
triompher de beaucoup d’abus qui survivent, mais le 
temps, c’est le collaborateur indispensable de toute 
œuvre pratique et qui veut être durable. 

Il nous eût été plus commode d’entrer à pleines 
voiles dans cet océan illimité de l’utopie, dont la fa¬ 
cilité trompeuse cache cependant un fond couvert 
^ d’écueils. Il ne ne nous eût guère coûté de solliciter 


AU DIX-NEUVIÈME SIECLE. 457 

un article de loi pour fermer aux femmes les manu¬ 
factures. Nous eussions ainsi mérité l’approbation de 
tous les esprits absolus et de quelques hommes hon¬ 
nêtes chez lesquels l’instinct du cœur étouffe la ré¬ 
flexion et l’expérience. Mais un publiciste sérieux ne 
doit jamais réclamer des mesures qu’un homme d’É- 
tat sérieux ne puisse exécuter. Or, l’on ne trouverait 
pas dans toutes les assemblées d’Europe un homme 
revêtu d’un mandat quelconque qui osât demander 
que l’on privât des centaines de mille femmes du tra¬ 
vail qui assure leur vie, et que l’on enlève à notre 
grande industrie la moitié des bras qui fournissent 
tous ces produits à bon marché, si précieux aux classes 
populaires. 

Pour les questions sociales, il n’est pas, quoi qu’on 
en dise, de solution radicale. On ne peut reprendre la 
société par la base pour la reconstruire sur un plan 
prétendu meilleur. Dans les choses de l’industrie, 
l’intervention de la loi doit être spécialement déli¬ 
cate et mesurée : on a prévenu les abus les plus 
criants par la limitation de la journée de travail : 
on doit encore prohiber le travail de nuit pour les 
femmes et veiller rigoureusement à l’exécution de 
toutes les mesures sanitaires reconnues pratiques. 
Toute intervention ultérieure risquerait d’être une 
usurpation et ne produirait, selon toute apparence, 
que l’universel désarroi. 

Mais si l’État, en général, doit craindre de recourir à 
des mesures restrictives, c’est une raison de plus aux 

39 


458 LE TRAVAIL DES FEMMES AU XIX e SIÈCLE. 

particuliers et aux associations de ne ménager 
aucun effort pour relever le sort de la femme et re¬ 
constituer la vie de famille dans les classes ouvrières. 
Il y a là un vaste champ dont l’exploitation demande 
beaucoup d’énergie, de patience et de discernement. 
On a déjà fait des essais qui ont réussi : il ne reste qu’à 
les généraliser. Les expériences ont eu du succès, 
les bonnes méthodes sont connues, il faut les ap¬ 
pliquer sur une large échelle. La grande industrie 
donne aux femmes un salaire élevé, mais on l’accuse 
de démoraliser l’ouvrière : la petite industrie est dans 
de meilleures conditions de moralité, mais ne fournit 
qu’un salaire dérisoire : par divers moyens, que nous 
avons indiqués en détail, on peut introduire dans 
la grande industrie certaines protections tutélaires : 
l’on a réussi également, sur quelques points, à aug¬ 
menter la rémunération de l’ouvrière à domicile en 
rendant ses services plus efficaces : théoriquement, 
le problème est résolu, autant du moins qu’il peut 
l’être : quant à l’application pratique, ce doit être 
l’objet d’une énergique propagande. 



APPENDICES 


NOTE SUR LES ÉCOLES PROFESSIONNELLES 
DE JEUNES FILLES 


La première école professionnelle s’est ouverte à Paris le 
15 octobre 1862 dans un local propre à recevoir 80 élèves. 
Ce nombre fut atteint en un an environ, et il fallut trans¬ 
porter l’école (avril 1863) dans un local, rue Turenne, 23, 
qui pouvait contenir 250 élèves. Deux ans plus tard le nom¬ 
bre était atteint. 

Une seconde école était ouverte le 25 octobre 1864, rue 
de Rochechouart; une troisième le 4 octobre 1868; une 
quatrième le 4 janvier 1869; une cinquième quelques mois 
plus tard. 

Les cinq écoles réunies comptaient environ 800 élèves 
en 4 870. 

Les écoles professionnelles ne reçoivent les élèves qu’à 
partir de douze ans. Le prix de l’externat, qui avait d’abord 
été ûxë à 8 fr. par mois, s’éleva à 10, puis à 12 fr. 

Les élèves doivent être rendues à l’école à 8 heures du 
matin en été, à 8 heures 1/2 en hiver. Elles quittent l’école à 
6 heures en toute saison. Cette longue journée est coupée 
par deux récréations : l’une de 11 heures 1/2 à midi 1/2, 
pour le déjeuner; l’autre de*3 heures 1/2 à 4 heures. 

La matinée, jusqu’au déjeuner,-est consacrée aux études 
générales. Les élèves, divisées en trois classes, reçoivent 
une bonne instruction primaire. On leur fait même un 
cours de littérature et un cours de sciences (histoire natu¬ 
relle, physique, chimie, hygiène), mais très-élémentaire 
et dans lequel on cherche surtout le côté usuel et pratique 
des choses. (Voir le programme.) 

L’après-midi est consacrée au travail des ateliers ou des 
cours industriels. 

Les ateliers ou cours spéciaux sont au nombre de six. 

1° Cours de Commerce , formant des caissières et des comptables. 
(Trois heures de travail chaque jour), 3 leçons de 1 heure 1/2 
par semaine. . 

2° Atelier de confection. Robes et manteaux pour dames. (Tra- 


460 


APPENDICES. 


vail de midi 1/2 à 6 heures ; cet atelier a une annexe pour la 

Z^Aulier de dessin (travail de midi t/2 à a heures). Études 
générales de dessin ; trois leçons de deux heures par semaine. 
40 Atelier de peinture sur porcelaine ou faïence (travail de midi 
f /2 à 6 heures).' Trois leçons de deux heures par semaine. 

5° Atelier de gravure sur bois (de midi 1/2 à G heures). Irois 
leçons de deux heures par semaine. 

6° Cours d’herboristerie (de midi l/2 à 3 heures 1/2). Trois 
leçons de deux heures par semaine.. 

A ce cours est annexé un laboratoire pour la préparation des 
substances que la loi permet aux herboristes de préparer et de 
vendre. 

Nota. Les élèves des ateliers de peinture sur porcelaine et gravure suivent les 
leçons de dessin. 

Le programme des cours d’herboristerie se compose ainsi : 

Botanique. Hygiène et médecine usuelle. 

Chimie élémentaire. Travail du laboratoire. 

La durée des apprentissages est de trois années, excepté 
pour la peinture sur porcelaine et pour la gravure; la 
durée de ces deux apprentissages est de quatre ans. 

Le personnel d’une école en plein exercice ^e compose ainsi: 

Une directrice, 1 

Deux sous-maîtresses, > faisant les cours généraux. 

Deux élèves-maîtresses, \ 

Un professeur de commerce. 

— d’écriture. 

— de langue anglaise. 

— de musique vocale. 

— de dessin. 

— de peinture sur porcelaine. 

— de gravure sur bois. 

— d’hygiène et de médecine usuelle. 

_ de botanique, chimie, manipulations. 

Une maîtresse de couture 1 2 . 

Une maîtresse lingère. 

Chaque cours industriel doit être fait par une personne 
spèciale, sous peine de n’amener aucun résultat pratique. 

1. Le travail des ateliers n’est qu’une mince ressource, de 1,200 à l,S00fr. 
par an en plein exercice et bien dirigés. 

2. Toutes les élèves qui le désirent peuvent être reçues à l’atelier de cou¬ 
ture de 4 heures à 6 heures. 


APPENDICES. 


161 


Les écoles professionnelles sont fondées et maintenues 
par une société dont les membres fondateurs payent une 
somme de 50 fr. et les souscripteurs une somme de 25 fr. 
par an. Cette société, lors de la fondation première, ne 
comptait que cinquante membres et n’avait qu'un capital 
de 10,C00 fr., dont une partie seulement était immédiate¬ 
ment disponible. 

Elle compte aujourd’hui plus de cinq cents membres. 

L’école de la rue de Turenne en 1869, en plein exercice, 
avec tous les cours St le personnel ci-dessus, a dé¬ 
pensé 22,174 fr. 

La dépense des autres écoles est proportionnelle au 
nombre de cours en exercice. 

En sortant des écoles professionnelles, les élèves se pla¬ 
cent facilement et réussissent ordinairement . . 

L’école de la rue de Turenne compte aujourd’hui une. 
vingtaine d’élèves très-bien posées dans le commerce comme 
caissières ou comptables et gagnant de 1,500 à 2,500 fr. 

Le cours de gravure a fourni des élèves gagnant facile¬ 
ment 5 à 6 francs par jour. Il en est de même pour les 
autres cours. 


Extrait du rapport lu par M. Dumas à l'Académie des Sciences dans la 
séance publique du 25 novembre 1872. 

UNE NOUVELLE’ COUSEUSE AUTOMATIQUE. 

Messieurs, l’opinion que j’exprime au nom de la Commis¬ 
sion des Arts insalubres conduit naturellement le rapporteur 
à vous parler de deux personnes, nées aussi dans la mal¬ 
heureuse Alsace, et qui, malgré l’amour de la terre natale 
l’ont quittée pour se fixer en France, en Picardie. La, on 
compte aujourd’hui M Ue Caroline Garcin, qui, avec ses eux 
sœurs, tenait à Colmar une institution de jeunes filles, et 
un habile horloger, admiré de tous ses compatriotes comme 
constructeur de plusieurs horloges compliquées : c est 
M. Adam, l’auteur de l’horloge de Colmar. , . 

Caroline Garcin, émue de tout, ce qu elle entendait 
dire, de tout ce quelle lisait des inconvénients pour la- 
femme de l’usage des couseuses à pédale, s est dit • illaut 
donner à l’ouvrière une machine quil affranchisse des mai 
naissant du jeu de la pédale; il faut trouver un moyen de 



APPENDICES. 


mettre un mécanisme en mouvement indépendamment du 
pied de l'ouvrière. Là femme généreuse, mère de cette 
idée, va chez M. Adam, son concitoyen, l’habile horloger, 
lui communique son idée et le persuade. Voilà, messieurs, 
l’histoire de l’origine de la couseuse automatique. 

Cette machine a reçu le meilleur accueil de l’industrie 
alsacienne; la Société industrielle de Mulhouse en a conçu 
une idée avantageuse ; même succès à Strasbourg. La ma¬ 
chine a été exposéd dans plusieurs villes; en ce moment, 
nous avons la liste d’un nombre asdfez considérable de loca¬ 
lités où elle est employée. 

Et ajoutons que le Conseil municipal d’Amiens, profon¬ 
dément touché de voir ces quatre personnes alsaciennes 
quitter Colmar pour rester sur une terre française, en met¬ 
tant un vaste terrain à la disposition de M lle Caroline Garcin 
et de M. Adam, s’est conduit de manière à mériter un re- 
mercîment de gratitude de ceux qui sont vraiment patriotes! 

> Ma i s J messieurs, si, comme Français et comme amis de 
l'humanité* nous applaudissons vivement aux actes dont 
nous parlons, d’un autre côté, nous avons des règlements à 
observer ; et depuis la fondation de prix pour les Arts in¬ 
salubres, nous avons toujours été unanimes à ne donner des 
prix qu’à des choses, à des procédés qui avaient eu la sanction 
de la pratique. Nous pensons donc que, dans le moment 
actuel, un prix décerné à la couseuse automate ne serait pas 
conforme à nos précédents; mais aussi nous pensons, à 
l’unanimité, qu’un encouragement de deux mille francs , 
donné à la respectable M lle Caroline Garcin et à son habile 
associé M. Adam, aura l’approbation de l’Académie et sera 
un témoignage public de nos vœux pour le succès définitif 
ne la couseuse automate en particulier, et en général pour 
toute machine analogue, d’un prix peu élevé, au mouvement 
du laquelle le pied de la femme serait étranger. Quoi qu’on 
en ait dit de 1 innocuité de l’usage des cooseuses a pédale, la 
Commission pense que la suppression de la pédale est dési¬ 
rable, eu égard, sinon à toutes les ouvrières, du moins à un 
certain nombre d’entre elles; au point de vue de l’hygiène 
la Commission fait des vœux pour que l’usage d’une cou¬ 
seuse économique, à laquelle le mouvement cessera d’être 
mprime par le pied de la femme, se répande de plus en plus. 


TABLE DES MATIÈRES 


PREMIÈRE PARTIE 

Dü SALAIRE ET DE L’INSTRUCTION DES FEMMES 
DANS L’INDUSTRIE. 


Chapitre I. — Esquisse du travail des femmes avant le 
dix-neuvième siècle. — Des progrès de la mécanique dans 
toutes les industries féminines. — Du développement des 

manufactures aux dépens de l’atelier domestique. 1 

Chapitre II. — Des salaires des femmes employées par la 
grande industrie (filatures, tissages, indiennages, ateliers 

d’apprêts). 50 

Chapitre III. — Des salaires des femmes. — Suite. — La 

broderie et les dentelles. 79 

Chapitre IV. — Des salaires des femmes. — Suite. — Petite 

industrie. — Métiers divers. 91 

Chapitre V. —Des causes d’inégalité entre les salaires des 
hommes et les salaires des femmes. — De la durée de ces 
causes et de leur remède. — Considérations diverses sur 

les industries féminines. 130 

Chapitre VI. — De l’instruction des femmes employées dans 
l’industrie. 146 


DEUXIÈME PARTIE 

DE L’INTERVENTION DE LA LOI POUR PROHIBER ET RÉGLEMENTER 
LE TRAVAIL DES FEMMES DANS L’lNDUSTRIE. 

Chapitre 1. — Discussion des principes au nom desquels 
l’État peut intervenir dans les conventions conclues entre 
personnes majeures...... 188 










464 


TABLE DES MATIERES. 


Chapitre II. — De l’état physique et moral des femmes em¬ 


ployées par la grande et par la petite industrie. — Des 
mesures législatives proposées pour améliorer et protéger 

la santé et la moralité de l'ouvrière. 213 

Chapitre III. — Des lois et des coutumes régissant le travail 
des femmes à l’étranger et en France. 245 


TROISIÈME PARTIE 

DES MOYENS DE RELEVER LA CONDITION DES FEMMES 
ET DE RECONSTITUER LA FAMILLE OUVRIÈRE 


Chapitre I. — Du perfectionnement de l’instruction des 
femmes. — Des nouvelles carrières qu’on leur pourrait 
ouvrir. — De l’enseignement professionnel des femmes en 

Angleterre, en Allemagne et en France. 289 

Chapitre 11. — De la concurrence faite aux ouvrières parle 
travail des prisons, des ouvroirs et des femmes du monde. 

— Des moyens d’atténuer et de supprimer même les mau¬ 
vais effets de cette concurrence. 353 

Chapitre III.— Des machines à coudre, broder, piquer et 

tricoter. .. 395 

Chapitre IV. — Des internats industriels pour les jeunes 

filles. 410 

Chapitre V. — D’une meilleure économie industrielle des 
manufactures. — De ce que l’on peut attendre des perfec¬ 
tionnements nouveaux dans la mécanique. — Des moyens 
propres à développer la bonne tenue des ménages d’ouvriers 
et à leur permettre d’acquérir plus de bien-être avec moins 

de ressources pécuniaires. — Conclusion. 426 

Appendices. — Note sur la fondation et le développement des 

écoles professionnelles pour les femmes à Paris. 459 

Extrait du Rapport de M. Dumas à l’Académie des Sciences 
(1872) sur la couseuse automatique de Mlle Garcin et de 
M. Adam... 461 


FIN DE LA TABLE. 


Paris. — Imprimerie Viéville et Capiomonl, G, rue des Poitevins.